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28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 16:21

Au fond de la mer sont d'incomparables

richesses. Mais si tu cherches la Sécurité,

c'est sur le rivage qu'elle se trouve.

SAADI, Le Jardin des roses.

 

Robert de Chester, Anglais ayant étudié en Espagne sarrasine, introduisit l'alchimie dans la chrétienté médiévale par un livre qu'il acheva en 1144. C'était une traduction d'un livre arabe, et, comme le remarque le professeur Holmyrd (Alchemy, Londres, 1957, p. 103), l'auteur y affirme catégoriquement qu'à l'époque cette science n'était pas connue du « monde latin ».

Depuis lors, il y eut toujours lutte entre les deux interprétation de l' «Art ». Fallait-il le prendre à la lettre, ou l'alchimie était-elle un système de développement spirituel et mental ? Presque inévitablement, de nombreux chercheurs sont passés à côté de ce fait : elle fut abordée à la fois du point du vue de la chimie et du point de vue initiatique. En conséquence, certains prétendent que l'alchimie était le précurseur de la chimie, occupée exclusivement à produire la pierre philosophale ; d'autres qu'elle est née des tentatives antérieures pour dorer ou plaquer des métaux et les faire passer pour de l'or ou de l'argent ; d'autres qu'elle est un art sublime qui ne se préoccupe que des potentialités de la conscience humaine.

Les faits sont bien moins compliqués qu'il ne paraît à ceux qui n'ont pas relié l'allégorie soufie à ce qui n'est souvent qu'une littérature dérivée. Il faut rappeler en premier lieu que ces gens que l'on met indistinctement dans le même sac, comme étant des alchimistes, et dont on a si souvent traité le travail comme un tout, constituent en réalité plusieurs espèces d'individus avec des lignes de travail différentes ou analogues.

Les recettes d'orfèvres, apparues très tôt, ne prouvent pas que la terminologie alchimique ne fut point utilisé par des mystiques. De deux personnes dont on suppose qu'elles ont également trouvé l'élixir, l'une peut bien se trouver être un charlatan, et l'autre un maître mystique. La littérature médiévale indique abondamment l'évidence d'une lutte constante pour une forme de développement mental, sous le couvert de termes alchimiques.

L'erreur ne fut pas redressée lorsque le chimiste français M. P.E. Berthelot, en 1888 et 1893, examina une grande variété de documents alchimiques. En travailleur consciencieux, il découvrit que les premiers documents accessibles avaient moins de deux mille ans. De plus, il découvrit des livres contenant des recette de métallurgie pour travailler et teinter les métaux – des manuels artisanaux dont le contenu était truffé de spiritualité. On conclut, avant que ne fussent nés la majorité des lecteurs de ce livre, que l'alchimie était une sorte d'aberration, une dégénérescence de la métallurgie et de la chimie de la toute première heure que pratiquaient les Grecs en Égypte.

On ne considéra pas ces matériaux à la lumière de l'idée que l'alchimie était la terminologie adopté par une école enseignante pour la projection de son message sous forme allégorique, et dont l'origine était tout à fait étrangère à la métallurgie.

La littérature alchimique, considérée comme un phénomène unique, est si immense que des vies entières ont été passées à essayer de la comprendre. Elle contient des contrefaçons plus ou moins plausibles en grec, en latin, en arabe et dans des langues occidentales plus récentes. Parfois ces écrit sont incohérents, voilés de symbolisme et traversés d'allégories et d'images bizarres telles que dragons, couleurs changeantes, épées flamboyantes, métaux et planètes.

L'hypothèse qui fait de la recherche de la transmutation une entreprise née d'une fausse compréhension des documents artisanaux ne suffit nullement à expliquer l'utilisation cohérente de cette terminologie par les alchimistes. À la lecture des mots arabes pour lesquels les traducteurs ont choisi des équivalents latins, nous pouvons juger, d'après l'usage que les Latins ont fait de ces termes, s'ils s'essayaient à une véritable transmutation des métaux ou à quelque chose d'autre. En d'autres termes, nous pouvons distinguer le chimiste du spiritualiste. C'est une des moyens de déchiffrer l'histoire de l'alchimie médiévale.

Il nous faut partir du commencement, avec celui que nous connaissons comme le père de l'alchimie, Jabir Ibn el-Hayyan. Les alchimistes arabes et européens ont les uns comme les autres reconnus en Jabir le patron de cet art depuis le VIIIe siècle. Toute l'alchimie que nous connaissons comme te depuis lors contient la doctrine des trois éléments : le sel, le soufre et le mercure. Il faut les combiner correctement pour obtenir l'or philosophale. Nombre d'alchimistes – tous, pourrait-on presque dire – soulignent que le fait que ces substances ne sont pas les mêmes que celles que nous connaissons sous le nom de sel, soufre et mercure. De plus, Geber (nom sous lequel on connaissait Jabir en Occident) aurait introduit, selon le professeur Holmyrd, la doctrine du soufre et du mercure, doctrine qui « semble n'avoir pas été connue des anciens ».

L'alchimie telle qu'on l'a pratiquée depuis le VIIIe siècle porte la marque de Jabir Ibn el-Hayyan. Qui était-il, et qu'entendait-il, par soufre et mercure ? Selon les libres latins, aussi bien qu'arabes, Jabir était surnommé El Soufi, le soufi (1).

Dans ses œuvres il se reconnaît pour maître l'imam Jafar Sadiq (700-765), et il en parle avec le plus grand respect. Et Jafar Sadiq est le plus grand maître soufi dont le nom figure dans presque toutes les « chaînes de transmission » du savoir soufi – savoir auquel des hommes faisant autorité comme Rumi et Ghazali donnent le nom d'alchimie. Ghazali intitule même l'un de ses livres les plus importants : L'Alchimie du bonheur. Ibn El-Arabi dit que les « Grands Noms » sont appelés or et argent.

Qu'est-ce que cette pierre philosophale, comme on l'appelle, et qui transmuterait de vils métaux en métaux précieux ? Il n'est ici pour nous que de retraduire certains mots en arabe, et de voir l'usage technique qu'en font les soufis, pour découvrir de quoi parle Jabir.

Le but de l'humanité, selon les soufis, c'est la régénération d'une partie essentielle du genre humain. La dysharmonie et l'inaccomplissement qui sont en lui résultent de ce qu'il est sépraré de son essence. Sa quête, c'est la purification des scories et l'activation de l'or. Le moyen d'y parvenir se trouve en l'homme – c'est la pierre philosophale. Le mot arabe pour pierre s'associe au mot signifiant « caché, défendu ». Ainsi le symbole de la pierre fut-il adopté conformément à la règle normale d'assonance, en usage chez les soufis.

En Occident, on donne ainsi le nom d'Azoth à la pierre, à la chose cachée, si puissante. Les orientalistes font remonter ce mot Azoth à l'un de ces deux mots : el-dhat (ou zat), qui veut dire essence ou réalité intérieure – ou bien à zibaq, le mercure. La pierre, selon les soufis, est le dhat, l'essence, dont la puissance est telle qu'elle peut transformer tout ce qui se trouve en contact avec elle. C'est l'essence de l'homme, qui participe de ce qu'on appelle le divin. C'est « l'éclat du soleil », capable de soulever l'humanité et de l'amener à sa prochaine étape.

Nous pouvons aller beaucoup plus loin encore. Trois éléments concourent à la production du zhat, après qu'ils eurent été soumis au « travail » (traduction du mot amal). Ces éléments sont : le soufre (kibrit, homonyme de Kibirat : « grandeur, noblesse) ; le sel (milh, homonyme de milh : « bonté, savoir ») ; et le mercure (zibaq, qui a la même racine que le mot signifiant « ouvrir une serrure, briser (2) ».)

Àmoins de savoir comment on employait ces mots et de connaître ce à quoi ils correspondaient, nous n'avons pas la clé de l'alchimie. Ibn El-Arabi lui-même révèle le sens de deux d'entre eux, lorsqu'il dit que le soufre représente le divin et le mercure la nature. Leur interaction, en proportion correctes, produisait l'Azoth, l'essence ennoblie. La traduction latine a fait se perdre l'assonance existant dans les œuvres soufies, mais l'interprétation s'en poursuivit (pour le bénéfice des non-Arabe) dans les livres persans, comme L Alchimie du bonheur de Ghazali.

On affirme aussi que la science alchimique a été transmise, par d'anciens maîtres, dont certains sont cités. Parmi eux, selon les écrivains d'Orient et d'Occident, se trouve Hermès, connu des Arabes sous le nom d'Idris. Auteurs et praticiens d'Occident admettent à un tel point une transmission à partir d'Hermès qu'ils appellent souvent l'alchimie l'art hermétique et que ce titre lui est toujours resté depuis qu'ils ont accepté des Arabes cette origine.

Said de Tolède (mort en 1069), l'historien hispano-arabe, donne cette tradition à propos de Thot ou d'Hermès : « Les sages affirment que toutes les sciences antédiluviennes commencent avec le premier Hermès, qui vécut à Said, en Haute-Égypte. Les Juifs l'appelaient Énoch et les musulmans Idris. Il fut le premier à parler du côté matériel du monde supérieur et des mouvements planétaires. Il édifia des temples pour adorer Dieu [...] médecine et poésie étaient ses fonctions [...] [Il] annonça une catastrophe de feu et d'eau avant le Déluge [...]. Après le Déluge, les sciences, y compris l'alchimie et la magie, furent pratiquées à Memphis sous Hermès le Second le plus connue de tous.(3).

Hermès Trismégiste, qui a fort bien pu représenter trois maîtres différents, n'est pas seulement le père présumé de l'alchimie. On trouve son nom parmi les anciens maîtres de ce qu'on appelle maintenant la voie des soufis. Autrement dit, soufis et alchimistes revendiquent les uns et les autres Hermès comme étant un de leurs initiés. Ainsi, Jafar Sadiq le soudi, Jabir le soufi, et Hermès, réputé soufi, passent-ils tous, aux yeux des alchimistes d'Orient et d'Occident pour être des maîtres de leur art.

Les méthodes de concentration, distillation, maturation et mélange, pourvues de noms chimiques, ne représentent rien d'autre qu'une organisation du métal et du corps en vue de produire un résultat humain et non chimique. Qu'il y ait eu des imitateurs pratiquant la chimie physique, cela ne fait aucun doute. Mais il est également vrai de dire qu'il y eut, jusqu'à une époque assez récente (et il en reste encore en certains lieux), des gens qui croyaient que les choses spirituelles avaient un équivalent physique.

Qui était Jafar Sadiq, le maître de de Jabir, et son instructeur ? Rien d'autre que le sixième imam, ou guide, descendant de Mohammed par Fatima ; beaucoup pensent qu'il était de la lignée directe de ceux qui ont transmis l'enseignement intérieur de l'islam à eux confié par Mohammed lui-même, et qu'on appelle soufisme.

Jabir Ibn el-Hayyan, fut longtemps un proche compagnon des Barmécides, les vizirs d'Haroun El-Rashid. Ces barmakis étaient des descendants des prêtres des sanctuaires bouddhistes afghans, et disposaient, croyait-on, des anciens enseignements qui leur avaient été transmis de cette région. Haroun El-Rashid lui-même était un fidèle associé des soufis, et l'on rapporte des exemple de pèlerinages qu'il fit pour rencontrer et honorer des maîtres soufis.

Il n'est pas nécessaire pour la présente thèse de supposer que la science alchimique soit venue d’Égypte, en droite ligne des écrits de Thot, ou de quelque chose d'analogue. Selon la tradition soufie, cette science fut transmise par Dhu'l-Nun l’Égyptien, le roi ou seigneur des poissons, l'un des plus fameux d'entre les maîtres soufis classiques.

Qui était Hermès, ou quelle conception se faisait-on de lui en général ?

Il était le dieu qui accompagnait les âmes des morts dans le monde souterrain et qui transmettait les messages des dieux. Il était le lien entre l'extra-humain et le terrestre. Comme Mercure, son homologue, il se déplaçait à une vitesse considérable, ignorant le temps et l'espace, justement comme le fait l'expérience intérieure. Il est un athlète, un homme développé ; aussi considère-t-on qu'il ressemble sous son aspect extérieur à « l'homme accompli » des soufis. Ses plus anciennes statues le montrent sous les traits d'un homme mûr, d'un homme d'âge et de sagesse, résultats corrects, pense-t-on, d'un juste développement. Il inventa la lyre, et, par la musique, provoquait un changement dans l'état de ses auditeurs comme le font les soufis et d'autres. Avec sa flûte il plongea un géant dans le sommeil : cette action fut prise comme un indice du caractère hypnotique d'Hermès dans personnification typiquement soufie. Le rapport entre cette activité hypnotique et mysticisme et médecine est évident.

La science ancienne, sa préservation et sa transmission sont solidement ancrées à cette image d'Hermès. Il a son double féminin, Sesheta, dont le nom est associé à l'édification des temples et qui avait la garde des livres où était conservée l'ancienne sagesse. Il est représenté sous la forme d'un oiseau de même que la vérité soufie et l'homme pourvu d'aspirations selon le soufisme. C'est quelquefois un homme à la tête d'ibis ; la tête indiquerait alors les aspirations, ou les réalisations du mental, localisé dans la tête.

Le monde fut créé par une parole de Thot: huit aspects (symbolisés quatre dieux et quatre déesses) furent créés à partir d'un son qu'il émit. Le caractère octuple de l'enseignement soufi est symbolisé par la diagramme octogonal du mot hou, qui est le son soufi.

Quelles que soient les autres divinités ou légendes qui ont pu se confondre dans les personnalités d'Hermès, Mercure et Thot, le principal élément médiateur entre l'humain et le divin subsiste dans la sagesse, la musique, les lettres et la médecine.

Sous leur triple aspect, égyptien, grec et romain, les éléments équivalents ont été mis en correspondance. Il reste associé à une forme de sagesse transmise à l'homme de source divine. Elle est sans doute bien plus compréhensive que le modèle alchimique qui lui fut donné par la suite.

Des siècles durant les hommes furent déconcertés par l'enseignement fameux d'Hermès Trismégiste, inscrit sur une Table d'émeraude, que les Arabes ont transmis comme étant le grand principe intérieur du Grand Œuvre. Elle représentait pour les alchimistes la suprême autorité. La voici,telle qu'on peut la transcrire :

 

Voici la vérité, la certitude la plus vraie, sans mensonge aucun. Ce qui est en haut est comme ce qui en bas. Ce qui en bas est comme ce qui est en haut. Il faut atteindre au miracle de l'unité. Toute chose prend forme de la contemplation de l'unité par la voie de l'adaptation, et toutes les choses viennent de l'unité. Le Soleil et la Lune sont ses parents. Elle naquit du vent et fut nourrie par la Terre. D'elle vient toute merveille, et sa puissance est totale. Jetez-la sur la terre et la terre se séparera du feu. L'impalpable s'est séparé du palpable. Grâce à la sagesse, elle s'élève doucement de la terre vers le ciel. Puis elle descend sur la terre, en réunissant le pouvoir de ce qui est supérieur et de ce qui est inférieur. Ainsi le monde entier sera illuminé, et l'obscurité disparaîtra. C'est là le pouvoir de toute force – elle surmonte ce qui est fragile et traverse les solides. Ainsi le monde fut créé. Et l'avenir sera plein de merveille, et ceci est la voie.

Je suis Hermès, Trois Fois Sage, ainsi nommé parce que je détiens les trois éléments de toute sagesse. Et ainsi s'achève la révélation de l’œuvre du Soleil.

 

Ceci est identique au dicton soufi (Introduction à la Perception de Jafar Sadiq) : « L'homme est le microcosme, la création le macrocosme – l'unité. Tout vient de Un. Avec l'aide du pouvoir de contemplation tout peut être atteint. Il faut d'abord que cette essence soit séparé du corps, puis combiné avec le corps. Tel est le Travail. Partez de vous-même, terminez avec tout. Avant l'homme, au-delà de l'homme la transformation. »

Si l'on peut établir qu'il existait une activité telle que celle de la science métallurgique, qui ressemblait à l'alchimie, et si l'on peut établir aussi qu'il existait une alchimie spirituelle exempte d'expérimentation chimique, il reste encore un point qui a échappé aux commentateur. Jabir (ou ceux qui l'on suivi, dont quelques-uns au moins étaient soufis) a effectivement poursuivi des recherches chimiques. Ils ont fait des découvertes qui sont, on le reconnaît, à la base de la chimie moderne. Pour un esprit contemporain, cela signifie qu'ils cherchaient la pierre philosophale, qu'ils essayaient réellement à la transmutation des métaux. Auraient-ils pu passer des années d'expérimentations et supporter avec patience les échecs qu'on subis tous les alchimistes, s'ils n'avaient pas eu la conviction d'une possibilité théorique de réussite ? Des expériences aussi sérieuses, les auraient-ils accomplies, au sein de sociétés qui ne voyaient pas d'un bon œil les activités religieuses individuelles, simplement comme camouflage, pour créer une façade si achevé qu'il leur fallait effectivement faire des essais de transmutation ?

Dans la pensée courante, deux défauts s'opposent à la compréhension des faits réels. Le premier, c'est que l'ont a tendance à juger les gens du passé d'après soi-même. Le second, c'est la difficulté habituelle qui se dresse devant le théoricien superficiel : il n'a point franchi les portes d'une école soufie. Les soufis ont une tradition qui a été maintenue depuis des siècles : on peut pas résumer au moyen du mot « entreprise ». Une entreprise soufie n'a peut-être pas l'air scientifique, selon les critères contemporains, mais n'en est pas moins largement mise en application. On donne au chercheur une entreprise qu'il doit mener à bien. Ce peut être un problème alchimique, ou ce peut être l'effort de parvenir à la seule conclusion que cette entreprise est irréalisable. Il doit, dans l'intérêt de son développement propre, mener à bien cette entreprise avec une foi totale. En prévoyant ce à quoi il s'efforcera et en menant son effort à bonne fin, il parvient au développement spirituel. Alchimique ou autre, l'entreprise peut bien être irréalisable, mais elle constitue le cadre de travail où s'emploient sa persévérance et son application, où est poursuivi son développement mental et moral. En cela, le cadre lui-même est d'importance secondaire. Dans la mesure où il est permanent pour lui et peut-être pour la durée de sa vie, il n'est nullement d'importance secondaire, car il devient son point d'attache permanent et son cadre de référence. Il y a quelque chose d'un peu semblable à cet esprit dans la façon dont on entreprend, au sein des autres sociétés, toutes les compétitions de sport ou de montagne, où même de culture physique. Montagne ou développement musculaire représentent les points fixes, mais ne constituent pas l'élément réellement transformé par l'effort. Ce sont les moyens, non la fin. Le concept dans son ensemble peut bien paraître étrange, mais en fin de compte il repose sur sa propre logique. Ce n'est pas le cadre du travail qui se modifie par l'effort, mais l'être humain lui-même. Et ce qui compte, c'est le développement de l'être humain et rien d'autre.

Une fois que l'on a saisi le concept soufi de l'évolution délibérée de l'humanité, les autres éléments trouvent leur place. Peut-être enseigne-t-on le latin dans certaines écoles dans un semblable esprit, pour développer une partie du mental. Un observateur extérieur ou littéral pourrait dire que l'étude du latin est une occupation des moins utiles. Tout dépend de la façon dont il entend le mot « utile ». Récemment j'ai entendu quelqu'un parler d'un fumeur de cigarettes comme d' « un appareil à consumer le tabac ». C'est vrai, mais seulement d'un certain point de vue, exactement comme on peut considérer une automobile comme un moyen de brûler de l'essence. Ses autres fonctions ont été négligées par cette affirmation, qui, pourtant, peut-on dire, reste vraie dans les limites d'un contexte étroit.

Il y a sur l'alchimie une allégorie soufie, intéressante par ses rapport avec la pensée occidentale. Un père avait plusieurs fils paresseux. Sur son lit de mort, il leur dit qu'ils trouveraient son trésor caché dans un champ. Ils retournent le champ sans rien trouver. En désespoir de cause, ils semèrent du blé ; la récolte fut magnifique. Ainsi firent-ils plusieurs années de suite. Ils ne trouvèrent pas d'or, mais, indirectement, se trouvèrent à la fois enrichis et habitués à un travail constructif. En fin de compte, ils devinrent d'honnêtes fermiers et oublièrent le trésor enfoui.

La quête de l'or par les méthodes alchimiques procure ainsi des richesses autres que celle qu'on s'attendait à trouver. Sûrement cette histoire était-elle connue en Occident, car elle est effectivement citée à la fois par Bacon et par Boerhaave, le chimiste du XVIIe siècle, qui souligne l'importance du travail plutôt que l'objectif présumé. Bacon dit, dans son De Argumentis Scientiarum : « L'alchimie est semblable à cet homme qui dit à ses fils qu'il avait à leur intention enterré de l'or dans un vigne. Ils creusèrent et ne trouvèrent point de l'or mais grâce à cela la terre fut retournée autour des pieds de la vigne, ce qui permit une abondante récolte. »

Le Speculum Alchemiae, du XVIIIe siècle, attribué à Bacon, donne un aperçu de la théorie évolutionniste de l'alchimie : « Je dois vous dire que la Nature toujours se tourne et s'efforce vers la perfection de l'Or, mais bien des accidents interviennent qui changent les métaux. »

Nombre de commentateurs soufis des poèmes évolutionnistes de Rumi (« Tout d'abord l'Homme apparut dans le domaine minéral ») disent : « Le métal humain doit d'abord être raffiné et développé. »

La pierre philosophale, dans sa fonction de médecine universelle et de source de longue vie, nous montre un autre aspect de l'alchimie spirituelle qui se raccorde exactement aux procédés soufis. L'intérêt, ici, tient au fait que dans la tradition soufie la pierre, ou l'élixir, est un état d'esprit, que le médecin concentre en lui-même et qu'au moyen de son esprit il transmet au patient. Certains des récits occidentaux où il est question de malades ranimés, lorsqu'on les lit dans cette perspectives, nous permettent de voir ce qu'était cette pierre. De ce que l'esprit a été concentré et transformé d'une certaine manière (combinaison du sel, du mercure et du soufre) résulte la pierre – une certaine puissance. Cette pierre est alors projetée sur le patient, qui guérit.

La pierre (force) secrète (car dissimulée au sein de l'esprit) est la source et l'essence de la vie même.

Récemment, les recherches historiques ont mis à jour le fait que l'alchimie, mettant en jeu des idées et un symbolisme semblables, se pratiquaient en Chine dès le Ve siècle avant J.-C. Des savants chinois, japonais et occidentaux assurent que le développement de l'alchimie en Chine fut à l'origine spirituel et qu'elle n'apparut que plus tard sous son aspect métallurgique. Il se peut que ceux qui travaillaient sur les métaux aient emprunté leur sujet aux théologiens taoïstes, et non pas l'inverse, comme on pourrait le croire à première vue. La plupart, sinon la totalité des idées de l'alchimie regardée comme processus spirituel, se trouvent dans l'enseignement de Lao Tseu, le sage chinois fondateur du taoïsme, qui naquit probablement vers 570 avant J.-C.

La théorie de l'élixir, d'une préparation ou d'une méthode conférant l'immortalité, nous la trouvons aussi bien chez les philosophes chinois qui ont un lien avec l'alchimie que dans l'ouvrage hindou Atharva Veda qui remonte à plus de 2000 avant J.-C. Comme le signale le professeur Read, les philosophes chinois déclarent nettement qu'il existe trois alchimies : la première destinée à conférer la longévité au d'or liquide ; la deuxième qui produit un ingrédient sulfureux rouge pour la fabrication de l'or ; la troisième ayant pour but de transmuter en or les autres métaux (4).

Dans son Étude de l'alchimie chinoise, achevée à l'université de Californie, le Dr O.S. Johnson expose en détail un remarquable matériel qu'il a tiré de sources chinoises et qui a trait à l'ancienneté de cet art et à son identification à la recherche de l'immortalité par les effort de l'homme pour son développement.

Lu Tsu, l'alchimiste chinois (cité par William A.P. Martin, The Lore of Cathay, 1901, p. 59), expose ce qui dans la pensée de quelques écrivains était un « procédé chimique » de transmutation délibérément déroutant. On peut y voir aussitôt, en le lisant à la lumière de ce qui a déjà été dit, une allusion au développement potentiel de l'essence de l'homme. On ne sera dérouté que si l'on essaie d'y trouver des instruction de laboratoire : « Je dois cultiver mon propre champ avec diligence. En son sein se trouve un germe spirituel capable de vivre mille ans. Sa fleur est semblable à l'or jaune. Le bouton n'est pas grand mais ses graines sont rondes et semblables à un joyau sans tache. Sa croissance dépend du sol du palais central, mais son irrigation doit provenir d'une fontaine supérieure. Après neuf ans de culture, racine et branche peuvent être transplantées dans le ciel des génies supérieurs. »

Traduit en termes soufis, cela donnerait : « L'homme doit se développer par un effort personnel vers une croissance de nature évolutionniste et ainsi il stabilise sa conscience. Il a initialement une toute petite, brillante, précieuse essence. Son développement dépend de l'homme mais doit être mis en route par un maître. Lorsque l'esprit est cultivé de façon correcte et convenable, la conscience est transporté sur un plan sublime. »

Pour ceux qui s'intéressent à des matières telles que la chronologie, ce qui précède semble indiquer que, comme le disent les soufis, leur science n'a pas d'âge et remonte à l'Antiquité la plus reculée. Il y a dans les hymnes des Aryens que l'on situe aux environs de 2000 ans avant J.-C., des indices d'une formulation de doctrines que l'on a été amené à considérer comme étant soufies, dans le sens où elles mettent en œuvre certaines pratiques de sublimation et de développement. On y mentionne aussi la production de certains métaux.

Les alchimiste d'Occident avaient conscience de poursuivre un objectif intérieur – ceci résulte clairement de leurs admonestations et des innombrables illustrations énigmatiques contenues dans leurs œuvres. Il n'y a aucune espèce de difficulté à lire l'allégorie soufie, si l'on a en tête son symbolisme. Au XVIIe siècle, un millier d'années après l'époque de Geber, leur inspirateur originel (né vers 721), les alchimistes européens tenaient des listes des maîtres successifs qui rappelaient les « origines spirituelles » des soufis. L'un des éléments les plus intéressants à ce propos est que ces chaînes de succession mentionnent des personnages que la tradition soufie et sarrasine relie, mais qui n'ont pas d'autre point commun. Dans les récits, nous trouvons les noms de Mohammed, Geber, Hermès, Dante et Roger Bacon.

Les recherches récentes ont montré que les matériaux soufis furent aux sources de l’œuvre illuministe de Dante, la Divine Comédie par exemple. Et, en fait, ses attaches soufies ont dû être de tout temps connues des alchimistes. Raymond Lulle, le mystique majorquain, est cité et recité comme étant un adepte de l'alchimie. Ses œuvres nous apprennent pourtant qu'il avait effectivement emprunté ses exercices aux soufis dont il cite les noms comme tels.

Dans la ligne de succession, les illuministes soufis arabes et juifs invoquent Hermès (symbole de la plus antique sagesse d'origine céleste), Mohammed (et quelques-un de sa famille et de ses compagnons), Jabir ou l'un de ses associés, et à leur suite les ordres modernes. La science des alchimistes latins d'Occident s'inspire des œuvres d'Hermès, Geber, puis des illuministes : Bacon, Lulle aussi, et divers autres praticiens d'Occident.

On trouve à l'envi dans la doctrine alchimique le concept soufi à partir de la diversité, obtenir l'unité, intégrer l'esprit puis la conscience intérieure, grâce à la présence d'un maître qui fournira la clé (5), grâce à l'application correcte des homonyme du sel, du soufre et du mercure latin afin d'atteindre la « lumière »  selon les illuministes.

Seule la dissimulation sous une phraséologie chimique lui évita d'être attaqué en tant qu'entreprise privée pour le progrès humain, étrangère à l’Église. Voici un exemple typique, l'en-tête, dans le Viridarium Chymicum – vaste recueil publié en 1624 :

 

La totalité de l’œuvre de Philosophie. Ces choses auparavant contenues dans de multiples formulations sont désormais visibles en une seule. Le point de départ, c'est le Maître [littéralement « l'ancien »] et il apporte la Clé. Le Soufre, avec le Sel et le Mercure, donnera la richesse.

 

Dans la dernière phrase, l'auteur, dans toute la mesure où il ose, donnent en réalité un avertissement contre l'alchimie physique, souligne le fait que cet énoncé énigmatique était symbolique et devait être appliqué à l'enseignement secret de la perfection de soi-même et de l'alchimie humaine.

 

Si vous ne voyez rien ici, vous ne serez pas capable de chercher plus avant. Vous serez aveugle, bien qu'étant au milieu de la lumière.

 

Que l'alchimie, pour l'Occident comme pour l'Orient, ne fût pas une tradition stérile, répétitive, ne reposant que sur la science antique, cela est plus qu'intéressant. Elle était constamment renouvelée à partir des enseignements d'hommes qui avaient été en contact avec l'étude soufie. Ceci est rendu évident par la succession constante de noms qui apparaissent et dont un grand nombre, comme nous le savons, ont été en contact avec des soufis, des écoles soufies, ou font usage de la terminologie soufie. Bacon, par exemple, ne lut pas simplement les œuvres attribuées à Geber. Il alla en Espagne et trouva la source, nous le savons par les citations qu'il a faites des enseignements soufis formulés par les illuministes soufis du XIIe siècle. Lulle n'a pas seulement étudié le soufisme dans sa pratique et employé certains exercices, mais, cette connaissance il l'a transmise, si bien que son nom en est venu à être constamment invoqué par les alchimistes ultérieurs. Paracelse, et d'autres, ont suivi la même ligne.

Paracelse, qui avait voyagé en Orient, et reçut son entraînement soufi en Turquie, introduisit plusieurs termes soufis dans la pensée occidentale. Son « Azoth » est identique à l'el-dhat (qui se prononce az-zauth en persan, et donc aussi dans la plupart des poèmes soufis). Paragranum est tout simplement une désignation latine pour la science de la nature intérieure des choses.

Du fait de la Réforme, Paracelse se devait d'être prudent dans sa façon de s'exprimer, car il mettait en avant un système psychologique qui ne coïncidait ni avec les voies catholiques ni avec les voies protestantes. Àtel endroit, il déclare : « Lisez avec votre cœur, jusqu'à ce que, à une date future, vienne la vraie religion. » Il se servait aussi, pour désigner la connaissance intérieure, de la comparaison soufie du « vin ». Ce qui le fit accuser d'ivrognerie. Ce passage, sous sa plume, ne peut être accepté que d'un point de vue soufi :

 

Écartons-nous de toutes les cérémonies, conjurations, consécrations, etc., et de toutes les illusions semblables et ne plaçons notre cour, notre volonté et notre confiance que sur le vrai rocher [...]. Si nous abandonnons notre égoïsme, la porte nous sera ouverte et le mystère nous sera révélé (Philosophia Occulta)

 

Il cite même l'adage soufi :

 

On n'atteint pas au salut un jeûnant, ni en portant certains habits, ni en se flagellant. C'est là superstition et hypocrisie. Dieu fit toutes les choses pures et saintes, l'homme n'a pas à les consacrer (ibid.).

 

En dépit de quoi de nombreux occultistes tentent encore de suivre les idées alchimiques et cabalistiques attribuées à Paracelse.

Henri Cornélius Agrippa (né en 1486) fut un autre exemple de ce que les soufis appellent des « précurseurs » ou des « éclaireurs » (rahbin). Il fut, suppose-t-on, alchimiste et magicien, et, même aujourd'hui, il se trouve des gens pour essayer d'atteindre la vérité par le système de magie qu'on lui attribue. Il écrivit sur la méthode de Raymond Lulle, donna des conférences sur Hermès, et, sans aucun doute, avait connaissance de l'interprétation soufie de l'alchimie.

Ceux qui l'ont suivi, aussi bien que ceux qui le considèrent comme un imposteur, feraient bien de réexaminer ses propos à la lumière du soufisme. De l'alchimie il déclara : « Voici cette philosophie vraie et occulte des merveilles de la nature. La clé en est la compréhension – car plus haut nous poussons notre connaissance et plus sublimes sont les réalisations de notre vertu ; et nous accomplissons les choses plus grandes avec plus d'aisance. » La pierre des alchimistes qui s'attachaient à l'«art» de façon littérale était « vaine et fictive », aussi longtemps qu'ils pratiquaient cet art à la lettre, car « c'est un esprit intérieur au-dedans de nous qui peut fort bien accomplir tout ce dont sont capable les mathématiciens monstrueux, les magiciens prodigieux, les alchimistes merveilleux et les nécromanciens ensorceleurs ».

Il n'est pas surprenant que des hommes comme Agrippa aient été considérés comme des dupes, des magiciens ou des fous : en effet il va dans cette déclaration aussi loin qu'il possible à un soufi, surtout lorsqu'il est entouré de gens qui veulent croire au surnaturel sous une forme grossière ; en fait, la religion orthodoxe avait aussi intérêt à soutenir l'existence d'un surnaturel hors de toute vraisemblance.

 

  1. Au Moyen Âge on donnait à l'alchimie le nom d'art sophique.

  2. Paracelse (1493-1541) note que « le mercure est l'esprit, le soufre est l'âme, le seul est le corps ».

  3. Cf. Asin Palacios, Ibn Masarra, op. cit., p. 13

  4. Dr John Read, Prelude to Chemistry, Londres, 1936

  5. « Norton (Xve siècle) pose le principe que les secrets de la holi Alkimy peuvent seulement être communiqués verbalement au néophyte choisi, par un maître divinement désigné – et sur un million, trois à peine recevaient auparavant l'ordination de l'alchimie » (J. Read, op. cit., p. 178)

 

 

Idries Shah, Les Soufis et l'ésotérisme

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25 août 2011 4 25 /08 /août /2011 15:25

Le soleil se levant aux sommets de l'Hymète

Du temple de Thésée illuminait le faîte,

Et frappant de ses feux les murs du Parthénon,

Comme un furtif adieu, glissait dans la prison ;

On voyait sur les mers une poupe dorée,

Au bruit des hymnes saints, voguer vers le Pirée,

Et c'était le vaisseau dont le fatal retour

Devait aux condamnés marquer leur dernier jour ;

Mais la loi défendait qu'on leur ôtât la vie

Tant que le doux soleil éclairait l'Ionie,

De peur que ses rayons aux vivants destinées

Par des yeux sans regard ne fussent profanés,

Ou que le malheureux, en fermant sa paupière,

N'eût à pleurer deux fois la vie et la lumière !

Ainsi, l'homme exilé du champ de ses aïeux

Part avant que l'aurore ait éclairé les cieux !

 

Attendant le réveil du fils de Sophronique,

Quelques amis en deuil erraient sous le portique ;

Et sa femme portant son fils sur ses genoux,

Tendre enfant, dont la main joue avec les verrous !

Accusant la lenteur des geôliers insensibles,

Frappait du front l'airain des portes inflexibles !

La foule inattentive au cri de ses douleurs

Demandait en passant le sujet de ses pleurs,

Et, reprenant bientôt sa course suspendue,

Et dans les longs parvis par groupes répandue,

Recueillait ces vains bruits dans le peuple semés,

Parlait d'autels détruits et des dieux blasphémés,

Et d'un culte nouveau corrompant la jeunesse,

Et de ce dieu sans nom étranger dans la Grèce !

C'était quelque insensé, quelque monstre odieux,

Quelque nouvel Oreste aveuglé par les dieux,

Qu'atteignait à la fin la tardive justice,

Et que la terre au ciel devait en sacrifice !

Socrate ! et c'était toi qui, dans les fers jeté,

Mourais pour la justice et pour la vérité !!!

 

Enfin, de la prison les gonds bruyants roulèrent ;

À pas lents, l’œil baissé, les amis s'écoulèrent :

Mais Socrate, jetant un regard sur les flots,

Et leur montrant du doigt la voile vers Délos :

« Regardez ! Sur les mers cette poupe fleurie,

C'est le vaisseau sacré ! l'heureuse théorie !

Saluons-la, dit-il : cette voile est la mort !

Mon âme, aussitôt qu'elle, entrera dans le port !

Et cependant parlez ! Et que ce jour suprême,

Dans nos doux entretiens, s'écoule encor de même,

Ne jetons point aux vents les restes du festin,

Des dons sacrés des dieux usons jusqu'à la fin ;

L'heureux vaisseau qui touche au terme du voyage,

Ne suspend par sa course à l'aspect du rivage ;

Mais, couronné de fleurs, et les voiles aux vents,

Dans le port qui l'appelle il entre avec des chants ! »

 

« Les poètes ont dit qu'avant sa dernière heure,

En sons harmonieux le doux cygne se pleure ;

Amis, n'en croyez rien ! L'oiseau mélodieux

D'un plus sublime instinct fut doué par les dieux !

Du riant Eurotas près de quitter le rive,

L'âme, de ce beau corps à demi fugitive,

S'avançant pas à pas vers un monde enchanté,

Voit poindre le jour pur de l'immortalité,

Et, dans la douce extase où ce regard la noie,

Sur la terre en mourant elle exhale sa joie.

Vous qui près du tombeau venez pour m'écouter,

Je suis un cygne aussi ; je meurs; je puis chanter ! »

 

Sous la voûte, à ces mots, des sanglots éclatèrent ;

D'un cercle plus étroit ses amis l'écoutèrent :

« Puisque tu vas mourir, ami trop tôt quitté !

Parle-nous d'espérance et d'immortalité ! »

« Je le veux bien, dit-il : mais éloignons les femmes ;

Leurs soupirs étouffés amolliraient nos âmes ;

Or,il faut, dédaignant les terreurs du tombeau,

Entrer dans pas hardi dans un monde nouveau !

 

« Vous le savez, amis ! souvent, dès ma jeunesse,

Un génie inconnu m'inspira la sagesse,

Et du monde futur me découvrit les lois ;

Était-ce quelque dieu caché dans une voix ?

Une ombre m'embrassant d'une amitié secrète ?

L'écho de l'avenir ? la muse du poète ?

Je ne sais ; mais l'esprit qui me parlait tout bas,

Depuis que de ma fin je m'approche à grands pas,

En sons plus élevés me parle, me console ;

Je reconnais plus tôt sa divine parole,

Soit qu'un cœur affranchi du tumulte des sens

Avec plus de silence écoute ses accents ;

Soit que comme l'oiseau l'invisible génie

Redouble vers le soir sa touchante harmonie ;

Soit plutôt qu'oubliant ce jour qui va finir

Mon âme suspendue aux bords de l'avenir

Distingue mieux le son qui part d'un autre monde,

Comme le nautonier, le soir, errant sur l'onde,

Àmesure qu'il vogue, et s'approche du bord

Distingue mieux la voix qui l'élève du port,

Cet invisible ami jamais ne m'abandonne,

Toujours de son accent mon oreille résonne,

Et sa voix dans ma voix parle seule aujourd'hui ;

Amis, écoutez donc ! ce n'est plus moi ! c'est lui... »

 

Le front calme et serein, l’œil rayonnant d’espoir

Socrate à ses amis fit signe de s'asseoir ;

A ce signe muet soudain ils obéirent

Et sur les bords du lit en silence ils s'assirent :

Symnias abaissait son manteau sur ses yeux ;

Criton d'un œil pensif interrogeait les cieux ;

Cébès penchait à terre un front mélancolique ;

Anaxagore, armé d'un rire sardonique,

Semblait, du philosophe enviant l'heureux sort,

Rire de la fortune et défier la mort !

Et le dos appuyé sur la porte de bronze,

Les bras entrelacés, le serviteur des Onze,

De doute et de pitié tour à tour combattu,

Murmurait sourdement : « Que lui sert sa vertu ? »

Mais Phédon, regrettant l'ami plus que le sage,

Sous ses cheveux épars voilant son beau visage,
Plus près de lit funèbre aux pieds du maître assis,

Sur ses genoux pliés se penchait comme un fils,

Levait ses yeux voilés sur l'ami qu'il adore,

Rougissait de pleurer, et le pleurait encore !

 

Du sage cependant la terrestre douleur

N'osait point altérer les traits ni la couleur ;

Son regard élevé loin de nous semblait lire ;

Sa bouche, où reposait son gracieux sourire,

Toute prête à parler, s'entr'ouvrait à demi ;

Son oreille écoutait son invisible ami ;

Ses cheveux, effleurés du souffle de l'automne,

Dessinaient sur sa tête une pâle couronne,

Et, de l'air matinal par moment agités,

Répandaient sur son front des reflets argentés ;

Mais, à travers ce front où son âme est tracée,

On voyait rayonner sa sublime pensée ;

Comme, à travers l'albâtre ou l'airain transparents,

La lampe, sur l'autel jetant ses feux mourants

Par son éclat voilé se trahissant encore,

D'un reflet lumineux les frappe et les colore !

Comme l’œil sur les mers suit la voile qui part,

Sur ce front solennel attachant leur regard,

À ses yeux suspendus, ne respirant qu'à peine,

Ses amis attentifs retenaient leur haleine ;

Leurs yeux le contemplaient pour la dernière fois ;

Ils allaient pour jamais emporter cette voix !

Comme la vague s'ouvre au souffle errant d’Éole,

Leur âme impatiente attendait sa parole !

Enfin, du ciel sur eux son regard s'abaissa,

Et lui, comme autrefois, sourit et commença :

 

« Quoi ! vous pleurez, amis ! vous pleurez quand mon âme,

Semblable au pur encens que la prêtresse enflamme,

Affranchie à jamais du vil poids de son corps,

Va s'envoler aux dieux, et, dans de saints transports

Saluant ce jour pur, qu'elle entrevit peut-être,

Chercher la vérité, la voir et la connaître !

Pourquoi donc vivons-nous, si ce n'est pour mourir ?

Pourquoi pour la justice ai-je aimé de souffrir ?

Pourquoi dans cette mort qu'on appelle la vie,

Contre ses vils penchants luttant, quoique asservie,

Mon âme avec mes sens a-t-elle combattu ?

Sans la mort, mes amis, que serait la vertu ?...

C'est le prix du combat ; la céleste couronne

Qu'aux bornes de la course un saint juge nous donne ;

La voix de Jupiter qui nous rappelle à lui !

Amis, bénissons-la ! Je l'entends aujourd'hui :

Je pouvais, de mes jours disputant quelque reste,

Me faire répéter deux fois l'ordre céleste ;

Me préservent les dieux d'en prolonger le cours !

En esclave attentif, ils m'appellent, j'y cours !

Et vous, si vous m'aimez, comme aux plus belles fêtes,

Amis ! faites couler des parfums sur vos têtes !

Suspendez une offrande aux murs de la prison !

Et, le front couronné d'un verdoyant feston,

Ainsi qu'un jeune époux d'une foule empressée,

Semant de chastes fleurs le seuil du gynécée,

Vers le lit nuptial conduit après le bain,

Dans les bras de la mort menez-moi par la main !...

 

« Qu'est-ce donc que mourir ? briser ce nœud infâme,

Cet adultère hymen de la terre avec l'âme,

D'un vil poids, à la tombe, enfin se décharger !

Mourir n'est pas mourir ! mes amis ! c'est changer !

Tant qu'il vit, accablé sous le corps qui l'enchaîne,

L'homme vers le vrai bien languissamment se traîne,

Et, par ses vils besoins dans sa course arrêté,

Suit, d'un pas chancelant, ou perd la vérité.

Mais celui qui, touchant au terme qu'il implore,

Voir du jour éternel étinceler l'aurore,

Comme un rayon du soir remontant dans les cieux,

Exilé de leur sein, remonte au sein des dieux ;

Et, buvant à longs traits le nectar qui l'enivre,

Du jour de son trépas il commence de vivre ! »

 

«  Mais mourir c'est souffrir ; et souffrir est un mal.

‒ Amis ! qu'en savons-nous ? Et quand l'instant fatal

Consacré par le sang comme un grand sacrifice

Pour ce corps immolé serait un court supplice,

N'est-ce pas par un mal que tout bien est produit ?

L'été sort l'hiver, le jour sort de la nuit.

Dieu lui-même a noué cette éternelle chaîne ;

Nous fûmes à la vie enfantés avec peine ;

Et cet heureux trépas, des faibles redouté,

N'est qu'un enfantement à l'immortalité !

 

« Cependant de la mort qui peut sonder l'abîme ?

Les dieux ont mis leur doigts sur sa lèvres sublime :

Qui sait si dans ses mains prêtes à la saisir

L'âme, incertaine, tombe avec peine, ou plaisir ?

Pour moi, qui vis encor, je ne sais, mais je pense

Qu'il est quelque mystère au fond de ce silence ;

Que des dieux indulgents la sévère bonté

A jusque dans la mort caché la volupté,

Comme, en blessant nos cœurs de ses divines armes,

L'amour cache souvent un plaisir sous des larmes ! »

 

L'incrédule Cébès à ce discours sourit ;

‒ Je le saurai bientôt, dit Socrate. Il reprit :

 

« Oui : le premier salut de l'homme à la lumière

Quand le rayon doré vient baiser sa paupière,

L'accent de ce qu'on aime à la lyre mêlé,

Le parfum fugitif de la coupe exhalé,

La saveur du baiser, quand de sa lèvre errante

L'amant cherche, la nuit, les lèvres de l'amante,

Sont moins doux à nos sens que le premier transport

De l'homme vertueux affranchi par la mort !

Et pendant qu'ici-bas sa cendre est recueillie,

Emporté par sa course en fuyant il oublie

De dire même au monde un éternel adieu !

Ce monde évanoui disparaît devant Dieu !

 

‒ Mais quoi ! suffit-il donc de mourir pour revivre ?

‒ Non : il faut que des sens notre âme se délivre,

De ses penchants mortels triomphe avec effort !

Que notre vie enfin soit une longue mort !

La vie est le combat, la mort est la victoire,

Et la terre est pour nous à l'autel expiatoire

Où l'homme, de ses sens sur le seuil dépouillé,

Doit jeter dans les feux son vêtement souillé,

Avant d'aller offrir sur un autel propice

De sa vie, au dieu pur, l'aussi pur sacrifice ! 

Ils iront d'un seul trait du tombeau dans les cieux

Joindre, où la mort n'est plus, les héros et les dieux,

Ceux qui, vainqueurs des sens pendant leur courte vie,

Ont soumis à l'esprit la matière asservie,

Ont marché sous le joug des rites et des lois,

Du juge intérieur interrogé la voix,

Suivi les droits sentiers écartés de la foule,

Prié, servi les dieux, d'où la vertu découle,

Souffert pour la justice, aimé la vérité,

Et des enfants du ciel conquis la liberté !

 

Mais ceux qui, chérissant la chair autant que l'âme,

De l'esprit et des sens ont resserré la trame,

Et prostitué l'âme aux vils baisers du corps,

Comme Léda livrée à de honteux transports,

Ceux-là, si toutefois un dieu ne les délivre,

Même après leur trépas ne cessent pas de vivre,

Et des coupables noeurs qu'eux-même ils serrés,

Ces mânes imparfaits ne sont pas délivrés !

Comme à ses fils impurs Arachné suspendue,

Leur âme, avec leur corps mêlée et confondue,

Cherche en vain à briser ses liens flétrissants,

L'amour qu'elle eut pour eux vit encor dans ses sens ;

De leurs bras décharnés ils la pressent encore,

Lui rappellent cent fois cet hymen qu'elle abhorre,

Et, comme un air pesant qui dort sur les marais,

Leur vil poids, loin des dieux, la retient à jamais !

Ces mânes gémissants, errant dans les ténèbres,

Avec l'oiseau de nuit jettent des cris funèbres ;

Autour des monuments, des urnes, des tombeaux,

De leur corps importun traînent d'affreux lambeaux,

Honteux de vivre encore, et fuyant la lumière,

À l'heure où l'innocence a fermé sa paupière,

De leurs antres obscurs ils s'échappent sans bruit,

Comme des criminels s'emparent de la nuit,

Imitent sur les flots le réveil de l'aurore,

Font courir sur les monts le pâle météore ;

De songes effrayants assiégeant nos esprits,

Au fond des bois sacrés poussent d'horribles cris,

Ou, tristement assis sur le bord d'une tombe,

Et dans leurs doigts sanglants cachant leur front qui tombe,

Jaloux de leur victime, ils pleurent leurs forfaits :

Mais les âmes bons ne reviennent jamais ! »

 

Il se tut, et Cébès rompit seul ce silence :

« Me préservent les dieux d'offenser l'espérance !

Cette divinité qui, semblable à l'amour,

Un bandeau sur les yeux, nous conduit au vrai jour !

Mais puisque de ces bords comme elle tu t'envoles,

Hélas ! et que voilà tes suprêmes paroles,

Pour m'instruire, ô mon maître ! et non pour t'affliger,

Permets-moi de répondre et de t'interroger. »

Socrate, avec douceur, inclina son visage,

Et Cébès en ces mots interrogea le sage :

 

« L'âme, dis-tu, doit vivre au delà de tombeau ;

Mais si l'âme est pour nous la lueur d'un flambeau,

Quand la flamme a des sens consumé la matière,

Quand le flambeau s'éteint, que devient la lumière ?

La clarté, le flambeau, tout ensemble est détruit !

Et tout rendre à la fois dans une même nuit !

Ou si l'âme est aux sens ce qu'est à cette lyre

L'harmonieux accord que notre main en tire,

Quand le temps ou les vers en ont usé le bois,

Quand la corde rompue a crié sous nos doigts,

Et que les nerfs brisés de la lyre expirante

Sont foulés sous les pieds de la jeune bacchante,

Qu'est devenu le bruit de ces divins accords ?

Meurt-il avec avec la lyre ? et l'âme avec le corps ?... »

 

Les sages, à ces mots, pour songer ce mystère,

Baissant leurs front pensifs, et regardant la terre,

Cherchaient une réponse et ne la trouvaient pas !

Se parlant l'un à l'autre ils murmuraient tout bas :

Quand la lyre n'est plus, où donc est l'harmonie ?... »

Et Socrate semblait attendre son génie !

 

Sur l'une de ses mains appuyant son menton,

L'autre se promenait sur le front de Phédon,

Et, sur son cou d'ivoire errant à l'aventure,

Caressait, en passant, sa blonde chevelure ;

Puis, détachant du doigt un de ses longs rameaux

Qui pendaient jusqu'à terre en flexibles anneaux,

Faisait sur ses genoux flotter leurs molles ondes,

Ou dans ses doigts distraits roulait leurs tresses blondes,

Et parlait en jouant, comme un vieillard divin

Qui même la sagesse aux coupes d'un festin !

 

« Amis, l'âme n'est pas l'incertaine lumière

Dont le flambeau des sens ici-bas nous éclaire ;

Elle est l’œil immortel qui voit ce faible jour

Naître, grandir, baisser, renaître tour à tour,

Et qui sent hors de soi, sans en être affaiblie,

Pâlir et s'éclipser ce flambeau de la vie,

Pareille à l’œil mortel qui dans l'obscurité

Conserve le regard en perdant la clarté !

 

« L'âme n'est pas aux sens ce qu'est à cette lyre

L'harmonieux accord que notre main en tire ;

Elle est le doigt divin qui seul la fait frémir !

L'oreille qui l'entend ou chanter ou gémir,

L'auditeur attentif, l'invisible génie

Qui juge, enchaîne, ordonne et règle l'harmonie,

Et qui des sons discords que rendent chaque sens

Forme au plaisir des dieux des concerts ravissants !

En vain la lyre meure et le son s'évapore,

Sur ses débris muets l'oreille écoute encore !

Es-tu content, Cébès? Oui, j'en crois tes adieux,

Socrate est immortel ! Eh bien, parlons des dieux ! »

 

Et déjà le soleil était sur les montagnes,

Et, rasant d'un rayons les flots et les campagnes,

Semblait, faisant au monde un magnifique adieu,

Aller se rajeunir au sein brillant de Dieu !

Les troupeaux descendaient des sommets du Taygète ;

L'ombre dormait déjà sur les flancs de l'Hymète ;

Le Cythéron nageait dans un océan d'or ;

Le pêcheur matinal, sur l'onde errant encor,

Modérant près du bord sa course suspendue,

Repliait, en chantant, sa voile détendue ;

La flûte dans les bois, et ces chants sur les mers,

Arrivaient jusqu'à nous sur les soupirs des airs,

Et venaient se mêler à nos sanglots funèbres

Comme un rayon du soir se fond dans les ténèbres !

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25 août 2011 4 25 /08 /août /2011 15:20

« Hâtons-nous, mes amis, voici l'heure du bain ;

Esclaves ! verser l'eau dans le vase d'airain !

Je veux offrir aux dieux une victime pure ! »

Il dit : et se plongeant dans l'urne qui murmure,

Comme fait à l'autel le sacrificateur,

Il puisa dans ses mains le flots libérateur,

Et, le versant trois fois sur son front qu'il inonde,

Trois fois sur sa poitrine en fit ruisseler l'onde ;

Puis d'un voile de pourpre en essuyant les flots,

Parfuma ses cheveux et reprit en ces mots :

« Nous oublions le dieu pour adorer ses traces !

Me préserve Apollon de blasphémer les Grâces !

Hébé versant la vie aux célestes lambris,

Le carquois de l'Amour, ni l'écharpe d'Iris,

Ni surtout de Vénus la riante ceinture

Qui d'un nœud sympathique enchaîne la nature,

Ni l'éternel Saturne, ou le grand Jupiter,

Ni tous ces dieux du ciel, de la terre et de l'air !

 

Tous ces êtres peuplant l'Olympe ou l'Élysée

Sont l'image de Dieu par nous divinisée,

Des lettres de son nom sur la nature écrit,

Une ombre que ce dieu jette sur notre esprit !

Àce titre divin ma raison les adore

Comme nous saluons le soleil dans l'aurore ;

Et peut-être qu'enfin tous ces dieux inventés,

Cet enfer et ce ciel par la lyre chantés,

Ne sont pas seulement des songes du génie,

Mais les brillants degrés de l'échelle infinie

Qui des être semés dans ce vaste univers

Sépare et réunit tous les astres divers.

Peut-être qu'en effet dans l'immense étendue

Dans tout ce qui se meut, une âme est répandue ?

Que ces astres brillants sur nos têtes semés

Sont des soleils vivants et des feux animés ?

Que l'Océan frappant sa rive épouvantée

Avec ses flots grondants roule une âme irritée ?

Que notre air embaumé volant dans un ciel pur

Est un esprit flottant sur des ailes d'azur ?

Que le jour est un œil qui répand la lumière ?

La nuit, une beauté qui voile la paupière ?

Et qu'en dans le ciel, sur la terre, en tout lieu,

Tout est intelligent, tout vit, tout est un dieu ? 

Mais, croyez-en, amis, ma voix prête à s'éteindre,

Par delà tous ces dieux que notre peut atteindre,

Il est sous la nature, il est au fond des cieux,

Quelque chose d'obscur et de mystérieux

Que la nécessité, que la raison proclame,

Et que voit seulement la foi, cet œil de l'âme !

Contemporain des jours et de l'éternité !

Grand comme l'infini, seul comme l'unité !

Impossible à nommer ! à nos sens impalpable !

Son premier attribut c'est d'être inconcevable !

Dans les lieux, dans les temps, hier, demain, aujourd'hui,

Descendons, remontons, nous arrivons à lui !

Tout ce que vous voyez est sa toute-puissance !

Tout ce que nous pensons est sa sublime essence !

Force, amour, vérité, créateur de tout bien,

C'est le dieu de vos dieux ! C'est le seul ! c'est le mien !... »

 

‒ Mais le mal, dit Cébès, qui l'a créé ? - le crime :

Des coupables mortels châtiment légitime,

Sur ce globe déchu le mal et le trépas

Sont nés le même jour : Dieu ne les connaît pas !

Soit qu'un attrait fatal, une coupable flamme

Ait attiré jadis la matière vers l'âme ;

Soit plutôt que la vie, en des nœuds trop puissants

Resserrant ici-bas l'esprit avec les sens,

Les pénètre tous deux d'un amour adultère

Ils ne sont réuni que par un grand mystère !

Cette horrible union, c'est le mal : et la mort,

Remède et châtiment, la brise avec effort !

Mais à l'instant suprême où cet hymen expire,

Sur les vils éléments l'âme reprend l'empire,

Et s'envole aux rayons de l'immortalité,

Au monde du bonheur et de la vérité !

 

Connais-tu le chemin de ce monde invisible ?

Dit Cébès : à ton œil est-il donc accessible ?

‒ Mes amis, j'en approche, et pour le découvrir...

‒ Que fait-il ? dit Phédon. ‒ Être pur et mourir !

 

Dans un point de l'espace inaccessible aux hommes,

Peut-être au ciel ! peut-être aux lieux même où nous sommes,

Il est un autre monde, un élysée, au ciel,

Que ne parcourent pas de longs ruisseaux de miel,

Où les âmes des bons, de Dieu seul altérés,

D'un nectar éternel ne sont pas enivrées,

Mais où les mânes saints, les immortels esprits,

De leurs corps immolés recevoir le prix !

Ni la sombre Tempé, ni le riant Ménale,

Qu'enivre de parfums l'haleine matinale,

Ni les vallons d'Hémus, ni ces riches coteaux

Qu'enchante l'Eurotas du murmure des eaux,

Ni cette terre enfin des poètes chérie,

Qui fait aux voyageurs oublier leur patrie,

N'approchent pas encor du fortuné séjour

Où le regard de Dieu donne aux âmes le jour !

Où jamais dans la nuit ce jour divin n'expire !

Où la vie et l'amour sont l'air qu'elle respire !

Où des corps immortels ou toujours renaissants

Pour d'autres voluptés lui prêtent d'autres sens !

 

‒ « Quoi ! des corps dans le ciel ? La mort avec la vie ?

‒ Oui, des corps transformés que l'âme glorifie !

L'âme pour composer ces divins vêtements

Cueille en tout l’univers la fleur des éléments ;

Tout ce qu'ont de plus pur la vie et la matière,

Les rayons transparents de la douce lumière,

Les reflets nuancés des plus tendres couleurs,

Les parfums que le soir enlève au sein des fleurs,

Les bruits harmonieux que l'amoureux Zéphyre

Tire au sein de la nuit de l'onde qui soupire,

La flamme qui s'exhale en jets d'or et d'azur,

Le cristal des ruisseaux roulant dans un ciel pur,

La pourpre dont l'aurore aime à teindre ses voiles,

Et les rayons dormants des tremblantes étoiles,

Réunis et formant d'harmonieux accords,

Se mêlant sous ses doigts et composant son corps !

Et l'âme, qui jadis esclave sur la terre

À ses sens révoltés faisait en vain la guerre,

Triomphante aujourd'hui de leurs vœux impuissants,

Règne avec majesté sur le monde des sens,

Pour des plaisirs sans fin, sans fin les multiplie,

Et joue avec l'espace et le temps et la vie !

Tantôt, pour s'envoler où l'appelle un désir,

Elle aime à parfumer les ailes d'un zéphyr,

D'un rayon de l'iris en glissant les colère ;

Et du ciel aux enfers, du couchant à l'aurore,

Comme une abeille errante, elle court en tout lieu

Découvrir et baiser les ouvrages du Dieu !

Tantôt au char brillant que l'aurore lui prête

Elle attelle un coursier qu'anime la tempête ;

Et, dans ces beaux déserts de feux errants semés,

Cherchant ces grands esprits qu'elle a jadis aimés,

De soleil en soleil, de système en système,

Elle vole et se perd avec l'âme qu'elle aime,

De l'espace infini suit les vastes détours,

Et dans le sein de Dieu se retrouve toujours !

 

« L'âme, pour soutenir sa céleste nature,

N'emprunte pas des corps sa chastes nourriture ;

Ni le nectar coulant de la coupe d'Hébé,

Ni le parfum des fleurs par le vent dérobé,

Ni la libation en son honneur versée,

Ne sauraient nourrir l'âme : Elle vit de pensée,

De désirs satisfaits, d'amour, de sentiments,

De son être immortel immortels aliments !

Grâce à ces fruits divins que le ciel multiplie,

Elle soutient, prolonge, éternise sa vie,

Et peut, par la vertu de l'éternel amour,

Multiplier son être, et créer à son tour !

Car, ainsi que les corps, la pensée est féconde !

Un seul désir suffit pour peupler tout un monde ;

Et de même qu'un son par l'écho répété,

Multiplié sans fin, court dans l'immortalité,

Ou comme en s'étendant l'éphémère étincelle

Allume sur l'autel une flamme immortelle,

Ainsi ces êtres purs l'un vers l'autre attirés,

De l'amour créateur constamment pénétrés,

À travers l'infini se cherchent, se confondent,

D'une éternelle étreinte, en s'aimant, se fécondent !

Et des astres déserts peuplant les régions,

Prolongent dans le ciel leurs générations !

Ô célestes amours ! saints transports ! chaste flamme !

Baisers ! où sans retour l'âme se mêle à l'âme !

Où l'éternel désir, et la pure beauté,

Poussent en s'unissant un cri de volupté !

Si j'osais !.. » Mais un bruit retentit sous la voûte !

Le sage interrompu tranquillement écoute,

Et nous vers l'occident nous tournons tous les yeux :

Hélas ! C'était le jour qui s'enfuyait des cieux !

 

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En détournant les yeux, le serviteur des Onze

Lui tendit le poison dans la coupe de bronze ;

Socrate la reçut d'un front toujours serein,

Et comme un don sacré l'élevant dans sa main,

Sans suspendre un moment sa phrase commencée,

Avant de la vider acheva sa pensée !

 

Sur les flancs arrondis du vase au large bord,

Qui jamais de son sein ne versait que la mort,

L'artiste avait fondu sous un souffle de flamme

L'histoire de Psyché, ce symbole de l'âme ;

Et, symbole plus doux de l'immortalité,

Un léger papillon en ivoire sculpté,

Plongeant sa trompe avide en ces ondes immortelles,

Formait l'anse du vase, en déployant ses ailes :

Psyché, par ses parents dévouée à l'amour,

Quittant avant l'aurore un superbe séjour,

D'une pompe funèbre allait environnée

Tenter comme la mort ce divin hyménée ;

Puis, seule, assise, en pleurs, le front sur ses genoux,

Mais, sensible à ses maux, le volage zéphyre,

Comme un désir divin que le ciel nous inspire,

Essuyant d'un soupir les larmes de ses yeux,

Dormante sur sont sein l'enlevait dans les cieux !

On voyait son beau front penché sur son épaule

Livrer ses longs cheveux aux doux baisers d’Éole,

Et Zéphyr succombant sous son charmant fardeau

Lui former de ses bras un amoureux berceau,

Effleurer ses longs cils de sa brûlante haleine,

Et jaloux de l'Amour la lui rendre avec peine !

Ici, le tendre Amour sur des roses couché

Pressait entre ses bras la tremblante Psyché,

Qui d'un secret effroi ne pouvant se défendre

Recevait ses baisers sans oser les lui rendre ;

Car le céleste époux trompant son tendre amour

Toujours du lit sacré fuyait avec le jour.

 

Plus loin, par le désir en secret éveillée,

Et du voilà nocturne à demi dépouillée,

Sa lampe d'une main et de l'autre un poignard,

Psyché, risquant l'amour, hélas ! contre un regard,

De son époux qui dort tremblant d'être entendue,

Se penchait vers le lit, sur un pied suspendue,

Reconnaissait l'Amour, jetait un cri soudain,

Et l'on voyait trembler la lampe dans sa main !

 

Mais de l'huile brûlante une goutte épanchée

S'échappant par malheur de la lampe penchée

Tombait sur le sein nu de l'amant endormi ;

L’Amour impatient, s'éveillant à demi,

Contemplait tour à tour ce poignard, cette goutte...

Et fuyait indigné vers la céleste voûte !

Emblème menaçant des désirs indiscrets

Qui profanent les dieux, pour les voir de trop près !

 

La vierge cette fois errante sur la terre

Pleurait son jeune amant, et non plus sa misère :

Mais l'Amour à la fin de ses larmes touché

Pardonnait à sa faute, et l'heureuse Psyché

Par son céleste époux dans l'Olympe ravie,

Sur les lèvres du dieu buvant les flots de la vie,

S'avançait dans le ciel avec timidité ;

Et l'on voyait Vénus sourire à sa beauté !

Ainsi par la vertu l'âme divinisée

Revient égale aux dieux régner dans l'élysée !

 

Mais Socrate élevant la coupe dans ses mains,

« Offrons ! offrons d'abord aux maîtres des humains

De l'immortalité cette heureuse prémice! »

Il dit ; et vers la terre inclinant le calice

Comme pour épargner un nectar précieux,

En versa seulement deux gouttes pour les dieux ;

Et de sa lèvre avide approchant le breuvage,

Le vida fermement, sans changer de visage,

Comme un convive avant de sortir d'un festin

Qui dans sa coupe d'or verse un reste du vin,

Et pour mieux savourer le dernier jus qu'il goûte,

L'incline lentement et le boit goutte à goutte !

Puis, sur son lit de mort doucement étendu,

Il reprit aussitôt son discours suspendu :

 

« Espérons dans les dieux ! et croyons en notre âme !

De l'amour dans nos cœurs alimentons la flamme !

L'amour est le lien des dieux et des mortels !

La crainte ou la douleur profanent leurs autels !

Quand vient l'heureux signal de notre délivrance,

Amis ! prenons vers eux le vol de l'espérance !

Point de funèbre adieu ! point de cris ! point de pleurs :

On couronne ici-bas la victime de fleurs ;

Que de joie et d'amour notre âme couronnée

S'avance au-devant d'eux, comme à son hyménée !

Ce sont là les festons, les parfums précieux,

Les voix, les instruments, les chants mélodieux,

Dont l'âme, convoquée à ce banquet suprême,

Avant d'aller aux dieux, doit s'enchanter soi-même !

 

« Relevons donc ces fronts que l'effroi fait pâlir !

Ne me demandez plus s'il faut m'ensevelir ;

Sur ce corps, qui fut moi, quelle huile on doit répandre ;

Dans quel lieu,dans quelle urne il faut garder ma cendre :

Qu'importe à vous, à moi, que ce vil vêtement

De la flamme, ou des vers, devienne l'aliment ?

Qu'une froide poussière à moi jadis unie

Soit balayée aux flots ou bien aux gémonies ?

Ce corps vil composé des éléments divers

Ne sera pas plus moi qu'une vague des mers,

Qu'une feuille des bois que l'aquilon promène,

Qu'un argile pétri sous une forme humaine,

Que le feu du bûcher dans les airs exhalé,

Ou le sable mouvant dans vos chemins foulés !

Mais je laisse en partant à cette terre ingrate

Un plus noble débris de ce que fut Socrate,

Mon génie à Platon ! à vous tous mes vertus !

Mon âme aux justes dieux ! ma vie à Mélitus,

Comme au chien dévorant qui sur le seuil aboie

En quittant le festin on jette aussi sa proie !... »

Tel qu'un triste soupir de la rame et des flots

Se mêle sur les mers aux chants des matelots,

Pendant cet entretien, une funèbre plainte

Accompagnait sa voix sur le seuil de l'enceinte ;

Hélas ! c'était Myrto demandant son époux,

Que l'heure des adieux ramenait parmi nous !

L'égarement troublait sa démarche incertaine

Et suspendus aux plis de sa robe qui traîne

Deux enfants, les pieds nus, marchant à ses côtés

Suivaient en chancelant ses pas précipités !

Avec ses longs cheveux elle essuyait ses larmes ;

Mais leur trace profonde avait flétri ses charmes,

Et la mort sur ses traits répandait sa pâleur ;

On eût dit qu'en passant l'impuissante douleur

Ne pouvant de Socrate atteindre la grande âme

Avait respecté l'homme et profané la femme !

De terrer et d'amour saisie à son aspect

Elle pleurait sur lui dans un tendre respect.

Telle aux fêtes du dieu pleuré par Cithérée

Sur le corps d'Adonis la bacchante éplorée,

Partageant de Vénus les divines douleurs,

Réchauffe tendrement le marbre de ses pleurs,

De sa bouche muette avec respect l'effleure

Et paraît adorer le beau dieu qu'elle pleure !

 

Socrate recevant ses enfants dans ses bras,

Baisa sa joue humide et lui parla tout bas :

Nous vîmes une larme, et ce fut la dernière,

Sous ses cils abaissés rouler dans sa paupière.

Puis d'un bras défaillant offrant ses fils aux dieux :

« Je fus leur père ici ! vous l'êtes dans les cieux !

Je meurs ! mais vous vivez ! veillez sur leur enfance !

Je les lègue, ô dieux bons ! à votre providence !... »

 

Mais déjà le poison dans ses veines versé

Enchaînait sans son cours le flot du sang glacé :

On voyait vers le cœur comme une onde tarie

Remonter pas à pas la chaleur et la vie,

Et ses membres roidis, sans force et sans couleur,

Du marbre de Paros imitaient la pâleur ;

En vain Phédon penché sur ses pieds qu'il embrasse

Sous sa brûlante haleine en réchauffait la glace,

Son front, ses mains, ses pieds se glaçaient sous nos doigts !

Il ne nous restait plus que son âme et sa voix !

Semblable au bloc divin d'où sortit Galathée

Quand une âme immortelle à l'Olympe empruntée

Descendant dans le marbre à la voix d'un amant

Fait palpiter son cœur d'un premier sentiment,

Et qu'ouvrant sa paupière au jour qui vient d'éclore

Elle n'est plus un marbre et n'est pas femme encore !

 

Était-ce de la mort la pâle majesté ?

Ou le premier rayon de l'immortalité ?

Mais son front rayonnant d'une beauté sublime

Brillait comme l'aurore aux sommets de Didyme,

Et nos yeux qui cherchaient à saisir son adieu

Se détournaient de crainte et croyaient voir un dieu !

Quelquefois l’œil au ciel il rêvait en silence,

Puis déroulant les flots de sa sainte éloquence,

Comme un homme enivré du doux jus de raisin,

Brisant cent fois le fil de ses discours sans fin,

Ou comme Orphée errant dans les demeures sombres,

En mots entrecoupés il parlait à des ombres !

« Courbez-vous, disait-il, cyprès d'Académus !

Que la vague en frappant le marbre du Pirée

Jette avec son écume une voix éplorée,

Les dieux l'ont rappelé ! ne l'ont rappelé ! ne le savez-vous pas ?...

Mais, ses amis en deuil, où portent-ils leurs pas ?

Voilà Platon ! Cébès, ses enfants, et sa femme !

Voilà son cher Phédon cet enfant de son âme !

Ils vont d'un pas furtif aux lueurs de Phœbé

Pleurer sur un cercueil aux regards dérobé,

Et penchés sur mon urne, ils paraissent attendre

Que la voix qu'ils aimaient sorte encor de ma cendre ?

Oui : je vais parler, mais ! comme autrefois

Quand penchés sur mon lit vous aspiriez ma voix !...

Mais que ce temps est loin ! et qu'une courte absence

Entre eux et moi, grands dieux ! a jeté de distance !

Vous qui cherchez si loin la trace de mes pas,

Levez les yeux ! voyez !...ils ne m'entendent pas !

Pourquoi ce deuil ? Pourquoi ces pleurs dont tu t'inondes ?

Épargne au moins, Myrto, tes longues tresses blondes !

Tourne vers moi tes yeux de larmes essuyés ;

Myrto ! Platon, Cébès ! Amis !...si vous saviez !... »

 

« Oracles, taisez-vous ! tombez, voix du portique !

Fuyez, vaines lueurs de la sagesse antique !

Nuages colorés d'une fausse clarté,

Évanouissez-vous devant la vérité !

D'un hymen ineffable elle est prête d'éclore ;

Attendez... un, deux, trois...., quatre siècles encore,

Et ses rayons divins qui partent des déserts

D'un éclat immortel rempliront l'univers !

Et vous, ombres de Dieu qui nous voilez sa face !

Fantômes imposteurs qu'on adore à sa place !

Dieux de chair et de sang ! dieux vivants ! dieux mortels !

Vices déifiés sur d'immondes autels !

Mercure aux ailes d'or, déesse de Cythère,

Qu'adorent impunis le vol et l'adultère ;

Vous tous, grands et petits, race de Jupiter,

Qui peuplez, qui souillez les eaux, la terre et l'air !

Encore un peu de temps, et votre foule,

Roulant avec l'erreur de l'Olympe qui croule,

Fera place au dieu saint, unique, universel,

Le seul dieu que j'adore et qui n'a point d'autel !...

 

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Quels secrets dévoilés !... quelle vaste harmonie !...

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Mais qui donc étais-tu, mystérieux génie ?

Toi qui, voilant toujours ton visage à mes yeux,

M'as conduit parla voix jusqu'aux portes des cieux !

Toi qui m'accompagnant comme u oiseau fidèle

Caresse encor mon front du doux vent de ton aile.

Es-tu quelque Apollon de ce divin séjour ?

Ou quelque beau Mercure envoyé par l'amour ?

Tiens-tu l'arc, ou la lyre, ou l'heureux caducée ?

Ou n'es-tu, réponds-moi, qu'une sainte pensée ?...

Ah viens ! Qui que tu sois, esprit, mortel ou dieu,

Avant de recevoir mon éternel adieu

Laisse-moi découvrir, laisse-moi reconnaître

Cet ami qui m'aima, même avant que de naître !

Que je puisse en touchant au terme du chemin

Rendre grâce à mon guide et pleurer sur sa main !

Sors du voile éclatant qui te dérobe encore !

Approche !... Mais que vois-je ?... ô Verbe que j'adore !

Rayons co-éternel! Est-ce vous que je vois ?...

Voilez-vous, ou je meurs une seconde fois !

 

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Heureux ceux qui naîtront dans la sainte contrée

Qui baise avec respect la vague d'Érythrée !

Ils verront, les premiers, sur leur pur horizon

Se lever au matin l'astre de la raison.

Amis, vers l'orient tournez votre paupière,

La vérité viendra d'où nous vient la lumière !

Mais qui l'apportera ?... C'est toi, Verbe conçu !

Toi, qu'à travers les temps mes yeux ont aperçu ;

Toi, dont par l'avenir la splendeur réfléchie

Vient m'éclairer d'avance au sommet de la vie.

Tu viens ! tu vis ! tu meurs ! d'un trépas mérité !

Car la mort est le prix de toute vérité !...

Mais ta voix expirante en ce monde entendue

Comme la mienne, au moins ne sera pas perdue.

La voix qui vient du ciel n'y remontera pas ;

L'univers assoupi t'écoute, et fait un pas ;

L'énigme du destin se révèle à la terre !

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Quoi, j'avais soupçonné ce sublime mystère ?

Nombre mystérieux ! profonde trinité !

Triangle composé d'une triple unité !

Les formes, les couleurs, les sons, les nombres même,

Tout me cachait mon dieu ! Tout était son emblème !

Mais les voiles enfin pour moi sont révolus ;

Écoutez !... » Il parlait, nous ne l'entendions plus !

Cependant dans son sein son haleine oppressée

Trop faible pour prêter des sons à sa pensée,

Sur sa lèvre entr'ouverte, hélas, venait mourir,

Puis semblait tout à coup palpiter et courir :

Comme prêt à s'abattre aux rives paternelles

D'un cygne qui se pose on voit battre les ailes ;

Entre les bras d'un songe il semblait endormi.

L'intrépide Cébès penché sur notre ami,

Rappelant dans ses yeux l'âme qui s'évapore,

Jusqu'au bord du trépas l'interrogeait encore :

Dors-tu ? lui disait-il, la mort est-ce un sommeil ?

Il recueillit sa force, et dit : c'est un réveil !

‒ Ton oeil est-il voilé par des ombres funèbres ?

‒ Non : je vois un jour pur poindre dans les ténèbres !

‒ N'entends-tu pas des cris, des gémissements ? ‒ Non ;

J'entends des astres d'or qui murmurent un nom !

‒ Que sens-tu ? ‒ Ce que sent la jeune chrysalide

Quand, livrant à terre une dépouille aride,

Aux rayons de l'aurore ouvrant ses faibles yeux,

Le souffle du matin la roule dans les cieux !

‒ Ne nous trompais-tu pas ? réponds : l'âme était-elle ?...

‒ Croyez-en ce sourire, elle était immortelle !...

‒ De ce monde imparfait qu'attends-tu pour sortir ?

‒ J'attends, comme la nef, un souffle pour partir !

‒ D'où viendra-t-il ? - Du ciel ! - Encore une parole !

‒ Non ; laisse en paix mon âme, afin qu'elle s'envole ! »

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Il dit, ferma les yeux pour la dernière fois

Et resta quelque temps sans haleine et sans voix.

Un faux rayons de vie errant par intervalle

D'une pourpre mourante éclairait son front pâle.

Ainsi, dans un soir pur de l'arrière-saison,

Quand déjà le soleil a quitté l'horizon,

Un rayon oublié des ombres se dégage

Et colore en passant les flancs d'or d'un nuage ;

Enfin plus librement il semble respirer,

Et, laissant sur ses traits son doux sourire errer,

« Aux dieux libérateurs, dit-il, qu'on sacrifie !

Ils m'ont guéri ! ‒ De quoi ? dit Cébès. ‒ De la vie !... »

Puis un léger soupir de ses lèvres coula

Aussi doux que le vol d'une abeille d'Hybla !

Était-ce ?... Je ne sais ; mais pleins d'un saint dictame

Nous sentîmes en nous comme un seconde âme !...

 

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Comme un lis sur les eaux et que la rame incline,

Sa tête mollement penchait sur sa poitrine ;

Ses longs cils que la mort n'a fermé qu'à demi

Retombant en repos sur son œil endormi

Semblaient, comme autrefois, sous leur ombre abaissée

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24 août 2011 3 24 /08 /août /2011 15:44

Chercheur de connaissance

 

J'ai bien peur que tu n’atteignes pas la Mecque, ô nomade !

Car la route que tu suis mène au Turkestan.

Sheikh SAADI, Le Jardin des roses,

« Des usages derviches ».

 

Je me trouvai un jour dans le cercle d'un maître soufi du nord de l'Inde, lorsqu'un jeune étranger fut introduit. Il baisa la main du sheikh et se mit à parler. Pendant trois ans et demi, dit-il, il avait étudié les religions, le mysticisme et l'occultisme, dans les livres, en Allemagne, en France et en Angleterre. Il avait fréquenté une société après l'autre, à la recherche de ce qui pourrait le mettre sur la bonne voie. La religion formelle ne lui disait rien. Après avoir rassemblé une confortable somme d'argent, il s'était mis en route pour l'Orient ; il avait erré d'Alexandrie au Caire, de Damas à Téhéran et traversé l'Afghanistan, l'Inde et le Pakistan. Il était allé en Birmanie et à Ceylan, ainsi qu'en Malaisie. Partout il avait eu des entretiens avec les maîtres spirituels et religieux dont il avait gardé d'abondantes notes.

Il était évident qu'il avait parcouru beaucoup de chemin, à tous points de vue. Il voulait se joindre à ce sheikh, parce qu'il voulait faire quelque chose de concret, se concentrer sur des idées, s'améliorer. Il montrait tous les signes de celui qui est plus que prêt à se soumettre à la discipline d'un ordre derviche.

Le sheikh lui demanda pourquoi il rejetait tous les autres enseignements. Pour différentes raisons, répondit-il ; et différentes dans presque chaque cas. « Dites m'en quelques-unes », dit le maître.

Les grandes religions, commença-t-il, ne me semblent pas assez profondes. Elles se concentrent sur les dogmes. Avant toute chose, il faut accepter les dogmes. Le zen, tel qu'il l'avait connu en Occident, était hors de contact avec la réalité ; le yoga exigeait une discipline féroce si on ne voulait pas en faire « un simple dada ». Les cultes centrés sur la personnalités d'un homme avaient comme fondement la concentration sur cet homme. Il ne pouvait pas accepter le principe que les cérémonie, le symbolisme et ce qu'il appelait la mimique de vérités spirituelles puissent avoir de réalité véritable.

Chez les soufis avec lesquels il avait pu entrer en contact, il lui semblait que le même schéma prévalait. Certains étaient des disciples sincères, d'autres se servaient de mouvements rythmiques qui lui faisait l'effet d'être comme une mimique de quelque chose. D'autres encore enseignaient au moyen de récits qui ne se distinguaient guère de sermons. Quelques soufis s'en tenaient à la concentration sur des thèmes théologiques.

Le sheikh voulait-il l'aider ?

« Plus que vous ne croyez, dit le sheikh, l'homme se développe, qu'il le sache ou non. La vie est une, même si elle apparaît inerte en certaines formes. Tant que vous vivez, vous apprenez. Ceux qui apprennent avec un effet délibéré pour apprendre restreignent le Savoir qui est projeté sur eux dans l'étant normal. Les hommes sans culture possèdent souvent la sagesse à un certain degré parce qu'ils laissent entrer les impacts de la vie elle-même. Quand vous marchez dans la rue, en regardant les choses ou les gens, ces impressions vous enseignent quelque choses. Si vous tentez activement d'en apprendre quelque chose, vous apprenez certaines choses mais qui sont déterminées à l'avance. Vous regardez le visage d'un homme. Ce faisant, des questions surgissent dans votre esprit, et c'est votre propre esprit qui fournit les réponses. Est-il brun, est-il blond ? Quelle sorte d'homme est-ce ? Il y a aussi un échange constant entre l'autre et vous-même.

« Cet échange est dominé par votre subjectivité. Je veux dire par là que voyez ce que vous voulez voir. Ceci est devenu une action automatique ; vous êtes semblable à une machine tout en étant un homme, mais superficiellement éduqué. Vous regardez une maison. Les caractéristiques générales et particulières sont décomposées en éléments plus petits et inventoriées dans votre tête. Mais pas objectivement, en fonction seulement de vos expériences passées. Ces expériences chez l'homme moderne comprennent ce qu'on lui a appris. Ainsi la maison sera grande ou petite, belle ou pas belle, semblable à la vôtre ou dissemblable. En entrant dans le détail, elle aura le même toit qu'une autre, des fenêtres inhabituelles. La machine tourne en rond, parce qu'elle ne fait qu'ajouter à sa connaissance formelle. »

Le nouveau venu semblait abasourdi.

« Ce que j'essaye de vous faire comprendre, dit le sheikh, implacablement, c'est que vous évaluez les choses en fonctions d'idées préconçues. C'est presque inévitable pour un intellectuel. Vous n'aimez pas le symbolisme en religion, avez-vous décidé. Très bien, vous allez chercher une religion sans symbolisme. » Il s'arrêta : « Est-ce cela que vous voulez dire ?

Je veux dire, je pense, que la manière dont différentes organisations utilisent le symbolisme ne me satisfait pas, ne me paraît pas authentique ou nécessaire, répondit le jeune homme.

Cela signifie-t-il que vous sauriez reconnaître, si vous en trouviez, une manière correcte d'utiliser les symboles ? s'informa le maître.

Le symbolisme et le rituel, pour moi, ne sont pas fondamentaux, répliqua le candidat-disciple, et ce sont les choses fondamentales que je cherche.

Reconnaîtriez-vous une chose fondamentale si vous en trouviez une ?

Je le pense.

Alors les choses que nous disons et faisons vous paraîtraient simple affaire d'opinion, de tradition ou encore superficielle ; car nousaussi nous utilisons les symboles. D'autres utilisent les chants, les mouvements, la pensée et le silence, la concentration et la contemplation, et quantité d'autres choses. »

Le sheikh se tut.

Le visiteur parla.

« Pensez-vous que l'exclusivisme judaïque, les rituels du christianisme, le jeûne dans l'islam, les têtes rasées des bouddhistes soient des choses fondamentales ? » Notre invité s'échauffait maintenant sur un thème typiquement intellectuel.

« Les soufis ont ce dicton : l'apparent est le pont vers le Réel, dit le sheikh. Ceci veut dire, dans le cas que nous considérons, que toutes les choses ont un sens. Le sens peut être perdu, la célébration un simple simulacre, une façon sentimentale, mal comprise, de remplir un rôle. Mais, correctement utilisées, elles sont reliées de manière continue à la vraie réalité.

Donc, originellement, tout rituel a un sens et un effet nécessaire ?

Essentiellement, tout rituel, tout symbolisme, etc. est la réflexion d'une vérité. Il peut avoir été changé, adapté, détourné à d'autres fins ; mais il représente une vérité – la vérité intérieure de ce que nous appelons la Voie soufie.

Mais les pratiquants ne savent pas ce qu'il signifie ?

Ils peuvent le savoir en un sens, sur un niveau – un niveau suffisamment pour que le système se propage. Mais pour ce qui est d'atteindre la réalité et le développement de soi, l'utilisation de ces technique ne représente rien.

Alors, dit l'étudiant, comment savoir qui utilise et qui n'utilise pas les signes extérieurs de la bonne manière, celle qui conduit au développement ? Je puis accepter que ces indications superficielles aient une valeur potentielle, dans la mesure où ellespourraient mener à quelque chose d'autre, car il faut partir de quelque part. Mais, pour moi, je ne saurais vous dire quel système je dois suivre.

Il y a un moment vous sollicitiez l'admission dans notre cercle, dit le sheikh, et maintenant je suis parvenu à vous troubler au point que vous admettez ne pas pouvoir juger. Voyez-vous, c'est là l'essentiel : vousne pouvez pas juger. On ne peut pas se servir des outils du charpentier pour l'horlogerie. Vous vous êtes donné une tâche : trouver la vérité spirituelle. Vous avez cherché cette vérité dans de fausses directions et interprété ses manifestations de la mauvaise manière. Quoi de surprenant alors que vous demeuriez dans cet état ? Il y a une autre alternative pour vous, tel que vous êtes à présent. La concentration excessive sur ce thème, l'anxiété et l'émotion engendrées en vous, s'accumuleront finalement à tel point que vous chercherez à vous en soulager. Alors que se passera-t-il ? L'émotion submergera l'intellect et ou bien prendrez-vous la religion en haine ou bien – plus probablement – vous convertirez-vous à un de ces cultes qui enlèvent la responsabilité. Vous vous rangerez confortablement – avec l'idée que vous avez trouvé ce que cherchiez.

N'y a-t-il pas une autre possibilité, même en supposant que j'accepte le fait que mon émotion puisse submerger mon intellect, comme vous le croyez ? » Celui qui a reçu une éducation intellectuelle accepte difficilement qu'on insinue qu'elle ne soit pas globale ou qu'elle puisse être balayée par l'émotion. La légère âpreté dans la voix trahissait le penseur imbu de ses droits, ce qui n'échappa pas au sheikh.

« La possibilité dont vous ne voulez pas est celle du détachement. Voyez-vous, quand nous nous détachons, nous ne le faisons pas de la même façon que vous. L'intellect vous apprend à détacher la pensée de quelque chose et à l'examiner intellectuellement. Ce qu'il faut c'est se détacher à la fois de l'intellect et de l'émotion. Comment pouvez-vous vous ouvrir à quoi que ce soit si vous faites appel à l'intellect pour le juger ? Votre problème est que ce que vous appelez intellect est en réalité une suite d'idées qui prennent tour à tour possession de votre conscience. Nous ne pensons pas que l'intellect soit suffisant. L'intellect, pour nous, est un complexe d'attitudes plus ou moins compatibles que vous avez été éduqué à regarder comme une chose unique. Dans la pensée soufie, il y un niveau au-dessous de celui-là, qui est unique, petit mais vital. C'est l'intellect véritable. Cet intellect véritable est l'organe de la compréhension, existant en chaque être humain. De temps en temps, dans la vie humaine ordinaire, il se manifeste, produisant d'étranges phénomènes, inexplicables par les méthodes habituelles. Tantôt on les appelle phénomènes occultes, tantôt on y voit un transcendement des liens du temps ou de l'espace. C'est cet élément dans l'être humain qui est responsable de son évolution vers une forme supérieure.

Et je dois accepter cela sans examen ?

Non, vous ne pouvez pas l'accepter, même si vous le vouliez. Si vous l'acceptiez, vous auriez tôt fait de l'abandonner. Même si vous étiez intellectuellement convaincu que c'est une hypothèse nécessaire, vous pourriez très bien perdre cette conviction. Non, ce que vous avez à faire est de l'expérimenter. Cela veut dire, naturellement, qu'il vous faut le sentir comme vous ne sentez rien d'autre. Cela entre dans votre conscience comme une vérité différente à regarder en qualité des autres choses que vous avez été habitué à regarder comme vérités. Par sa différence même, vous reconnaissez que cela appartient à ce domaine que nous appelons « l'autre . »

Notre visiteur trouvait cela difficile à digérer ; il revint à ses façons toutes faites de penser. « Essayez-vous de créer en moi la conviction qu'il y a quelque de plus profond, et que je le sens ? Parce qu'autrement, je ne vois pas l'intérêt à passer tant de temps à cette discussion. 

Au risque de vous paraître brutal, dit le sheikh aimablement, je dois vous dire que les choses ne sont pas telles que vous les voyez. Voyez-vous, vous venez ici et vous parlez. Je parle avec vous. Par suite de notre conversation et de notre échange de pensées il se produit beaucoup de choses. En ce que nous avons conversé. Peut-être vous sentez-vous convaincu, ou non. Pour nous le sens de toute cette rencontre a une portée beaucoup plus grande. Quelque chose se passe par suite de cette conversation. Quelque chose se passe, comme vous pouvez bien l'imaginer, dans l'esprit de tous ceux ici présents. Mais quelque chose d'autre se passe aussi – pour vous, pour moi et ailleurs. Quelque chose que l'on comprend quand on le comprend. Prenez ça simplement sur le plan cause et effet. Comme on le comprend en général. Un homme entre dans une boutique acheter un morceau de savon. Par suite de son emplette, beaucoup de choses peuvent advenir – le commerçant a plus d'argent, il faudra commander plus de savons, etc. Les mots prononcés au cours de la transaction ont un effet qui dépend de l'état d'esprit des deux parties. Quand l'homme sort de la boutique, il y a un facteur additionnel dans sa vie qui n'y était pas auparavant : le savon. Beaucoup de choses peuvent s'ensuivre. Mais, pour les deux personnages principaux, tout ce qui estréellement arrivé est qu'un morceau de savon a été acheté et payé. Ils n'ont pas conscience des ramifications de ce fait, et s'y intéressent fort peu. C'est seulement si un fait digne d'attention, à leur point de vue, se produit qu'ils y repensent. Alors, ils diront : « Figurez-vous que l'homme qui m'a acheté du savon était un assassin ; ou peut-être était-ce un roi. Peut-être a-t-il laissé une fausse pièce. » Toute action, de même que toute parole, a un effet et une place. Ceci est la base du « système-sans-système » des soufis. Et, comme vous pourrez le lire dans d'innombrables histoires, le soufi se meut au milieu d'un complexe incroyable d'actions et d'événements en étant intérieurement conscient de leur signification.

Je vois ce que vous voulez dire, dit le visiteur, mais je ne peux pas l'expérimenter. Si c'est vrai, cela explique évidemment bien des choses : les faits occultes, les expériences prophétiques, l'échec de tous, à l'exception d'un petit nombre d'individus, à résoudre les énigmes de la vie par la seule pensée. Et cela pourrait signifier aussi que l'individu conscient du déroulement complexe des événements tout autour de lui peut s'y adapter harmonieusement à un degré impossible pour les autres.

« Mais le prix de cette tentative est le sacrifice de la connaissance possédée antérieurement. Je ne pourrais m'y résoudre. »

Le sheikh ne voulait pas d'une victoire verbale, ni clore le débat par uncoup de grâce : « mon ami, un homme une fois se blessa à la jambe. Il dut marcher avec une béquille. Cette béquille lui était très utile, à la fois pour marcher et pour bien d'autres raisons. Il apprit à toute sa famille à se servir de béquilles, et elles s'intégrèrent à la vie normale. Il était dans des ambitions de chacun de posséder une béquille. Certaines étaient faites en ivoire, d'autres étaient ornées d'or. On ouvrit des écoles pour entraîner les gens à s'en servir ; on fonda des chaires universitaires pour traiter des aspects supérieurs de cette science. Un petit nombre, un très petit nombre d'individus, s'essayèrent à marcher sans béquilles. Ce qui parut scandaleux, absurde. Quelques-uns réagirent et furent punis. Ils tentèrent de montrer qu'une béquille pouvait, dans certains cas, avoir son utilité, ou que nombre des emplois qu'on en faisait pouvaient être remplacés par autre chose. Peu les écoutèrent. Afin de vaincre les préjugés, certains de ceux qui pouvaient marcher sans secours commencèrent à se conduire d'une façon totalement différente de ce que voulait l'ordre établi. Mais ils étaient très peu nombreux.

« Quand on découvrit qu'après s'être servi de béquilles pendant tant de générations peu de gens savaient en fait marcher sans elles, la majorité « prouva » qu'elles étaient nécessaires. « Regardez, disaient-ils, voici un homme. Essayez de le faire marcher sans béquilles. Voyez ! Il ne peut pas ! - mais nous marchons bien sans béquilles, leur rappelaient les marcheurs ordinaires. - Ce n'est pas vrai ; c'est pure imagination de votre part », répondaient les boiteux, car entre-temps ils étaient aussi devenus aveugles, aveugles parce qu'ils ne voulaient pas voir.

L'analogie ne cadre pas complètement, dit le jeune homme.

Est-ce qu'une analogie cadre jamais complètement ? demanda le sheikh. Ne voyez-vous pas, que si je pouvais tout expliquer facilement et complètement, au moyen d'une seule histoire, cette conversation serait totalement inutile ? Seules les vérités partielles sont exprimées exactement par l'analogie. Par exemple, je peux vous donner un modèle parfait de disque circulaire et vous pourrez en découper des milliers à partir de celui-ci. Chacun sur la copie de chacun des autres. Mais, ainsi que nous le savons tous, un cercle n'est que relativement circulaire. Augmentez ses dimensions proportionnellement plusieurs centaines de fois et vous vous apercevrez que vous n'avez plus un vrai cercle.

C'est un fait de la science physique ; je sais que toutes les lois scientifiques ne sont que relativement vraies. La science elle-même l'affirme.

Et pourtant vous cherchez l'entière vérité par des méthodes relatives ?

Oui, et vous aussi, puisque vous dites que les symboles, etc. sont des « ponts vers le réel » quoiqu'ils soient incomplets.

La différence est que vous avez choisi une méthode unique pour approcher la vérité. Ce n'est pas suffisant. Nous utilisons beaucoup de méthodes différentes, et nous reconnaissons qu'il y a une vérité qui est perçue par un organe intérieur. Vous essayez de faire bouillir de l'eau, mais vous ne savez pas comment. Nous faisons bouillir l'eau en réunissant certains éléments – le feu, le récipient, l'eau.

Mais alors, et l'intellect ?

Il doit être replacé dans une perspective correcte, trouver son niveau propre et ceci lorsque l'équilibre de la personnalité, qui fait actuellement défaut, sera rétabli. »

Après le départ du visiteur, quelqu'un demande au sage : « Pouvez-vous commenter cet entretien ?

Si je le commentais, répondit-il, il perdrait de sa perfection. »

 

Le doctrine soufie de l'équilibre entre les extrêmes a plusieurs significations. Appliquée à la relation maître-élève, à la capacité d'apprendre d'un autre, elle implique l'obligation pour l'individu de se libérer d'une forme de pensée incorrecte, avant de pouvoir commencer à apprendre. Notre candidat-disciple occidental doit apprendre que ses hypothèses sur sa propre capacité d'apprendre ne peuvent avoir cours dans un domaine où il ne connaît pas en fait la nature de ce qu'il essaye d'apprendre. Tout ce qu'il sait réellement est qu'il est d'une certaine façon insatisfait. Tout le reste, c'est sa collection personnelle d'idées sur la raison possible de son insatisfaction, c'est sa tentative pour trouver un remède à la maladie qu'il a diagnostiquée sans d'abord mettre en doute ses capacités diagnostiques.

Nous avons choisi un incident vécu où un Occidental était impliqué mais cette forme de pensée n'est pas confinée à l'Occident. De là même façon, l'extrême opposé, l'homme qui désire se soumettre complètement à la volonté d'un maître – ce qui est une caractéristique reconnue de l'esprit oriental – est presque tout aussi inapte. Le chercheur doit atteindre avant tout un certain équilibre entre ces deux extrêmes avant que puisse lui être reconnue la capacité d'apprendre.

Ces deux types d'hommes apprennent quelle est leur capacité d'apprendre principalement en observant le maître soufi et son comportement. Ses actions et ses paroles, du fait qu'il est l'exemplaire humain, sont le pont entre l'incapacité relative de l'étudiant et la condition soufie. A peine une personne sur cent a, ordinairement, la moindre notion de ces deux exigences. Si l'étudiant, par une étude attentive de la littérature soufie, entrevoit le principe sur quoi opère la relation maître-élève, il aura plus que de la chance.

Il peut le découvrir dans le matériel soufi, pourvu qu'il soit prêt à le lire et à le relire, à s'entraîner à éviter les associations automatiques qui classent ou étiquettent pour lui la pensée soufie (et toute autre pensée). Généralement parlant, il se laissera plus probablement attirer temporairement par quelque école plus plausible qui fixe des principes inflexibles sur lesquels il pourra s'appuyer.

 

  Idries Shah, Les Soufis et l'ésotérisme

 

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19 juin 2011 7 19 /06 /juin /2011 12:10

Écoutez. Une femme au profil décharné,

Maigre, blême, portant un enfant étonné,
Est là qui se lamente au milieu de la rue.
La foule, pour l'entendre, autour d'elle se rue.
Elle accuse quelqu'un, une autre femme, ou bien
Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n'a rien;
Pas d'argent; pas de pain; à peine un lit de paille.
L'homme est au cabaret pendant qu'elle travaille.
Elle pleure, et s'en va. Quand ce spectre a passé,
O penseurs, au milieu de ce groupe amassé,
Qui vient de voir le fond d'un coeur qui se déchire,
Qu'entendez-vous toujours? Un long éclat de rire.

Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,
Avoir droit au bonheur, à la joie, à l'amour.
Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille!
Seule! -- n'importe! elle a du courage, une aiguille!
Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,
En travaillant le jour, en travaillant la nuit,
Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.
Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,
Et chante au bord du toit tant que dure l'été.
Mais l'hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,
Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe;
Les jours sont courts, il faut allumer une lampe;
L'huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.
O jeunesse! printemps! aube! en proie à l'hiver!
La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,
Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte
Les meubles, prend enfin quelque humble bague d'or;
Tout est vendu! L'enfant travaille et lutte encor;
Elle est honnête; mais elle a, quand elle veille,
La misère, démon, qui lui parle à l'oreille.
L'ouvrage manque, hélas! cela se voit souvent.
Que devenir? Un jour, ô jour sombre! elle vend
La pauvre croix d'honneur de son vieux père, et pleure;
Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu'elle meurt!
A dix-sept ans! grand Dieu! mais que faire?… -- Voilà
Ce qui fait qu'un matin la douce fille alla
Droit au gouffre, et qu'enfin, à présent, ce qui monte
A son front, ce n'est plus la pudeur, c'est la honte.
Hélas, et maintenant, deuil et pleurs éternels!
C'est fini. Les enfants, ces innocents cruels,
La suivent dans la rue avec des cris de joie.
Malheureuse! elle traîne une robe de soie,
Elle chante, elle rit… ah! pauvre âme aux abois!
Et le peuple sévère, avec sa grande voix,
Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,
Lui dit quand elle vient: -C'est toi? Va-t'en, infâme!-

Un homme s'est fait riche en vendant à faux poids;
La loi le fait juré. L'hiver, dans les temps froids,
Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.
Regardez cette salle où le peuple fourmille;
Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.
C'est juste, puisque l'un a tout et l'autre rien.
Ce juge, -- ce marchand, -- fâché de perdre une heure,
Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,
L'envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.
Tous s'en vont disant: -C'est bien!- bons et méchants,
Et rien ne reste là qu'un Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

Un homme de génie apparaît. Il est doux,
Il est fort, il est grand; il est utile à tous;
Comme l'aube au-dessus de l'océan qui roule,
Il dore d'un rayon tous les fronts de la foule;
Il luit; le jour qu'il jette et un jour éclatant;
Il apporte une idée au siècle qui l'attend;
Il fait son œuvre; il veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères;
Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,
Si l'on pense un peu plus, si l'on souffre un peu moins!
Il vient. -- Certe, on le va couronner! -- On le hue!
Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,
Ceux qui n'ignorent rien, ceux qui doutent de tout,
Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l'égout,
Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.
Si c'est un orateur ou si c'est un ministre,
On le siffle. Si c'est un poëte, il entend
Ce choeur: -Absurde! faux! monstrueux! révoltant!-
Lui, cependant, tandis qu'on bave sur sa palme,
Debout, les bras croisés, le front levé, l’œil calme,
Il contemple, serein, l'idéal et le beau;
Il rêve; et, par moments, il secoue un flambeau
Qui, sous ses pieds, dans l'ombre, éblouissant la haine,
Éclaire tout à coup le fond de l'âme humaine;
Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours;
Orateur, il entasse efforts, travaux, discours;
Il marche, il lutte! Hélas! l'injure ardente et triste,
A chaque pas qu'il fait, se transforme et persiste.
Nul abri. Ce serait un ennemi public,
Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,
Qu'il serait moins traqué de toutes les manières,
Moins entouré de gens armés de grosses pierres,
Moins haï! -- Pour eux tous et pour ceux qui viendront,
Il va semant la gloire, il recueille l'affront.
Le progrès est son but, le bien est sa boussole;
Pilote, sur l'avant du navire il s'isole;
Tout marin, pour dompter les vents et les courants,
Met tour à tour le cap sur des points différents,
Et, pour mieux arriver, dévie en apparence;
Il fait de même; aussi blâme et cris; l'ignorance
Sait tout, dénonce tout; il allait vers le nord,
Il avait tort; il va vers le sud, il a tort;
Si le temps devient noir, que de rage et de joie!
Cependant, sous le faix sa tête à la fin ploie,
L'âge vient, il couvait un mal profond et lent,
Il meurt. L'envie alors, ce démon vigilant,
Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière,
Prend soin de le clouer de ses mains dans la bière,
Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit
S'il est vraiment bien mort, s'il ne fait pas de bruit,
S'il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme
Et, s'essuyant les yeux, dit: -C'était un grand homme!-

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas!
Ils semblent dire à Dieu: -Petits comme nous sommes,
-Notre père, voyez ce que nous font les hommes!-
O servitude infâme imposée à l'enfant!
Rachitisme! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu: qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
Et qui ferait -- c'est là son fruit le plus certain --
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin!
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil!
Progrès dont on demande: -Où va-t-il? Que veut-il?-
Qui brise la jeunesse en fleur! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme!
Que ce travail, haï des mères, soit maudit!
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème!
O Dieu! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, saint, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux!

Le pesant chariot porte une énorme pierre;
Le limonier, suant du mors à la croupière,
Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant
Monte, et le cheval triste à le poitrail en sang.
Il tire, traîne, geint, tire encore et s'arrête;
Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête;
C'est lundi; l'homme hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de cris et de jurons;
Oh! quelle est donc la loi formidable qui livre
L'être à l'être, et la bête effarée à l'homme ivre!
L'animal éperdu ne peut plus faire un pas;
Il sent l'ombre sur lui peser; il ne sait pas,
Sous le bloc qui l'écrase et le fouet qui l'assomme,
Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l'homme.
Et le roulier n'est plus qu'un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui traîne des licous,
Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.
Si la corde se casse, il frappe avec le pié;
Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,
Baisse son cou lugubre et sa tête égarée;
On entend, sous les coups de la botte ferrée,
Sonner le ventre nu du pauvre être muet!
Il râle; tout à l'heure encore il remuait;
Mais il ne bouge plus, et sa force est finie;
Et les coups furieux pleuvent; son agonie
Tente un dernier effort; son pied fait un écart,
Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard;
Et, dans l'ombre, pendant que son bourreau redouble,
Il regarde Quelqu'un de sa prunelle trouble;
Et l'on voit lentement s'éteindre, humble et terni,
Son oeil plein des stupeurs sombres de l'infini,
Où luit vaguement l'âme effrayante des choses.
Hélas!

Cet avocat plaide toutes les causes;
Il rit des généreux qui désirent savoir
Si blanc n'a pas raison avant de dire noir;
Calme, en sa conscience il met ce qu'il rencontre,
Ou le sac d'argent Pour, ou le sac d'argent Contre;
Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.
Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,
Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.
La foule hait cet homme et proscrit cette femme;
Ils sont maudits. Quel est leur crime? Ils ont aimé.
L'opinion rampante accable l'opprimé,
Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.
De l'inventeur mourant le parasite engraisse.
Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,
Triche, et rit d'escroquer la dupe Dévouement.
Le puissant resplendit et du destin se joue;
Derrière lui, tandis qu'il marche et fait la roue,
Sa fiente épanouie engendre son flatteur.
Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur.
O hideux coin de rue où le chiffonnier morne
Va, tenant à la main sa lanterne de corne,
Vos tas d'ordures sont moins noirs que les vivants!
Qui, des vents ou des coeurs, est le plus sûr? Les vents.
Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire;
Il a l’œil clair, le front gracieux, l'âme noire;
Il se courbe; il sera votre maître demain.

Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin;
Ton feutre humble et troué s'ouvre à l'air qui le mouille;
Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille;
Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau;
Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau;
Ta cahute, au niveau du fossé de la route,
Offre son toit de mousse à la chèvre qui broute;
Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir
Pour manger le matin et pour jeûner le soir;
Et, fantôme suspect devant qui l'on recule,
Regardé de travers quand vient le crépuscule,
Pauvre au point d'alarmer les allants et venants,
Frère sombre et pensif des arbres frissonnants,
Tu laisses choir tes ans ainsi qu'eux leur feuillage;
Autrefois, homme alors dans la force de l'âge,
Quand tu vis que l'Europe implacable venait,
Et menaçait Paris et notre aube qui naît,
Et, mer d'hommes, roulait vers la France effarée,
Et le Russe et le Hun sur la terre sacrée
Se ruer, et le nord revomir Attila,
Tu te levas, tu pris ta fourche; en ces temps-là,
Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,
Un des grands paysans de la grande Champagne.
C'est bien. Mais, vois, là-bas, le long du vert sillon,
Une calèche arrive, et, comme un tourbillon,
Dans la poudre du soir qu'à ton front tu secoues,
Mêle l'éclair du fouet au tonnerre des roues.
Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas! Ce passant
Fit sa fortune à l'heure où tu versais ton sang;
Il jouait à la baisse, et montait à mesure
Que notre chute était plus profonde et plus sûre;
Il fallait un vautour à nos morts; il le fut;
Il fit, travailleur âpre et toujours à l'affût,
Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes;
Moscou remplit ses prés de meules odorantes;
Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,
Et la Bérésina charriait un palais;
Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,
Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles,
Des jardins où l'on voit le cygne errer sur l'eau,
Un million joyeux sortit de Waterloo;
Si bien que du désastre il a fait sa victoire,
Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,
Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,
A coupé sur la France une livre de chair.
Or, de vous deux, c'est toi qu'on hait, lui qu'on vénère;
Vieillard, tu n'es qu'un gueux, et ce millionnaire,
C'est l'honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas!
Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
Les multitudes vont et viennent dans les rues.
Foules! sillons creusés par ces mornes charrues:
Nuit, douleur, deuil! champ triste où souvent a germé
Un épi qui fait peur à ceux qui l'ont semé!
Vie et mort! onde où l'hydre à l'infini s'enlace!
Peuple océan jetant l'écume populace!
Là sont tous les chaos et toutes les grandeurs;
Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,
Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances,
Qu'on distingue à travers de vagues transparences,
Ses rudes appétits, redoutables aimants,
Ses prostitutions, ses avilissements,
Et la fatalité des mœurs imperdables,
La misère épaissit ses couches formidables.
Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.
L'indigence, flux noir, l'ignorance, reflux,
Montent, marée affreuse, et parmi les décombres,
Roulent l'obscur filet des pénalités sombres.
Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,
Et l'homme cherche l'homme à tâtons; il fait nuit;
Les petits enfants nus tendent leurs mains funèbres;
Le crime, antre béant, s'ouvre dans ces ténèbres;
Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,
Les âmes en lambeaux dans les corps en haillons;
Pas de coeur où ne croisse une aveugle chimère.
Qui grince des dents? L'homme. Et qui pleure? La mère.
Qui sanglote? La vierge aux yeux hagards et doux.
Qui dit: -J'ai froid?- L'aïeule. Et qui dit: -J'ai faim?- Tous!
Et le fond est horreur, et la surface est joie.
Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,
Et sur le pâle amas des cris et des douleurs,
Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs!
Ceux-là sont les heureux. Ils n'ont qu'une pensée:
A quel néant jeter la journée insensée?
Chiens, voitures, chevaux! centre au reflet vermeil!
Poussière dont les grains semblent d'or au soleil!
Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but, sans trêve,
Et se passe à tâcher d'oublier dans un rêve
L'enfer au-dessous d'eux et le ciel au-dessus.
Quand on voile Lazare, on efface Jésus.
Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.
Ils n'admettent que l'air tout parfumé de roses,
La volupté, l'orgueil, l'ivresse et le laquais
Ce spectre galonné du pauvre, à leurs banquets.
Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases.
Le bal, tout frissonnant de souffles et d'extases,
Rayonne, étourdissant ce qui s'évanouit;
Éden étrange fait de lumière et de nuit.
Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,
Et semblent la racine ardente et pleine d'âmes
De quelque arbre céleste épanoui plus haut.
Noir paradis dansant sur l'immense cachot!
Ils savourent, ravis, l'éblouissement sombre
Des beautés, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,
Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.
Les valses, visions, passent dans les miroirs.
Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,
Les galops effrénés courent; par intervalles,
Le bal reprend haleine; on s'interrompt, on fuit,
On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit;
Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées,
La musique, jetant les notes à poignées,
Revient, et les regards s'allument, et l'archet,
Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.
O délire! et d'encens et de bruit enivrées,
L'heure emporte en riant les rapides soirées,
Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.
D'autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,
Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu'ils caressent,
Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,
Leur soif de l'or, penchée autour d'un tapis vert,
Jusqu'à ce qu'au volet le jour bâille entr'ouvert,
Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l'hombre,
Et, pendant qu'on gémit et qu'on frémit dans l'ombre,
Pendant que les greniers grelottent sous les toits,
Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix,
Heurtent aux grands quais blancs les glaçons qu'ils charrient,
Tous ces hommes contents de vivre, boivent, rient,
Chantent; et, par moments, on voit, au-dessus d'eux,
Deux poteaux soutenant un triangle hideux,
Qui sortent lentement du noir pavé des villes…

O forêts! bois profonds! solitudes! asiles!

Les Contemplations

 

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14 mai 2011 6 14 /05 /mai /2011 07:52

ÉLOGE D'URSUS

 

     Muse, changeons de style ! assez de mots amers,

À l'adresse d'Ursus, ont pollué nos vers.

Mettons-nous à présent, comme le veut l'usage,

À tourner notre veste et, sur un ton plus sage,

Couvrons de notre encens sa haute majesté

En des vers façonnés par la seule équité.

Verse donc à mes sens ta fureur poétique

Et offrons-lui enfin quelque panégyrique.

     - Gloire de notre temps, illustre pourfendeur

Des savoirs surannés et pauvres de valeur,

Quoique pour ta noblesse et ta grandeur suprême

Tout essai de louange équivaille au blasphème,

J'entreprends cependant, sur un ton timoré,

De dérouler le cours de ton règne doré.

Dès ce jour mémorable où le vote publique

Ouvrit à tes souhaits l'arène politique,

Et surtout dès ce jour où notre instruction

Se vit déchoir au pied de ton ambition,

Jamais l'oisiveté n'a pu freiner les guerres

Que livre ton ardeur aux savoirs séculaires,

Amas poussiéreux de fruits hors de saison

Qui n'ont d'autre bienfait que d'orner la raison.

Tes exploits glorieux ont produit ce miracle,

En nous débarrassant de ce dernier obstacle,

De guider les mortels vers nos premiers aïeux

Qui, vaquant aux besoins des corps impérieux,

N'avaient pour les esprits, dans l'état de nature,

Pas plus d'intérêt que toi-même n'en as cure.

Oui ! bientôt nos neveux, tels nos ancêtres muets,

Privés d'humanité par tes nobles souhaits,

Retrouveront, heureux, les cavernes paisibles

Et vivront à l'abri des sciences nuisibles.

Es-tu donc ce mortel, annoncé par Virgile,

Qui vers l'âge doré conduirait notre ville ?

Sous ton règne, en effet, nos enfants étourdis,

Privés de tout savoir, se croient au paradis !

Ils répugnent déjà à toute connaissance

Qui les pourrait priver d'une heureuse ignorance.

Et si le ciel t'accorde encore assez de jours,

S'il permet à tes vœux de poursuivre leur cours,

L'effet prodigieux de quelque loi future,

Éteignant à jamais les restes de culture,

Les incitera-t-il, lorsqu'ils seront plus grands,

À marcher à genoux et à manger des glands.

Louange donc à toi, lumière de nos âges !

Qui changes nos enfants en de futurs sauvages !

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10 mai 2011 2 10 /05 /mai /2011 20:56

L'homme en songeant descend au gouffre universel.
J'errais près du dolmen qui domine Rozel,
À l'endroit où le cap se prolonge en presqu'île.
Le spectre m'attendait ; l'être sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M'emporta sur le haut du rocher, et me dit :

Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;
Que, de l'astre au ciron, l'immensité écoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et l'oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l'être ont un grand dialogue.
Tout parle ; l'air qui passe et l'alcyon qui vogue,
Le brin d'herbe, la fleur, le germe, l'élément.
T'imaginais-tu donc l'univers autrement ?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,
L'orage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,
Et qu'il n'aurait rien mis dans l'éternel murmure ?
Crois-tu que l'eau du fleuve et les arbres des bois,
S'ils n'avaient rien à dire, élèveraient la voix ?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
Crois-tu que l'océan, qui se gonfle et qui lutte,
Serait content d'ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,
Et qu'il voudrait rugir, sous l'ouragan qui vole,
Si son rugissement n'était une parole ?
Crois-tu que le tombeau, d'herbe et de nuit vêtu,
Ne soit rien qu'un silence ? et te figures-tu
Que la création profonde, qui compose
Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,
De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,
Ne sait ce qu'elle dit quand elle parle à Dieu ?
Crois-tu qu'elle ne soit qu'une langue épaissie ?
Crois-tu que la nature énorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant l'éternité,
D'entendre bégayer une sourde-muette ?
Non, l'abîme est un prêtre et l'ombre est un poète ;
Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans l'infini quelque chose à quelqu'un ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n'a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe.
Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Écoute bien. C'est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !

                                                           Tout est plein d'âmes.

Mais comment ! Oh ! voilà le mystère inouï.
Puisque tu ne t'es pas en route évanoui,
Causons.

               Dieu n'a créé que l'être impondérable.
Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l'infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n'aurait pas été.
La création sainte où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.

Donc, Dieu fit l'univers, l'univers fit le mal.

L'être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flamme, éblouissement ;
L'être errait, aile d'or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l'hôte ;
Tout nageait, tout volait.

                                        Or, la première faute
Fut le premier poids.

                                    Dieu sentit une douleur.
Le poids prit une forme, et, comme l'oiseleur
Fuit emportant l'oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l'ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis tout alla s'aggravant ;
Et l'éther devint l'air, et l'air devint le vent ;
L'ange devint l'esprit, et l'esprit devint l'homme.
L'âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l'arbre, et même, au-dessous d'eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Être vils qu'à regret les anges énumèrent !
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c'est la matière. Arbre noir, fatal fruit.

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande soeur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure proteste,
D'où vient-elle ? De toi, de ta chair, du limon
Dont l'esprit se revêt en devenant démon ;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas ! de ton iniquité.
Cette ombre dit : – Je suis l'être d'infirmité ;
Je suis tombé déjà ; je puis tomber encore. –
L'ange laisse passer à travers lui l'aurore ;
Nul simulacre obscur ne suit l'être aromal ;
Homme, tout ce qui fait de l'ombre a fait le mal.

Maintenant, c'est ici le rocher fatidique,
Et je vais t'expliquer tout ce que je t'indique ;
Je vais t'emplir les yeux de nuit et de lueurs.
Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs.
Le vent d'en haut sur moi passe, et, ce qu'il m'arrache,
Je te le jette ; prends, et vois.

                                                 Et, d'abord, sache
Que le monde où tu vis est un monde effrayant
Devant qui le songeur, sous l'infini ployant,
Lève les bras au ciel et recule terrible.
Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.
Vous habitez le seuil du monde châtiment.
Mais vous n'êtes pas hors de Dieu complètement ;
Dieu, soleil dans l'azur, dans la cendre étincelle,
N'est hors de rien, étant la fin universelle ;
L'éclair est son regard, autant que le rayon ;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.

– Ô sombre aile invisible à l'immense envergure
Esprit ! esprit ! esprit ! m'écriai-je éperdu.
Le spectre poursuivit sans m'avoir entendu :

Faisons un pas de plus dans ces choses profondes.

Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis : – Je suis seul, car je suis le penseur.
L'univers n'a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c'est la nuit ; au-delà, c'est le rêve.
L'idéal est un oeil que la science crève.
C'est moi qui suis la fin et qui suis le sommet. –
Voyons ; observes-tu le boeuf qui se soumet ?
Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ?
Interroges-tu l'onde ? et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux ?
Comme sur le verseau d'un mont prodigieux,
Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l'ombre,
Tu vois monter à toi la création sombre.
Le rocher est plus loin, l'animal est plus près.
Comme le faîte altier et vivant, tu parais !
Mais, dis, crois-tu que l'être illogique nous trompe ?
L'échelle que tu vois, crois-tu qu'elle se rompe ?
Crois-tu, toi dont les sens d'en haut sont éclairés,
Que la création qui, lente et par degrés,
S'élève à la lumière, et, dans sa marche entière,
Fait de plus de clarté luire moins de matière
Et mêle plus d'instincts au monstre décroissant,
Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l'arbre et de l'arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement,
S'arrête sur l'abîme à l'homme, escarpement ?
Non, elle continue, invincible, admirable,
Entre dans l'invisible et dans l'impondérable,
Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l'azur
D'un monde éblouissant, miroir du monde obscur,
D'êtres voisins de l'homme et d'autres qui s'éloignent,
D'esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent
D'anges faits de rayons comme l'homme d'instincts ;
Elle plonge à travers les cieux jamais atteints,
Sublime ascension d'échelles étoilées,
Des démons enchaînés monte aux âmes ailées,
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,
Rattache l'astre esprit à l'archange soleil,
Relie, en traversant des millions de lieues,
Les groupes constellés et les légions bleues,
Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,
Et dans les profondeurs s'évanouit en Dieu !

Cette échelle apparaît vaguement dans la vie
Et dans la mort. Toujours les justes l'ont gravie :
Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.
Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir.

Et cette échelle vient de plus loin que la terre.
Sache qu'elle commence aux mondes du mystère,
Aux mondes des terreurs et des perditions ;
Et qu'elle vient, parmi les pâles visions,
Du précipice où sont les larves et les crimes,
Où la création, effrayant les abîmes,
Se prolonge dans l'ombre en spectre indéfini.
Car, au-dessous du globe où vit l'homme banni,
Hommes, plus bas que vous, dans le nadir livide,
Dans cette plénitude horrible qu'on croit vide,
Le mal, qui par la chair, hélas ! vous asservit,
Dégorge une vapeur monstrueuse qui vit !
Là, sombre et s'engloutit, dans des flots de désastres,
L'hydre Univers tordant son corps écaillé d'astres ;
Là, tout flotte et s'en va dans un naufrage obscur ;
Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l'on voit tout au fond, quand l'oeil ose y descendre,
Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d'où rayonne la nuit !

Donc, la matière pend à l'idéal, et tire
L'esprit vers l'animal, l'ange vers le satyre,
Le sommet vers le bas, l'amour vers l'appétit.
Avec le grand qui croule elle fait le petit.

Comment de tant d'azur tant de terreur s'engendre,
Comment le jour fait l'ombre et le feu pur la cendre,
Comment la cécité peut naître du voyant,
Comment le ténébreux descend du flamboyant,
Comment du monstre esprit naît le monstre matière,
Un jour, dans le tombeau, sinistre vestiaire,
Tu le sauras ; la tombe est faite pour savoir ;
Tu verras ; aujourd'hui, tu ne peux qu'entrevoir ;
Mais, puisque Dieu permet que ma voix t'avertisse,

Je te parle.

                    Et, d'abord, qu'est-ce que la justice ?
Qui la rend ? qui la fait ? où ? quand ? à quel moment ?
Qui donc pèse la faute ? et qui le châtiment ?

L'être créé se meurt dans la lumière immense.

Libre, il sait où le bien cesse, où le mal commence ;
Il a ses actions pour juges.

                                             Il suffit
Qu'il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu'on fit,
Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre.
L'être ouvre à son insu de lui-même le livre ;
Sa conscience calme y marque avec le doigt
Ce que l'ombre lui garde ou ce que Dieu lui doit.
On agit, et l'on gagne ou l'on perd à mesure ;
On peut être étincelle ou bien éclaboussure ;
Lumière ou fange, archange au vol d'aigle ou bandit ;
L'échelle vaste est là. Comme je te l'ai dit,
Par des zones sans fin la vie universelle
Monte, et par des degrés innombrables ruisselle,
Depuis l'infâme nuit jusqu'au charmant azur.
L'être en la traversant devient mauvais ou pur.
En haut plane la joie ; en bas l'horreur se traîne.
Selon que l'âme, aimante, humble, bonne, sereine,
Aspire à la lumière et tend vers l'idéal,
Ou s'alourdit, immonde, au poids croissant du mal,
Dans la vie infinie on monte et l'on s'élance,
Ou l'on tombe ; et tout être est sa propre balance.

Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois,
Nous pesons, et chacun descend selon son poids.

Hommes ! nous n'approchons que les paupières closes,
De ces immensités d'en bas.

                                              Viens, si tu l'oses !
Regarde dans ce puits morne et vertigineux,
De la création compte les sombres noeuds,
Viens, vois, sonde :

                                Au-dessous de l'homme qui contemple,
Qui peut être un cloaque ou qui peut être un temple,
Être en qui l'instinct vit dans la raison dissous,
Est l'animal courbé vers la terre ; au-dessous
De la brute est la plante inerte, sans paupière
Et sans cris ; au-dessous de la plante est la pierre ;
Au-dessous de la pierre est le chaos sans nom.

Avançons dans cette ombre et sois mon compagnon.

Toute faute qu'on fait est un cachot qu'on s'ouvre
Les mauvais, ignorant quel mystère les couvre,
Les êtres de fureur, de sang, de trahison,
Avec leurs actions bâtissent leur prison ;
Tout bandit, quand la mort vient lui toucher l'épaule
Et l'éveille, hagard, se retrouve en la geôle
Que lui fit son forfait derrière lui rampant ;
Tibère en un rocher, Séjan dans un serpent.

L'homme marche sans voir ce qu'il fait dans l'abîme.
L'assassin pâlirait s'il voyait sa victime ;
C'est lui. L'oppresseur vil, le tyran sombre et fou,
En frappant sans pitié sur tous, forge le clou
Qui le clouera dans l'ombre au fond de la matière.

Les tombeaux sont les trous du crible cimetière.
D'où tombe, graine obscure en un ténébreux champ,
L'effrayant tourbillon des âmes.

                                                    Tout méchant
Fait naître en expirant le monstre de sa vie,
Qui le saisit. L'horreur par l'horreur est suivie.
Nemrod gronde enfermé dans la montagne à pic ;
Quand Dalila descend dans la tombe, un aspic
Sort des plis du linceul, emportant l'âme fausse ;
Phryné meurt, un crapaud saute hors de la fosse ;
Ce scorpion au fond d'une pierre dormant,
C'est Clytemnestre aux bras d'Égysthe son amant ;
Du tombeau d'Anitus il sort une ciguë ;
Le houx sombre et l'ortie à la piqûre aiguë
Pleurent quand l'aquilon les fouette, et l'aquilon
Leur dit : Tais-toi, Zoïle ! et souffre, Ganelon !
Dieu livre, choc affreux dont la plaine au loin gronde,
Au cheval Brunehaut le pavé Frédégonde ;
La pince qui rougit dans le brasier hideux
Est faite du duc d'Albe et de Philippe Deux ;
Farinace est le croc des noires boucheries ;
L'orfraie au fond de l'ombre a les yeux de Jeffryes ;
Tristan est au secret dans le bois d'un gibet.
Quand tombent dans la mort tous ces brigands, Macbeth,
Ezzelin, Richard Trois, Carrier, Ludovic Sforce,
La matière leur met la chemise de force.
Oh ! comme en son bonheur, qui masque un sombre arrêt,
Messaline ou l'horrible Isabeau frémirait
Si, dans ses actions du sépulcre voisines,
Cette femme sentait qu'il lui vient des racines,
Et qu'ayant été monstre, elle deviendra fleur !
À chacun son forfait ! à chacun sa douleur !
Claude est l'algue que l'eau traîne de havre en havre ;
Xerxès est excrément, Charles Neuf est cadavre ;
Hérode, c'est l'osier des berceaux vagissants ;
L'âme du noir Judas, depuis dix-huit cents ans,
Se disperse et renaît dans les crachats de hommes ;
Et le vent qui jadis soufflait sur les Sodomes
Mêle, dans l'âtre abject et sous le vil chaudron,
La fumée Érostrate à la flamme Néron.

Et tout, bête, arbre et roche, étant vivant sur terre,
Tout est monstre, excepté l'homme, esprit solitaire.

L'âme que sa noirceur chasse du firmament
Descend dans les degrés divers du châtiment
Selon que plus ou moins d'obscurité la gagne.
L'homme en est la prison, la bête en est le bagne,
L'arbre en est le cachot, la pierre en est l'enfer.
Le ciel d'en haut, le seul qui soit splendide et clair,
La suit des yeux dans l'ombre, et, lui jetant l'aurore,
Tâche, en la regardant, de l'attirer encore.
Ô chute ! dans la bête, à travers les barreaux
De l'instinct, obstruant de pâles soupiraux,
Ayant encor la voix, l'essor et la prunelle,
L'âme entrevoit de loin la lueur éternelle ;
Dans l'arbre elle frissonne, et, sans jour et sans yeux,
Sent encor dans le vent quelque chose des cieux ;
Dans la pierre elle rampe, immobile, muette,
Ne voyant même plus l'obscure silhouette
Du monde qui s'éclipse et qui s'évanouit,
Et face à face avec son crime dans la nuit,
L'âme en ces trois cachots traîne sa faute noire.
Comme elle en a la forme, elle en a la mémoire ;
Elle sait ce qu'elle est ; et, tombant sans appuis,
Voit la clarté décroître à la paroi du puits ;
Elle assiste à sa chute ; et, dur caillou qui roule,
Pense : Je suis Octave ; et, vil chardon qu'on foule,
Crie au talon : Je suis Attila le géant ;
Et, ver de terre au fond du charnier, et rongeant
Un crâne infect et noir, dit : Je suis Cléopâtre.
Et, hibou, malgré l'aube, ours, en bravant le pâtre,
Elle accomplit la loi qui l'enchaîne d'en haut ;
Pierre, elle écrase ; épine, elle pique ; il le faut.
Le monstre est enfermé dans son horreur vivante.
Il aurait beau vouloir dépouiller l'épouvante ;
Il faut qu'il reste horrible et reste châtié ;
Ô mystère ! le tigre a Peut-être pitié !
Le tigre sur son dos, qui Peut-être eut une aile,
À l'ombre des barreaux de la cage éternelle ;
Un invisible fil lie aux noirs échafauds
Le noir corbeau dont l'aile est en forme de faulx ;
L'âme louve ne peut s'empêcher d'être louve,
Car le monstre est tenu, sous le ciel qui l'éprouve,
Dans l'expiation par la fatalité.
Jadis, sans la comprendre et d'un oeil hébété,
L'Inde a presque entrevu cette métempsycose.
La ronce devient griffe, et la feuille de rose
Devient langue de chat, et, dans l'ombre et les cris,
Horrible, lèche et boit le sang de la souris ;
Qui donc connaît le monstre appelé mandragore ?
Qui sait ce que, le soir, éclaire le fulgore,
Être en qui la laideur devient une clarté ?
Ce qui se passe en l'ombre où croît la fleur d'été
Efface la terreur des antiques cavernes.
Étages effrayants ! cavernes sur cavernes.
Ruche obscure du mal, du crime et du remord !

Donc, une bête va, vient, rugit, hurle, mord ;
Un arbre est là, dressant ses branches hérissées,
Une dalle s'effondre au milieu des chaussées
Que la charrette écrase et que l'hiver détruit,
Et, sous ces épaisseurs de matière et de nuit,
Arbre, bête, pavé, poids que rien ne soulève,
Dans cette profondeur terrible, une âme rêve !

Que fait-elle ? Elle songe à Dieu !

                                                        Fatalité !
Echéance ! retour ! revers ! autre côté !
Ô loi ! pendant qu'assis à table, joyeux groupes,
Les pervers, les puissants, vidant toutes les coupes,
Oubliant qu'aujourd'hui par demain est guetté,
Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté,
Voilà ce qu'en sa nuit muette et colossale,
Montrant comme eux ses dents tout au fond de la salle,
Leur réserve la mort, ce sinistre rieur !

Nous avons, nous, voyants du ciel supérieur,
Le spectacle inouï de vos régions basses.
Ô songeur, fallait-il qu'en ces nuits tu tombasses !
Nous écoutons le cri de l'immense malheur.
Au-dessus d'un rocher, d'un loup ou d'une fleur,
Parfois nous apparaît l'âme à mi-corps sortie,
Pauvre ombre en pleurs qui lutte, hélas ! presque engloutie ;
Le loup la tient, le roc étreint ses pieds qu'il tord,
Et la fleur implacable et féroce la mord.
Nous entendons le bruit du rayon que Dieu lance,
La voix de ce que l'homme appelle le silence,
Et vos soupirs profonds, cailloux désespérés !
Nous voyons la pâleur de tous les fronts murés.
À travers la matière, affreux caveau sans portes,
L'ange est pour nous visible avec ses ailes mortes.
Nous assistons aux deuils, au blasphème, aux regrets,
Aux fureurs ; et, la nuit, nous voyons les forêts,
D'où cherchent à s'enfuir les larves enfermées,
S'écheveler dans l'ombre en lugubres fumées.
Partout, partout, partout ! dans les flots, dans les bois,
Dans l'herbe en fleur, dans l'or qui sert de sceptre aux rois,
Dans le jonc dont Hermès se fait une baguette,
Partout, le châtiment contemple, observe ou guette,
Sourd aux questions, triste, affreux, pensif, hagard ;
Et tout est l'oeil d'où sort ce terrible regard.

Ô châtiment ! dédale aux spirales funèbres !
Construction d'en bas qui cherche les ténèbres,
Plonge au-dessous du monde et descend dans la nuit,
Et, Babel renversée, au fond de l'ombre fuit !

L'homme qui plane et rampe, être crépusculaire,
En est le milieu.

                           L'homme est clémence et colère ;
Fond vil du puits, plateau radieux de la tour ;
Degré d'en haut pour l'ombre, et d'en bas pour le jour.
L'ange y descend, la bête après la mort y monte ;
Pour la bête, il est gloire, et, pour l'ange, il est honte ;
Dieu mêle en votre race, hommes infortunés,
Les demi-dieux punis aux monstres pardonnés.

De là vient que, parfois, – mystère que Dieu mène ! –
On entend d'une bouche en apparence humaine
Sortir des mots pareils à des rugissements,
Et que, dans d'autres lieux et dans d'autres moments,
On croit voir sur un front s'ouvrir des ailes d'anges.

Roi forçat, l'homme, esprit, pense, et, matière, mange.
L'âme en lui ne se peut dresser sur son séant.
L'homme, comme la brute abreuvé de néant,
Vide toutes les nuits le verre noir du somme.
La chaîne de l'enfer, liée au pied de l'homme,
Ramène chaque jour vers le cloaque impur
La beauté, le génie, envolés dans l'azur,
Mêle la peste au souffle idéal des poitrines,
Et traîne, avec Socrate, Aspasie aux latrines.

Par un côté pourtant l'homme est illimité.
Le monstre a la carcan, l'homme a la liberté.
Songeur, retiens ceci : l'homme est un équilibre.
L'homme est une prison où l'âme reste libre.
L'âme, dans l'homme, agit, fait le bien, fait le mal,
Remonte vers l'esprit, retombe à l'animal ;
Et, pour que, dans son vol vers les cieux, rien ne lie
Sa conscience ailée et de Dieu seul remplie,
Dieu, quand une âme éclôt dans l'homme au bien poussé,
Casse en son souvenir le fil du passé ;
De là vient que la nuit en sait plus que l'aurore.
Le monstre se connaît lorsque l'homme s'ignore.
Le monstre est la souffrance, et l'homme et l'action.
L'homme est l'unique point de la création
Où, pour demeurer libre en se faisant meilleur,
L'âme doive oublier sa vie antérieure.
Mystère ! au seuil de tout l'esprit rêve ébloui.

L'homme ne voit pas Dieu, mais peut aller à lui,
En suivant la clarté du bien, toujours présente ;
Le monstre, arbre, rocher ou bête rugissante,
Voit Dieu, c'est là sa peine, et reste enchaîné loin.

L'homme a l'amour pour aile, et pour joug le besoin,
L'ombre est sur ce qu'il voit par lui-même semée ;
La nuit sort de son oeil ainsi qu'une fumée ;
Homme, tu ne sais rien ; tu marches, pâlissant !
Parfois le voile obscur qui te couvre, ô passant !
S'envole et flotte au vent soufflant d'une autre sphère,
Gonfle un moment ses plis jusque dans la lumière,
Puis retombe sur toi, spectre, et redevient noir.
Tes sages, tes penseurs ont essayé de voir ;
Qu'ont-ils vu ? qu'ont-ils fait ? qu'ont-ils dit, ces fils d'Ève ?
Rien.

            Homme ! autour de toi la création rêve.
Mille êtres inconnus t'entourent dans ton mur.
Tu vas, tu viens, tu dors sous leur regard obscur,
Et tu ne les sens pas vivre autour de ta vie :
Toute une légion d'âmes t'est asservie ;
Pendant qu'elle te plaint, tu la foules aux pieds.
Tous tes pas vers le jour sont par l'ombre épiés.
Ce que tu nommes chose, objet, nature morte,
Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de ta porte
Voit arriver ta faute et voudrait se fermer.
Ta vitre connaît l'aube, et dit : Voir ! croire ! aimer !
Les rideaux de ton lit frissonnent de tes songes.
Dans les mauvais desseins quand, rêveur, tu te plonges,
La cendre dit au fond de l'âtre sépulcral :
Regarde-moi ; je suis ce qui reste du mal.
Hélas ! l'homme imprudent trahit, torture, opprime.
La bête en son enfer voit les deux bouts du crime ;
Un loup pourrait donner des conseils à Néron.
Homme ! homme ! aigle aveuglé, moindre qu'un moucheron !
Pendant que dans ton Louvre ou bien dans ta chaumière,
Tu vis, sans même avoir épelé la première
Des constellations, sombre alphabet qui luit
Et tremble sur la page immense de la nuit,
Pendant que tu maudis et pendant que tu nies,
Pendant que tu dis : Non ! aux astres ; aux génies :
Non ! à l'idéal : Non ! à la vertu : Pourquoi ?
Pendant que tu te tiens en dehors de la loi,
Copiant les dédains inquiets ou robustes
De ces sages qu'on voit rêver dans les vieux bustes,
Et que tu dis : Que sais-je ? amer, froid, mécréant,
Prostituant ta bouche au rire du néant,
À travers le taillis de la nature énorme,
Flairant l'éternité de ton museau difforme,
Là, dans l'ombre, à tes pieds, homme, ton chien voit Dieu.

Ah ! je t'entends. Tu dis : – Quel deuil ! la bête est peu,
L'homme n'est rien. Ô loi misérable ! ombre ! abîme ! –

Ô songeur ! cette loi misérable et sublime.
Il faut donc tout redire à ton esprit chétif !
À la fatalité, loi du monstre captif,
Succède le devoir, fatalité de l'homme.
Ainsi de toutes parts l'épreuve se consomme,
Dans le monstre passif, dans l'homme intelligent,
La nécessité morne en devoir se changeant,
Et l'âme, remontant à sa beauté première,
Va de l'ombre fatale à la libre lumière.
Or, je te le redis, pour se transfigurer,
Et pour se racheter, l'homme doit ignorer.
Il doit être aveuglé par toutes les poussières.
Sans quoi, comme l'enfant guidé par des lisières,
L'homme vivrait, marchant droit à la vision.
Douter est sa puissance et sa punition.
Il voit la rose, et nie ; il voit l'aurore, et doute ;
Où serait le mérite à retrouver sa route,
Si l'homme, voyant clair, roi de sa volonté,
Avait la certitude, ayant la liberté ?
Non. Il faut qu'il hésite en la vaste nature,
Qu'il traverse du choix l'effrayante aventure,
Et qu'il compare au vice agitant son miroir,
Au crime, aux voluptés, l'oeil en pleurs du devoir ;
Il faut qu'il doute ! Hier croyant, demain impie ;
Il court du mal au bien ; il scrute, sonde, épie,
Va, revient, et, tremblant, agenouillé, debout,
Les bras étendus, triste, il cherche Dieu partout ;
Il tâte l'infini jusqu'à ce qu'il l'y sente ;
Alors, son âme ailée éclate frémissante ;
L'ange éblouissant luit dans l'homme transparent.
Le doute le fait libre, et la liberté, grand.
La captivité sait ; la liberté suppose,
Creuse, saisit l'effet le compare à la cause,
Croit vouloir le bien– être et veut le firmament ;
Et, cherchant le caillou, trouve le diamant.
C'est ainsi que du ciel l'âme à pas lents s'empare.

Dans le monstre, elle expie ; en l'homme, elle répare.

Oui, ton fauve univers est le forçat de Dieu.
Les constellations, sombres lettres de feu,
Sont les marques du bagne à l'épaule du monde.
Dans votre région tant d'épouvante abonde,
Que, pour l'homme, marqué lui-même du fer chaud,
Quand il lève les yeux vers les astres, là-haut,
Le cancer resplendit, le scorpion flamboie,
Et dans l'immensité le chien sinistre aboie !
Ces soleils inconnus se groupent sur son front
Comme l'effroi, le deuil, la menace et l'affront ;
De toutes parts s'étend l'ombre incommensurable ;
En bas l'obscur, l'impur, le mauvais, l'exécrable,
Le pire, tas hideux, fourmillent ; tout au fond,
Ils échangent entre eux dans l'ombre ce qu'ils font ;
Typhon donne l'horreur, Satan donne le crime ;
Lugubre intimité du mal et de l'abîme !
Amours de l'âme monstre et du monstre univers !
Baiser triste ! et l'informe engendré du pervers,
La matière, le bloc, la fange, la géhenne,
L'écume, le chaos, l'hiver, nés de la haine,
Les faces de beauté qu'habitent des démons,
Tous les êtres maudits, mêlés aux vils limons,
Pris par la plante fauve et la bête féroce,
Le grincement de dents, la peur, le rire atroce,
L'orgueil, que l'infini courbe sous son niveau,
Rampent, noirs prisonniers, dans la nuit, noir caveau.
La porte, affreuse et faite avec de l'ombre, est lourde ;
Par moments, on entend, dans la profondeur sourde,
Les efforts que les monts, les flots, les ouragans,
Les volcans, les forêts, les animaux brigands,
Et tous les monstres font pour soulever le pêne ;
Et sur cet amas d'ombre, et de crime, et de peine,
Ce grand ciel formidable est le scellé de Dieu.

Voilà pourquoi, songeur dont la mort est le voeu,
Tant d'angoisse est empreinte au front des cénobites !

Je viens de te montrer le gouffre. Tu l'habites.

Les mondes, dans la nuit que vous nommez l'azur,
Par les brèches que fait la mort blême à leur mur,
Se jettent en fuyant l'un à l'autre des âmes.

Dans votre globe où sont tant de geôles infâmes,
Vous avez de méchants de tous les univers,
Condamnés qui, venus des cieux les plus divers,
Rêvent dans vos rochers, ou dans vos arbres ploient ;
Tellement stupéfaits de ce monde qu'ils voient,
Qu'eussent-ils la parole, ils ne pourraient parler.
On en sent quelques-uns frissonner et trembler.
De là les songes vains du bronze et de l'augure.

Donc, représente-toi cette sombre figure :
Ce gouffre, c'est l'égout du mal universel.
Ici vient aboutir de tous les points du ciel
La chute des punis, ténébreuse traînée.
Dans cette profondeur, morne, âpre, infortunée,
De chaque globe il tombe un flot vertigineux
D'âmes, d'esprits malsains et d'être vénéneux,
Flot que l'éternité voit sans fin se répandre.
Chaque étoile au front d'or qui brille, laisse pendre
Sa chevelure d'ombre en ce puits effrayant.
Âme immortelle, vois, et frémis en voyant :
Voilà le précipice exécrable où tu sombres.

Oh ! qui que vous soyez, qui passez dans ces ombres,
Versez votre pitié sur ces douleurs sans fond !
Dans ce gouffre, où l'abîme en l'abîme se fond,
Se tordent les forfaits, transformés en supplices,
L'effroi, le deuil, le mal, les ténèbres complices,
Les pleurs sous la toison, le soupir expiré
Dans la fleur, et le cri dans la pierre muré !
Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur ces misères !
Pour Dieu seul, qui sait tout, elles sont nécessaires ;
Mais vous pouvez pleurer sur l'énorme cachot
Sans déranger le sombre équilibre d'en haut !
Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense !
La mémoire est la peine, étant la récompense.

Oh ! comme ici l'on souffre et comme on se souvient !
Torture de l'esprit que la matière tient !
La brute et le granit, quel chevalet pour l'âme !
Ce mulet fut sultan, ce cloporte était femme.
L'arbre est un exilé, la roche est un proscrit.
Est-ce que, quelque part, par hasard, quelqu'un rit
Quand ces réalités sont là, remplissant l'ombre ?
La ruine, la mort, l'ossement, le décombre,
Sont vivants. Un remords songe dans un débris.
Pour l'oeil profond qui voit, les antres sont des cris.
Hélas ! le cygne est noir, le lys songe à ses crimes ;
La perle est nuit ; la neige est la fange des cimes ;
Le même gouffre, horrible et fauve, et sans abri,
S'ouvre dans la chouette et dans le colibri ;
La mouche, âme, s'envole et se brûle à la flamme ;
Et la flamme, esprit, brûle avec angoisse une âme ;
L'horreur fait frissonner les plumes de l'oiseau ;
Tout est douleur.


                             Les fleurs souffrent sous le ciseau
Et se ferment ainsi que des paupière closes :
Toutes les femmes sont teintes du sang des roses ;
La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîches couleurs,
Et qui porte en sa main une touffe de fleurs,
Respire en soupirant un bouquet d'agonies.
Pleurez sur les laideurs et les ignominies,
Pleurez sur l'araignée immonde, sur le ver,
Sur la limace au dos mouillé comme l'hiver,
Sur le vil puceron qu'on voit aux feuilles pendre,
Sur le crabe hideux, sur l'affreux scolopendre,
Sur l'effrayant crapaud, pauvre monstre aux doux yeux,
Qui regarde toujours le ciel mystérieux !
Plaignez l'oiseau de crime et la bête de proie.
Ce que Domitien, César, fit avec joie,
Tigre, il le continue avec horreur. Verrès,
Qui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts ;
Il descend, réveillé, l'autre côté du rêve :
Son rire, au fond des bois, en hurlement s'achève ;
Pleurez sur ce qui hurle et pleurez sur Verrès.
Sur ces tombeaux vivants, masqués d'obscurs arrêts,
Penchez-vous attendri ! versez votre prière !
La pitié fait sortir des rayons de la pierre.
Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau.
La matière, affreux bloc, n'est que le lourd monceau
Des effets monstrueux, sortis des sombres causes.
Ayez pitié ! voyez des âmes dans les choses.
Hélas ! le cabanon subit aussi l'écrou ;
Plaignez le prisonnier, mais plaignez le verrou ;
Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres ;
La hache et le billot sont deux êtres lugubres ;
La hache souffre autant que le corps, le billot
Souffre autant que la tête ; ô mystères d'en haut !
Ils se livrent une âpre et hideuse bataille ;
Il ébrèche la hache et la hache l'entaille ;
Ils se disent tout bas l'un à l'autre : Assassin !
Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,
Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,
Elle revient dans l'ombre, et luit, miroir sinistre,
Ruisselante de sang et reflétant les cieux ;
Et, la nuit, dans l'état morne et silencieux,
Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé, blême,
Seul, sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même.
Oh ! que la terre est froide et que les rocs sont durs !
Quelle muette horreur dans les halliers obscurs !
Les pleurs noirs de la nuit sur la colombe blanche
Tombent ; le vent met nue et torture la branche ;
Quel monologue affreux dans l'arbre aux rameaux verts !
Quel frisson dans l'herbe ! Oh ! quels yeux fixes ouverts
Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes !
C'est une âme que l'eau scie en ses froides lames ;
C'est une âme que fait ruisseler le pressoir.
Ténèbres ! l'univers est hagard. Chaque soir,
Le noir horizon monte et la nuit noire tombe ;
Tous deux, à l'occident, d'un mouvement de tombe ;
Ils vont se rapprochant, et, dans le firmament,
Ô terreur ! sur le joug, écrasé lentement,
La tenaille de l'ombre effroyable se ferme.
Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe.
Ayez pitié, vous tous et qui que vous soyez !
Les hideux châtiments, l'un sur l'autre broyés,
Roulent, submergeant tout, excepté les mémoires.

Parfois on voit passer dans ces profondeurs noires
Comme un rayon lointain de l'éternel amour ;
Alors, l'hyène Atrée et le chacal Timour,
Et l'épine Caïphe et le roseau Pilate,
Le volcan Alaric à la gueule écarlate,
L'ours Henri Huit, pour qui Morus en vain pria,
Le sanglier Selim et le porc Borgia,
Poussent des cris vers l'Être adorable ; et les bêtes
Qui portèrent jadis des mitres sur leurs têtes,
Les grains de sable rois, les brins d'herbe empereurs,
Tous les hideux orgueils et toutes les fureurs,
Se brisent ; la douceur saisit le plus farouche ;
Le chat lèche l'oiseau, l'oiseau baise la mouche ;
Le vautour dit dans l'ombre au passereau : Pardon !
Une caresse sort du houx et du chardon ;
Tous les rugissements se fondent en prières ;
On entend s'accuser de leurs forfaits les pierres ;
Tous ces sombres cachots qu'on appelle les fleurs
Tressaillent ; le rocher se met à fondre en pleurs.
Des bras se lèvent hors de la tombe dormante ;
Le vent gémit, la nuit se plaint, l'eau se lamente,
Et sous l'oeil attendri qui regarde d'en haut,
Tout l'abîme n'est plus qu'un immense sanglot.

Espérez ! espérez ! espérez, misérables !
Pas de deuil infini, pas de maux incurables,
            Pas d'enfer éternel !
Les douleurs vont à Dieu, comme la flèche aux cibles ;
Les bonnes actions sont les gonds invisibles
            De la porte du ciel.

Le deuil est la vertu, le remords est le pôle
Des monstres garrottés dont le gouffre est la geôle ;
            Quand, devant Jéhovah,
Un vivant reste pur dans les ombres charnelles,
La mort, ange attendri, rapporte ses deux ailes
            À l'homme qui s'en va

Les enfers se refont édens ; c'est là leur tâche.
Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche.
            Vivants, je vous le dis,
Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste
D'augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste
            Travaille au paradis.

L'heure approche. Espérez. Rallumez l'âme éteinte !
Aimez-vous ! aimez-vous, car c'est la chaleur sainte,
            C'est le feu du vrai jour.
Le sombre univers, froid, glacé, pesant, réclame
La sublimation de l'être par la flamme,
            De l'homme par l'amour !

Déjà, dans l'océan d'ombre que Dieu domine,
L'archipel ténébreux des bagnes s'illumine ;
            Dieu, c'est le grand aimant ;
Et les globes, ouvrant leur sinistre prunelle,
Vers les immensités de l'aurore éternelle
            Se tournent lentement !

Oh ! comme vont chanter toutes les harmonies,
Comme rayonneront dans les sphères bénies
            Les faces de clarté,
Comme les firmaments se fondront en délires,
Comme tressailliront toutes les grandes lyres
            De la sérénité,

Quand, du monstre matière ouvrant toutes les serres,
Faisant évanouir en splendeurs les misères,
            Changeant l'absinthe en miel,
Inondant de beauté la nuit diminuée,
Ainsi que le soleil tire à lui la nuée
            Et l'emplit d'arcs-en-ciel,

Dieu, de son regard fixe attirant les ténèbres,
Voyant vers lui, du fond des cloaques funèbres
            Où le mal le pria,
Monter l'énormité, bégayant des louanges,
Fera rentrer, parmi les univers archanges,
            L'univers paria !

On verra palpiter les fanges éclairées,
Et briller les laideurs les plus désespérées
            Au faîte le plus haut,
L'araignée éclatante au seuil des bleus pilastres,
Luire, et se redresser, portant des épis d'astres,
            La paille du cachot !

La clarté montera dans tout comme une sève ;
On verra rayonner au front du boeuf qui rêve
            Le céleste croissant ;
Le charnier chantera dans l'horreur qui l'encombre,
Et sur tous les fumiers apparaîtra dans l'ombre
            Un Job resplendissant !

Ô disparition de l'antique anathème !
La profondeur disant à la hauteur : Je t'aime !
            Ô retour du banni !
Quel éblouissement au fond des cieux sublimes !
Quel surcroît de clarté que l'ombre des abîmes
            S'écriant : Sois béni !

On verra le troupeau des hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
            Et se transfigurer ;
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et, par degrés devenant diaphanes,
            Les monstres s'azurer !

Ils viendront, sans pouvoir ni parler ni répondre,
Éperdus ! on verra des auréoles fondre
            Les cornes de leur front ;
Ils tiendront dans leur griffe, au milieu des cieux calmes,
Des rayons frissonnants semblables à des palmes ;
            Les gueules baiseront !

Ils viendront ! ils viendront, tremblants, brisés d'extase,
Chacun d'eux débordant de sanglots comme un vase
            Mais pourtant sans effroi ;
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure, Lui dira :
            C'est donc toi !

Et vers Dieu par la main il conduira ce frère !
Et, quand ils seront près des degrés de lumière
            Par nous seuls aperçus,
Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l'oeil flamboie
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
            Bélial de Jésus !

Tout sera dit. Le mal expirera, les larmes
Tariront ; plus de fers, plus de deuils, plus d'alarmes ;
            L'affreux gouffre inclément
Cessera d'être sourd, et bégaiera : Qu'entends-je ?
Les douleurs finiront dans toute l'ombre : un ange
            Criera : Commencement !

Les Contemplations

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7 mai 2011 6 07 /05 /mai /2011 12:44

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !

 

Méditations poétiques

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2 mai 2011 1 02 /05 /mai /2011 14:53

Mon sort est accompli. Votre gloire s'apprête.

Assez d'autres sans moi, témoins de cette Fête,

À vos heureux transports viendront mêler les leurs.

Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,

D'un inutile amour trop constante victime,

Heureux dans mes malheurs, d'en avoir pu sans crime

Conter toute l'histoire aux yeux qui les ont faits,

Je pars, plus amoureux que je ne fus jamais.

 

Que vous dirai-je enfin ? Je fuis vos yeux distraits

Qui me voyant toujours, ne me voyaient jamais.

Adieu, je vais, le cœur trop plein de votre image,

Attendre en vous aimant,la mort pour mon partage.

Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleur

Remplisse l'Univers du bruit de mon malheur,

Madame, le seul bruit d'une mort que j'implore,

Vous fera souvenir que je vivais encore.

 

N'en doutez point, Madame, et j'atteste les Dieux

Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.

L'absence, ni le temps, je vous le jure encore,

Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.

 

Adieu, ne quittez point ma Princesse, ma Reine,

Tout ce qui de mon cœur fut l'unique désir,

Tout ce que j'aimerai jusqu'au dernier soupir.

 

Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir

Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.

Je voulais qu'à mes vœux rien ne fût invincible,

Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible.

Que sais-je ? J'espérais de mourir à vos yeux,

Avant que d'en venir à ces cruels adieux.

 

Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,

Et sans cesse veiller à retenir mes pas

Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.

Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même

S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.

 

Qu'ai-je donc fait, grands Dieux ! Quel cours infortuné

À ma funeste vie aviez-vous destiné ?

Tous mes moments se sont qu'un éternel passage

De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage.

 

Il est temps que je vous éclaircisse.

Oui, Seigneur, j'ai toujours adoré Bérénice.

Pour ne la plus aimer, j'ai cent fois combattu.

Je n'ai pu l'oublier,au moins je me suis tu.

 

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2 mai 2011 1 02 /05 /mai /2011 14:19

Car enfin n'attends pas que mes feux redoublés,

Des périls les plus grands, puissent être troublés.

Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine,

Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne,

J'aime, je viens chercher Hermione en ces lieux,

La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux.

 

Tel est de mon amour l'aveuglement funeste.

Vous le savez, Madame, et le destin d'Oreste

Est de venir sans cesse adorer vos attraits,

Et de jurer toujours qu'il n'y viendra jamais.

Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,

Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures.

Je le sais, j'en rougis. Mais j'atteste les Dieux,

Témoins de la fureur de mes derniers adieux,

Que j'ai couru partout, Où ma perte certaine

Dégageait mes serments, et finissait ma peine.

J'ai mendié la Mort, chez les Peuples cruels

Qui n'apaisaient leurs Dieux que du sang des Mortels :

Ils m'ont fermé leur Temple, et ces Peuples barbares

De mon sang prodigué sont devenu avares.

Enfin je viens à vous, et je me vois réduit

À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.

Mon désespoir n'attend que leur indifférence,

Ils n'ont qu'à m’interdire un reste d'espérance.

Ils n'ont, pour avancer cette mort où je cours,

Qu'à me dire une fois ce qu'ils m'ont dit toujours.

Voilà depuis un an le seul soin qui m'anime.

Madame, c'est à vous de prendre une Victime,

Que les Scythes auraient dérobée à vos coups,

Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que Vous.

 

Et que veux-tu que je lui dise encore ?

Auteur de tous mes maux crois-tu qu'il les ignore ?

Seigneur, voyez l'état où vous me réduisez.

J'ai vu mon Père mort, et nos Murs embrasés,

J'ai vu trancher les jours de ma Famille entière,

Et mon Époux sanglant traîné sur la poussière,

Son Fils seul avec moi réservé pour les fers.

Mais que ne peut un Fils, je respire, je sers.

Je fais plus. Je me suis quelquefois consolée

Qu'ici plutôt qu'ailleurs le sort m'eût exilée ;

Qu'heureux dans son malheur, le Fils de tant de Rois,

Puisqu'il devait servir, fût tombé sous vos lois.

J'ai cru que sa Prison deviendrait son Asile.

Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille.

J'attendais de son Fils encor plus de bonté.

Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.

Je n'ai pu soupçonner ton Ennemi d'un crime,

Malgré lui-même enfin je l'ai cru magnanime.

Ah ! s'il l'était assez, pour nous laisser du moins

Au Tombeau qu'à ta Cendre ont élevé mes soins ;

Et que finissant là sa haine et nos misère,

Il ne séparât point des dépouilles si chères.

 

 

Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance.

Oui, je te loue, ô Ciel ! de ta persévérance.

Appliqué sans relâche au soin de me punir,

Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.

Ta haine a pris plaisir à former ma misère,

J'étais né, pour servir d'exemple à ta colère,

Pour être du Malheur un modèle accompli ;

Hé bien, meurs content, et mon sort est rempli.

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