Au fond de la mer sont d'incomparables
richesses. Mais si tu cherches la Sécurité,
c'est sur le rivage qu'elle se trouve.
SAADI, Le Jardin des roses.
Robert de Chester, Anglais ayant étudié en Espagne sarrasine, introduisit l'alchimie dans la chrétienté médiévale par un livre qu'il acheva en 1144. C'était une traduction d'un livre arabe, et, comme le remarque le professeur Holmyrd (Alchemy, Londres, 1957, p. 103), l'auteur y affirme catégoriquement qu'à l'époque cette science n'était pas connue du « monde latin ».
Depuis lors, il y eut toujours lutte entre les deux interprétation de l' «Art ». Fallait-il le prendre à la lettre, ou l'alchimie était-elle un système de développement spirituel et mental ? Presque inévitablement, de nombreux chercheurs sont passés à côté de ce fait : elle fut abordée à la fois du point du vue de la chimie et du point de vue initiatique. En conséquence, certains prétendent que l'alchimie était le précurseur de la chimie, occupée exclusivement à produire la pierre philosophale ; d'autres qu'elle est née des tentatives antérieures pour dorer ou plaquer des métaux et les faire passer pour de l'or ou de l'argent ; d'autres qu'elle est un art sublime qui ne se préoccupe que des potentialités de la conscience humaine.
Les faits sont bien moins compliqués qu'il ne paraît à ceux qui n'ont pas relié l'allégorie soufie à ce qui n'est souvent qu'une littérature dérivée. Il faut rappeler en premier lieu que ces gens que l'on met indistinctement dans le même sac, comme étant des alchimistes, et dont on a si souvent traité le travail comme un tout, constituent en réalité plusieurs espèces d'individus avec des lignes de travail différentes ou analogues.
Les recettes d'orfèvres, apparues très tôt, ne prouvent pas que la terminologie alchimique ne fut point utilisé par des mystiques. De deux personnes dont on suppose qu'elles ont également trouvé l'élixir, l'une peut bien se trouver être un charlatan, et l'autre un maître mystique. La littérature médiévale indique abondamment l'évidence d'une lutte constante pour une forme de développement mental, sous le couvert de termes alchimiques.
L'erreur ne fut pas redressée lorsque le chimiste français M. P.E. Berthelot, en 1888 et 1893, examina une grande variété de documents alchimiques. En travailleur consciencieux, il découvrit que les premiers documents accessibles avaient moins de deux mille ans. De plus, il découvrit des livres contenant des recette de métallurgie pour travailler et teinter les métaux – des manuels artisanaux dont le contenu était truffé de spiritualité. On conclut, avant que ne fussent nés la majorité des lecteurs de ce livre, que l'alchimie était une sorte d'aberration, une dégénérescence de la métallurgie et de la chimie de la toute première heure que pratiquaient les Grecs en Égypte.
On ne considéra pas ces matériaux à la lumière de l'idée que l'alchimie était la terminologie adopté par une école enseignante pour la projection de son message sous forme allégorique, et dont l'origine était tout à fait étrangère à la métallurgie.
La littérature alchimique, considérée comme un phénomène unique, est si immense que des vies entières ont été passées à essayer de la comprendre. Elle contient des contrefaçons plus ou moins plausibles en grec, en latin, en arabe et dans des langues occidentales plus récentes. Parfois ces écrit sont incohérents, voilés de symbolisme et traversés d'allégories et d'images bizarres telles que dragons, couleurs changeantes, épées flamboyantes, métaux et planètes.
L'hypothèse qui fait de la recherche de la transmutation une entreprise née d'une fausse compréhension des documents artisanaux ne suffit nullement à expliquer l'utilisation cohérente de cette terminologie par les alchimistes. À la lecture des mots arabes pour lesquels les traducteurs ont choisi des équivalents latins, nous pouvons juger, d'après l'usage que les Latins ont fait de ces termes, s'ils s'essayaient à une véritable transmutation des métaux ou à quelque chose d'autre. En d'autres termes, nous pouvons distinguer le chimiste du spiritualiste. C'est une des moyens de déchiffrer l'histoire de l'alchimie médiévale.
Il nous faut partir du commencement, avec celui que nous connaissons comme le père de l'alchimie, Jabir Ibn el-Hayyan. Les alchimistes arabes et européens ont les uns comme les autres reconnus en Jabir le patron de cet art depuis le VIIIe siècle. Toute l'alchimie que nous connaissons comme te depuis lors contient la doctrine des trois éléments : le sel, le soufre et le mercure. Il faut les combiner correctement pour obtenir l'or philosophale. Nombre d'alchimistes – tous, pourrait-on presque dire – soulignent que le fait que ces substances ne sont pas les mêmes que celles que nous connaissons sous le nom de sel, soufre et mercure. De plus, Geber (nom sous lequel on connaissait Jabir en Occident) aurait introduit, selon le professeur Holmyrd, la doctrine du soufre et du mercure, doctrine qui « semble n'avoir pas été connue des anciens ».
L'alchimie telle qu'on l'a pratiquée depuis le VIIIe siècle porte la marque de Jabir Ibn el-Hayyan. Qui était-il, et qu'entendait-il, par soufre et mercure ? Selon les libres latins, aussi bien qu'arabes, Jabir était surnommé El Soufi, le soufi (1).
Dans ses œuvres il se reconnaît pour maître l'imam Jafar Sadiq (700-765), et il en parle avec le plus grand respect. Et Jafar Sadiq est le plus grand maître soufi dont le nom figure dans presque toutes les « chaînes de transmission » du savoir soufi – savoir auquel des hommes faisant autorité comme Rumi et Ghazali donnent le nom d'alchimie. Ghazali intitule même l'un de ses livres les plus importants : L'Alchimie du bonheur. Ibn El-Arabi dit que les « Grands Noms » sont appelés or et argent.
Qu'est-ce que cette pierre philosophale, comme on l'appelle, et qui transmuterait de vils métaux en métaux précieux ? Il n'est ici pour nous que de retraduire certains mots en arabe, et de voir l'usage technique qu'en font les soufis, pour découvrir de quoi parle Jabir.
Le but de l'humanité, selon les soufis, c'est la régénération d'une partie essentielle du genre humain. La dysharmonie et l'inaccomplissement qui sont en lui résultent de ce qu'il est sépraré de son essence. Sa quête, c'est la purification des scories et l'activation de l'or. Le moyen d'y parvenir se trouve en l'homme – c'est la pierre philosophale. Le mot arabe pour pierre s'associe au mot signifiant « caché, défendu ». Ainsi le symbole de la pierre fut-il adopté conformément à la règle normale d'assonance, en usage chez les soufis.
En Occident, on donne ainsi le nom d'Azoth à la pierre, à la chose cachée, si puissante. Les orientalistes font remonter ce mot Azoth à l'un de ces deux mots : el-dhat (ou zat), qui veut dire essence ou réalité intérieure – ou bien à zibaq, le mercure. La pierre, selon les soufis, est le dhat, l'essence, dont la puissance est telle qu'elle peut transformer tout ce qui se trouve en contact avec elle. C'est l'essence de l'homme, qui participe de ce qu'on appelle le divin. C'est « l'éclat du soleil », capable de soulever l'humanité et de l'amener à sa prochaine étape.
Nous pouvons aller beaucoup plus loin encore. Trois éléments concourent à la production du zhat, après qu'ils eurent été soumis au « travail » (traduction du mot amal). Ces éléments sont : le soufre (kibrit, homonyme de Kibirat : « grandeur, noblesse) ; le sel (milh, homonyme de milh : « bonté, savoir ») ; et le mercure (zibaq, qui a la même racine que le mot signifiant « ouvrir une serrure, briser (2) ».)
Àmoins de savoir comment on employait ces mots et de connaître ce à quoi ils correspondaient, nous n'avons pas la clé de l'alchimie. Ibn El-Arabi lui-même révèle le sens de deux d'entre eux, lorsqu'il dit que le soufre représente le divin et le mercure la nature. Leur interaction, en proportion correctes, produisait l'Azoth, l'essence ennoblie. La traduction latine a fait se perdre l'assonance existant dans les œuvres soufies, mais l'interprétation s'en poursuivit (pour le bénéfice des non-Arabe) dans les livres persans, comme L Alchimie du bonheur de Ghazali.
On affirme aussi que la science alchimique a été transmise, par d'anciens maîtres, dont certains sont cités. Parmi eux, selon les écrivains d'Orient et d'Occident, se trouve Hermès, connu des Arabes sous le nom d'Idris. Auteurs et praticiens d'Occident admettent à un tel point une transmission à partir d'Hermès qu'ils appellent souvent l'alchimie l'art hermétique et que ce titre lui est toujours resté depuis qu'ils ont accepté des Arabes cette origine.
Said de Tolède (mort en 1069), l'historien hispano-arabe, donne cette tradition à propos de Thot ou d'Hermès : « Les sages affirment que toutes les sciences antédiluviennes commencent avec le premier Hermès, qui vécut à Said, en Haute-Égypte. Les Juifs l'appelaient Énoch et les musulmans Idris. Il fut le premier à parler du côté matériel du monde supérieur et des mouvements planétaires. Il édifia des temples pour adorer Dieu [...] médecine et poésie étaient ses fonctions [...] [Il] annonça une catastrophe de feu et d'eau avant le Déluge [...]. Après le Déluge, les sciences, y compris l'alchimie et la magie, furent pratiquées à Memphis sous Hermès le Second le plus connue de tous.(3).
Hermès Trismégiste, qui a fort bien pu représenter trois maîtres différents, n'est pas seulement le père présumé de l'alchimie. On trouve son nom parmi les anciens maîtres de ce qu'on appelle maintenant la voie des soufis. Autrement dit, soufis et alchimistes revendiquent les uns et les autres Hermès comme étant un de leurs initiés. Ainsi, Jafar Sadiq le soudi, Jabir le soufi, et Hermès, réputé soufi, passent-ils tous, aux yeux des alchimistes d'Orient et d'Occident pour être des maîtres de leur art.
Les méthodes de concentration, distillation, maturation et mélange, pourvues de noms chimiques, ne représentent rien d'autre qu'une organisation du métal et du corps en vue de produire un résultat humain et non chimique. Qu'il y ait eu des imitateurs pratiquant la chimie physique, cela ne fait aucun doute. Mais il est également vrai de dire qu'il y eut, jusqu'à une époque assez récente (et il en reste encore en certains lieux), des gens qui croyaient que les choses spirituelles avaient un équivalent physique.
Qui était Jafar Sadiq, le maître de de Jabir, et son instructeur ? Rien d'autre que le sixième imam, ou guide, descendant de Mohammed par Fatima ; beaucoup pensent qu'il était de la lignée directe de ceux qui ont transmis l'enseignement intérieur de l'islam à eux confié par Mohammed lui-même, et qu'on appelle soufisme.
Jabir Ibn el-Hayyan, fut longtemps un proche compagnon des Barmécides, les vizirs d'Haroun El-Rashid. Ces barmakis étaient des descendants des prêtres des sanctuaires bouddhistes afghans, et disposaient, croyait-on, des anciens enseignements qui leur avaient été transmis de cette région. Haroun El-Rashid lui-même était un fidèle associé des soufis, et l'on rapporte des exemple de pèlerinages qu'il fit pour rencontrer et honorer des maîtres soufis.
Il n'est pas nécessaire pour la présente thèse de supposer que la science alchimique soit venue d’Égypte, en droite ligne des écrits de Thot, ou de quelque chose d'analogue. Selon la tradition soufie, cette science fut transmise par Dhu'l-Nun l’Égyptien, le roi ou seigneur des poissons, l'un des plus fameux d'entre les maîtres soufis classiques.
Qui était Hermès, ou quelle conception se faisait-on de lui en général ?
Il était le dieu qui accompagnait les âmes des morts dans le monde souterrain et qui transmettait les messages des dieux. Il était le lien entre l'extra-humain et le terrestre. Comme Mercure, son homologue, il se déplaçait à une vitesse considérable, ignorant le temps et l'espace, justement comme le fait l'expérience intérieure. Il est un athlète, un homme développé ; aussi considère-t-on qu'il ressemble sous son aspect extérieur à « l'homme accompli » des soufis. Ses plus anciennes statues le montrent sous les traits d'un homme mûr, d'un homme d'âge et de sagesse, résultats corrects, pense-t-on, d'un juste développement. Il inventa la lyre, et, par la musique, provoquait un changement dans l'état de ses auditeurs comme le font les soufis et d'autres. Avec sa flûte il plongea un géant dans le sommeil : cette action fut prise comme un indice du caractère hypnotique d'Hermès dans personnification typiquement soufie. Le rapport entre cette activité hypnotique et mysticisme et médecine est évident.
La science ancienne, sa préservation et sa transmission sont solidement ancrées à cette image d'Hermès. Il a son double féminin, Sesheta, dont le nom est associé à l'édification des temples et qui avait la garde des livres où était conservée l'ancienne sagesse. Il est représenté sous la forme d'un oiseau de même que la vérité soufie et l'homme pourvu d'aspirations selon le soufisme. C'est quelquefois un homme à la tête d'ibis ; la tête indiquerait alors les aspirations, ou les réalisations du mental, localisé dans la tête.
Le monde fut créé par une parole de Thot: huit aspects (symbolisés quatre dieux et quatre déesses) furent créés à partir d'un son qu'il émit. Le caractère octuple de l'enseignement soufi est symbolisé par la diagramme octogonal du mot hou, qui est le son soufi.
Quelles que soient les autres divinités ou légendes qui ont pu se confondre dans les personnalités d'Hermès, Mercure et Thot, le principal élément médiateur entre l'humain et le divin subsiste dans la sagesse, la musique, les lettres et la médecine.
Sous leur triple aspect, égyptien, grec et romain, les éléments équivalents ont été mis en correspondance. Il reste associé à une forme de sagesse transmise à l'homme de source divine. Elle est sans doute bien plus compréhensive que le modèle alchimique qui lui fut donné par la suite.
Des siècles durant les hommes furent déconcertés par l'enseignement fameux d'Hermès Trismégiste, inscrit sur une Table d'émeraude, que les Arabes ont transmis comme étant le grand principe intérieur du Grand Œuvre. Elle représentait pour les alchimistes la suprême autorité. La voici,telle qu'on peut la transcrire :
Voici la vérité, la certitude la plus vraie, sans mensonge aucun. Ce qui est en haut est comme ce qui en bas. Ce qui en bas est comme ce qui est en haut. Il faut atteindre au miracle de l'unité. Toute chose prend forme de la contemplation de l'unité par la voie de l'adaptation, et toutes les choses viennent de l'unité. Le Soleil et la Lune sont ses parents. Elle naquit du vent et fut nourrie par la Terre. D'elle vient toute merveille, et sa puissance est totale. Jetez-la sur la terre et la terre se séparera du feu. L'impalpable s'est séparé du palpable. Grâce à la sagesse, elle s'élève doucement de la terre vers le ciel. Puis elle descend sur la terre, en réunissant le pouvoir de ce qui est supérieur et de ce qui est inférieur. Ainsi le monde entier sera illuminé, et l'obscurité disparaîtra. C'est là le pouvoir de toute force – elle surmonte ce qui est fragile et traverse les solides. Ainsi le monde fut créé. Et l'avenir sera plein de merveille, et ceci est la voie.
Je suis Hermès, Trois Fois Sage, ainsi nommé parce que je détiens les trois éléments de toute sagesse. Et ainsi s'achève la révélation de l’œuvre du Soleil.
Ceci est identique au dicton soufi (Introduction à la Perception de Jafar Sadiq) : « L'homme est le microcosme, la création le macrocosme – l'unité. Tout vient de Un. Avec l'aide du pouvoir de contemplation tout peut être atteint. Il faut d'abord que cette essence soit séparé du corps, puis combiné avec le corps. Tel est le Travail. Partez de vous-même, terminez avec tout. Avant l'homme, au-delà de l'homme la transformation. »
Si l'on peut établir qu'il existait une activité telle que celle de la science métallurgique, qui ressemblait à l'alchimie, et si l'on peut établir aussi qu'il existait une alchimie spirituelle exempte d'expérimentation chimique, il reste encore un point qui a échappé aux commentateur. Jabir (ou ceux qui l'on suivi, dont quelques-uns au moins étaient soufis) a effectivement poursuivi des recherches chimiques. Ils ont fait des découvertes qui sont, on le reconnaît, à la base de la chimie moderne. Pour un esprit contemporain, cela signifie qu'ils cherchaient la pierre philosophale, qu'ils essayaient réellement à la transmutation des métaux. Auraient-ils pu passer des années d'expérimentations et supporter avec patience les échecs qu'on subis tous les alchimistes, s'ils n'avaient pas eu la conviction d'une possibilité théorique de réussite ? Des expériences aussi sérieuses, les auraient-ils accomplies, au sein de sociétés qui ne voyaient pas d'un bon œil les activités religieuses individuelles, simplement comme camouflage, pour créer une façade si achevé qu'il leur fallait effectivement faire des essais de transmutation ?
Dans la pensée courante, deux défauts s'opposent à la compréhension des faits réels. Le premier, c'est que l'ont a tendance à juger les gens du passé d'après soi-même. Le second, c'est la difficulté habituelle qui se dresse devant le théoricien superficiel : il n'a point franchi les portes d'une école soufie. Les soufis ont une tradition qui a été maintenue depuis des siècles : on peut pas résumer au moyen du mot « entreprise ». Une entreprise soufie n'a peut-être pas l'air scientifique, selon les critères contemporains, mais n'en est pas moins largement mise en application. On donne au chercheur une entreprise qu'il doit mener à bien. Ce peut être un problème alchimique, ou ce peut être l'effort de parvenir à la seule conclusion que cette entreprise est irréalisable. Il doit, dans l'intérêt de son développement propre, mener à bien cette entreprise avec une foi totale. En prévoyant ce à quoi il s'efforcera et en menant son effort à bonne fin, il parvient au développement spirituel. Alchimique ou autre, l'entreprise peut bien être irréalisable, mais elle constitue le cadre de travail où s'emploient sa persévérance et son application, où est poursuivi son développement mental et moral. En cela, le cadre lui-même est d'importance secondaire. Dans la mesure où il est permanent pour lui et peut-être pour la durée de sa vie, il n'est nullement d'importance secondaire, car il devient son point d'attache permanent et son cadre de référence. Il y a quelque chose d'un peu semblable à cet esprit dans la façon dont on entreprend, au sein des autres sociétés, toutes les compétitions de sport ou de montagne, où même de culture physique. Montagne ou développement musculaire représentent les points fixes, mais ne constituent pas l'élément réellement transformé par l'effort. Ce sont les moyens, non la fin. Le concept dans son ensemble peut bien paraître étrange, mais en fin de compte il repose sur sa propre logique. Ce n'est pas le cadre du travail qui se modifie par l'effort, mais l'être humain lui-même. Et ce qui compte, c'est le développement de l'être humain et rien d'autre.
Une fois que l'on a saisi le concept soufi de l'évolution délibérée de l'humanité, les autres éléments trouvent leur place. Peut-être enseigne-t-on le latin dans certaines écoles dans un semblable esprit, pour développer une partie du mental. Un observateur extérieur ou littéral pourrait dire que l'étude du latin est une occupation des moins utiles. Tout dépend de la façon dont il entend le mot « utile ». Récemment j'ai entendu quelqu'un parler d'un fumeur de cigarettes comme d' « un appareil à consumer le tabac ». C'est vrai, mais seulement d'un certain point de vue, exactement comme on peut considérer une automobile comme un moyen de brûler de l'essence. Ses autres fonctions ont été négligées par cette affirmation, qui, pourtant, peut-on dire, reste vraie dans les limites d'un contexte étroit.
Il y a sur l'alchimie une allégorie soufie, intéressante par ses rapport avec la pensée occidentale. Un père avait plusieurs fils paresseux. Sur son lit de mort, il leur dit qu'ils trouveraient son trésor caché dans un champ. Ils retournent le champ sans rien trouver. En désespoir de cause, ils semèrent du blé ; la récolte fut magnifique. Ainsi firent-ils plusieurs années de suite. Ils ne trouvèrent pas d'or, mais, indirectement, se trouvèrent à la fois enrichis et habitués à un travail constructif. En fin de compte, ils devinrent d'honnêtes fermiers et oublièrent le trésor enfoui.
La quête de l'or par les méthodes alchimiques procure ainsi des richesses autres que celle qu'on s'attendait à trouver. Sûrement cette histoire était-elle connue en Occident, car elle est effectivement citée à la fois par Bacon et par Boerhaave, le chimiste du XVIIe siècle, qui souligne l'importance du travail plutôt que l'objectif présumé. Bacon dit, dans son De Argumentis Scientiarum : « L'alchimie est semblable à cet homme qui dit à ses fils qu'il avait à leur intention enterré de l'or dans un vigne. Ils creusèrent et ne trouvèrent point de l'or mais grâce à cela la terre fut retournée autour des pieds de la vigne, ce qui permit une abondante récolte. »
Le Speculum Alchemiae, du XVIIIe siècle, attribué à Bacon, donne un aperçu de la théorie évolutionniste de l'alchimie : « Je dois vous dire que la Nature toujours se tourne et s'efforce vers la perfection de l'Or, mais bien des accidents interviennent qui changent les métaux. »
Nombre de commentateurs soufis des poèmes évolutionnistes de Rumi (« Tout d'abord l'Homme apparut dans le domaine minéral ») disent : « Le métal humain doit d'abord être raffiné et développé. »
La pierre philosophale, dans sa fonction de médecine universelle et de source de longue vie, nous montre un autre aspect de l'alchimie spirituelle qui se raccorde exactement aux procédés soufis. L'intérêt, ici, tient au fait que dans la tradition soufie la pierre, ou l'élixir, est un état d'esprit, que le médecin concentre en lui-même et qu'au moyen de son esprit il transmet au patient. Certains des récits occidentaux où il est question de malades ranimés, lorsqu'on les lit dans cette perspectives, nous permettent de voir ce qu'était cette pierre. De ce que l'esprit a été concentré et transformé d'une certaine manière (combinaison du sel, du mercure et du soufre) résulte la pierre – une certaine puissance. Cette pierre est alors projetée sur le patient, qui guérit.
La pierre (force) secrète (car dissimulée au sein de l'esprit) est la source et l'essence de la vie même.
Récemment, les recherches historiques ont mis à jour le fait que l'alchimie, mettant en jeu des idées et un symbolisme semblables, se pratiquaient en Chine dès le Ve siècle avant J.-C. Des savants chinois, japonais et occidentaux assurent que le développement de l'alchimie en Chine fut à l'origine spirituel et qu'elle n'apparut que plus tard sous son aspect métallurgique. Il se peut que ceux qui travaillaient sur les métaux aient emprunté leur sujet aux théologiens taoïstes, et non pas l'inverse, comme on pourrait le croire à première vue. La plupart, sinon la totalité des idées de l'alchimie regardée comme processus spirituel, se trouvent dans l'enseignement de Lao Tseu, le sage chinois fondateur du taoïsme, qui naquit probablement vers 570 avant J.-C.
La théorie de l'élixir, d'une préparation ou d'une méthode conférant l'immortalité, nous la trouvons aussi bien chez les philosophes chinois qui ont un lien avec l'alchimie que dans l'ouvrage hindou Atharva Veda qui remonte à plus de 2000 avant J.-C. Comme le signale le professeur Read, les philosophes chinois déclarent nettement qu'il existe trois alchimies : la première destinée à conférer la longévité au d'or liquide ; la deuxième qui produit un ingrédient sulfureux rouge pour la fabrication de l'or ; la troisième ayant pour but de transmuter en or les autres métaux (4).
Dans son Étude de l'alchimie chinoise, achevée à l'université de Californie, le Dr O.S. Johnson expose en détail un remarquable matériel qu'il a tiré de sources chinoises et qui a trait à l'ancienneté de cet art et à son identification à la recherche de l'immortalité par les effort de l'homme pour son développement.
Lu Tsu, l'alchimiste chinois (cité par William A.P. Martin, The Lore of Cathay, 1901, p. 59), expose ce qui dans la pensée de quelques écrivains était un « procédé chimique » de transmutation délibérément déroutant. On peut y voir aussitôt, en le lisant à la lumière de ce qui a déjà été dit, une allusion au développement potentiel de l'essence de l'homme. On ne sera dérouté que si l'on essaie d'y trouver des instruction de laboratoire : « Je dois cultiver mon propre champ avec diligence. En son sein se trouve un germe spirituel capable de vivre mille ans. Sa fleur est semblable à l'or jaune. Le bouton n'est pas grand mais ses graines sont rondes et semblables à un joyau sans tache. Sa croissance dépend du sol du palais central, mais son irrigation doit provenir d'une fontaine supérieure. Après neuf ans de culture, racine et branche peuvent être transplantées dans le ciel des génies supérieurs. »
Traduit en termes soufis, cela donnerait : « L'homme doit se développer par un effort personnel vers une croissance de nature évolutionniste et ainsi il stabilise sa conscience. Il a initialement une toute petite, brillante, précieuse essence. Son développement dépend de l'homme mais doit être mis en route par un maître. Lorsque l'esprit est cultivé de façon correcte et convenable, la conscience est transporté sur un plan sublime. »
Pour ceux qui s'intéressent à des matières telles que la chronologie, ce qui précède semble indiquer que, comme le disent les soufis, leur science n'a pas d'âge et remonte à l'Antiquité la plus reculée. Il y a dans les hymnes des Aryens que l'on situe aux environs de 2000 ans avant J.-C., des indices d'une formulation de doctrines que l'on a été amené à considérer comme étant soufies, dans le sens où elles mettent en œuvre certaines pratiques de sublimation et de développement. On y mentionne aussi la production de certains métaux.
Les alchimiste d'Occident avaient conscience de poursuivre un objectif intérieur – ceci résulte clairement de leurs admonestations et des innombrables illustrations énigmatiques contenues dans leurs œuvres. Il n'y a aucune espèce de difficulté à lire l'allégorie soufie, si l'on a en tête son symbolisme. Au XVIIe siècle, un millier d'années après l'époque de Geber, leur inspirateur originel (né vers 721), les alchimistes européens tenaient des listes des maîtres successifs qui rappelaient les « origines spirituelles » des soufis. L'un des éléments les plus intéressants à ce propos est que ces chaînes de succession mentionnent des personnages que la tradition soufie et sarrasine relie, mais qui n'ont pas d'autre point commun. Dans les récits, nous trouvons les noms de Mohammed, Geber, Hermès, Dante et Roger Bacon.
Les recherches récentes ont montré que les matériaux soufis furent aux sources de l’œuvre illuministe de Dante, la Divine Comédie par exemple. Et, en fait, ses attaches soufies ont dû être de tout temps connues des alchimistes. Raymond Lulle, le mystique majorquain, est cité et recité comme étant un adepte de l'alchimie. Ses œuvres nous apprennent pourtant qu'il avait effectivement emprunté ses exercices aux soufis dont il cite les noms comme tels.
Dans la ligne de succession, les illuministes soufis arabes et juifs invoquent Hermès (symbole de la plus antique sagesse d'origine céleste), Mohammed (et quelques-un de sa famille et de ses compagnons), Jabir ou l'un de ses associés, et à leur suite les ordres modernes. La science des alchimistes latins d'Occident s'inspire des œuvres d'Hermès, Geber, puis des illuministes : Bacon, Lulle aussi, et divers autres praticiens d'Occident.
On trouve à l'envi dans la doctrine alchimique le concept soufi à partir de la diversité, obtenir l'unité, intégrer l'esprit puis la conscience intérieure, grâce à la présence d'un maître qui fournira la clé (5), grâce à l'application correcte des homonyme du sel, du soufre et du mercure latin afin d'atteindre la « lumière » selon les illuministes.
Seule la dissimulation sous une phraséologie chimique lui évita d'être attaqué en tant qu'entreprise privée pour le progrès humain, étrangère à l’Église. Voici un exemple typique, l'en-tête, dans le Viridarium Chymicum – vaste recueil publié en 1624 :
La totalité de l’œuvre de Philosophie. Ces choses auparavant contenues dans de multiples formulations sont désormais visibles en une seule. Le point de départ, c'est le Maître [littéralement « l'ancien »] et il apporte la Clé. Le Soufre, avec le Sel et le Mercure, donnera la richesse.
Dans la dernière phrase, l'auteur, dans toute la mesure où il ose, donnent en réalité un avertissement contre l'alchimie physique, souligne le fait que cet énoncé énigmatique était symbolique et devait être appliqué à l'enseignement secret de la perfection de soi-même et de l'alchimie humaine.
Si vous ne voyez rien ici, vous ne serez pas capable de chercher plus avant. Vous serez aveugle, bien qu'étant au milieu de la lumière.
Que l'alchimie, pour l'Occident comme pour l'Orient, ne fût pas une tradition stérile, répétitive, ne reposant que sur la science antique, cela est plus qu'intéressant. Elle était constamment renouvelée à partir des enseignements d'hommes qui avaient été en contact avec l'étude soufie. Ceci est rendu évident par la succession constante de noms qui apparaissent et dont un grand nombre, comme nous le savons, ont été en contact avec des soufis, des écoles soufies, ou font usage de la terminologie soufie. Bacon, par exemple, ne lut pas simplement les œuvres attribuées à Geber. Il alla en Espagne et trouva la source, nous le savons par les citations qu'il a faites des enseignements soufis formulés par les illuministes soufis du XIIe siècle. Lulle n'a pas seulement étudié le soufisme dans sa pratique et employé certains exercices, mais, cette connaissance il l'a transmise, si bien que son nom en est venu à être constamment invoqué par les alchimistes ultérieurs. Paracelse, et d'autres, ont suivi la même ligne.
Paracelse, qui avait voyagé en Orient, et reçut son entraînement soufi en Turquie, introduisit plusieurs termes soufis dans la pensée occidentale. Son « Azoth » est identique à l'el-dhat (qui se prononce az-zauth en persan, et donc aussi dans la plupart des poèmes soufis). Paragranum est tout simplement une désignation latine pour la science de la nature intérieure des choses.
Du fait de la Réforme, Paracelse se devait d'être prudent dans sa façon de s'exprimer, car il mettait en avant un système psychologique qui ne coïncidait ni avec les voies catholiques ni avec les voies protestantes. Àtel endroit, il déclare : « Lisez avec votre cœur, jusqu'à ce que, à une date future, vienne la vraie religion. » Il se servait aussi, pour désigner la connaissance intérieure, de la comparaison soufie du « vin ». Ce qui le fit accuser d'ivrognerie. Ce passage, sous sa plume, ne peut être accepté que d'un point de vue soufi :
Écartons-nous de toutes les cérémonies, conjurations, consécrations, etc., et de toutes les illusions semblables et ne plaçons notre cour, notre volonté et notre confiance que sur le vrai rocher [...]. Si nous abandonnons notre égoïsme, la porte nous sera ouverte et le mystère nous sera révélé (Philosophia Occulta)
Il cite même l'adage soufi :
On n'atteint pas au salut un jeûnant, ni en portant certains habits, ni en se flagellant. C'est là superstition et hypocrisie. Dieu fit toutes les choses pures et saintes, l'homme n'a pas à les consacrer (ibid.).
En dépit de quoi de nombreux occultistes tentent encore de suivre les idées alchimiques et cabalistiques attribuées à Paracelse.
Henri Cornélius Agrippa (né en 1486) fut un autre exemple de ce que les soufis appellent des « précurseurs » ou des « éclaireurs » (rahbin). Il fut, suppose-t-on, alchimiste et magicien, et, même aujourd'hui, il se trouve des gens pour essayer d'atteindre la vérité par le système de magie qu'on lui attribue. Il écrivit sur la méthode de Raymond Lulle, donna des conférences sur Hermès, et, sans aucun doute, avait connaissance de l'interprétation soufie de l'alchimie.
Ceux qui l'ont suivi, aussi bien que ceux qui le considèrent comme un imposteur, feraient bien de réexaminer ses propos à la lumière du soufisme. De l'alchimie il déclara : « Voici cette philosophie vraie et occulte des merveilles de la nature. La clé en est la compréhension – car plus haut nous poussons notre connaissance et plus sublimes sont les réalisations de notre vertu ; et nous accomplissons les choses plus grandes avec plus d'aisance. » La pierre des alchimistes qui s'attachaient à l'«art» de façon littérale était « vaine et fictive », aussi longtemps qu'ils pratiquaient cet art à la lettre, car « c'est un esprit intérieur au-dedans de nous qui peut fort bien accomplir tout ce dont sont capable les mathématiciens monstrueux, les magiciens prodigieux, les alchimistes merveilleux et les nécromanciens ensorceleurs ».
Il n'est pas surprenant que des hommes comme Agrippa aient été considérés comme des dupes, des magiciens ou des fous : en effet il va dans cette déclaration aussi loin qu'il possible à un soufi, surtout lorsqu'il est entouré de gens qui veulent croire au surnaturel sous une forme grossière ; en fait, la religion orthodoxe avait aussi intérêt à soutenir l'existence d'un surnaturel hors de toute vraisemblance.
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Au Moyen Âge on donnait à l'alchimie le nom d'art sophique.
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Paracelse (1493-1541) note que « le mercure est l'esprit, le soufre est l'âme, le seul est le corps ».
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Cf. Asin Palacios, Ibn Masarra, op. cit., p. 13
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Dr John Read, Prelude to Chemistry, Londres, 1936
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« Norton (Xve siècle) pose le principe que les secrets de la holi Alkimy peuvent seulement être communiqués verbalement au néophyte choisi, par un maître divinement désigné – et sur un million, trois à peine recevaient auparavant l'ordination de l'alchimie » (J. Read, op. cit., p. 178)
Idries Shah, Les Soufis et l'ésotérisme