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15 janvier 2014 3 15 /01 /janvier /2014 19:29

Soyons aimables, Muse, et arrêtons la guerre !

Dicte-moi quelques vers, comme tu faisais naguère,

Qui chantent les vertus, les exploits, la grandeur

Des hommes jouissant de ta rare faveur.

Je voudrais qu'en ce jour, sans fard ni rhétorique,

Tu loues de ma part un homme politique.

 

(Je sais bien que ces gens te sont tous odieux,

Mais fais taire ton fiel, et les traits furieux

Que tu lances souvent sur toute cette engeance,

Tantôt par humour et tantôt par répugnance...

Retiens-les maintenant ; cette témérité

Pourra jaillir plus tard en toute liberté.

Bannis donc le courroux, ainsi que la risée,

D'autant plus que cet homme occupe l’Élysée.)

 

M'as-tu bien entendu ? Il s'agit de louer,

Et non de flagorner par des mots calculés ;

Reste donc bien sincère, et peins avec justesse

Les rares qualités de sa royale altesse.

Puisqu'il faut le louer, il faut que tes mots

Oublient un instant le cortège de maux,

De malheurs persistants qui ruinent la France

Depuis qu'il a conquis, hélas ! la présidence.

Je sais qu'il n'a rien fait de louable et de bon,

Et qu'il est, sans nul doute, indigne de pardon ;

Je sais que c'est un fourbe, un menteur, un parjure,

Qu'il est petit, rampant, sans grandeur ni carrure ;

Je sais les intérêts qu'en secret il défend,

Et les fléaux hideux que partout il répand ;

Il a, malheur à lui ! ruiné la famille

En érigeant en norme une pure infamie...

Il protège le vice et la perversité,

Il les propage même au sein de la cité...

Qu'a-t-il fait cependant pour cette pauvre France ?

Rien ! Ce fils du Malin et de l'Incompétence,

Cet amant du Mal et de la Corruption

S'est illustré surtout par son inaction

Quand il fallait trouver un remède, en urgence,

Contre les maux divers et contre l'indigence.

Je sais tout cela, mais...dans l'état où il est,

J'oublie souvent que moi-même je le hais...

Je voudrais redorer sa ténébreuse image,

En présentant de lui quelque charmant visage.

Ne mentionne donc point ses méfaits odieux,

Je voudrais seulement des mots élogieux !

 

 

– J'aurais pu te trouver quelque mot favorable

Même si tu voulais glorifier le diable,

Mais...l'homme qu'il faudrait encenser à présent

Ne peut rien m'inspirer qui ne soit méprisant...

Tout ce que je puis dire au gueux François H***,

C'est ce sage conseil : qu'à l'instant il se pende !

 

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14 janvier 2014 2 14 /01 /janvier /2014 17:44

L'autre jour un démon, las du succès facile

Auprès de la plupart des hommes de ce temps,

Voulut enfin trouver quelque mortel habile

Qui pût lui résister et le rendre content.

 

En parcourant les pays, il arriva en France,

Où vivait un certain Bernard-Henri Lévy.

Il alla le trouver, dans sa folle imprudence,

Et mourut de terreur aussitôt qu'il le vit !

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9 janvier 2014 4 09 /01 /janvier /2014 14:58

Les confusions de tout ordre polluent les mentalités à notre époque. Il est étonnant de constater que personne, ou presque, parmi ceux qui prennent la parole en public ou les soi-disant intellectuels ne cherchent à les dissiper.

 

L'une d'elles est particulièrement nuisible, non seulement parce qu'elle tente de déformer certaines réalités historiques mais aussi parce qu'elle assimile, en France notamment, d'innocentes gens qui s'opposent à une idéologie politique à de véritables criminels. Cette confusion porte sur les mots "antisémitisme", "antisionisme" et "racisme". En effet, remarque-t-on très souvent que ces trois mots, qui désignent des notions nettement distinctes, sont employés indifféremment dès qu'il s'agit de condamner ceux qui s'avouent hostiles à l'idéologie sioniste. Le vulgaire peut les confondre par ignorance, mais je suis persuadé que les gens de haut rang commettent à dessein cette confusion afin de jeter trop facilement, et d'une perfide façon qui empêche toute défense, l'anathème sur leurs contradicteurs. Il paraît même que l'usage impropre et sournois de ces termes est une nécessité pour que la condamnation puisse être prononcée par les agents de la sombre entité. De fait, il n'est pas possible, surtout dans les pays qui se prétendent défenseurs et promoteurs des libertés, de transformer une opinion purement politique en une opinion raciste à moins de faire accroire que les zélateurs de l'idéologie en question constituent une race.

 

Mais au fait, qu'est-ce qu'une race ? Cette notion est très discutée, ce qu'elle désigne semble imprécis pour beaucoup et certains, par excès de zèle ou bien par pure sottise, vont même jusqu'à demander la suppression de ce mot en affirmant que, appliqué aux hommes, il est vide de sens. Pourtant, le sens du mot est clair : « ensemble des personnes appartenant à une même lignée, à une même famille ». N'étant pas assez sot pour croire aux chimères, je rejette entièrement les divagations de la science concernant les origines et l'évolution de l'humanité et me fie à la langue qui exprime, à condition qu'on y prête attention, bien des réalités souvent oubliées de nos jours. Or selon la langue, le mot « race » désigne l'ensemble des personnes issues de la même lignée. Sans entrer dans des discussions biologiques, ethnologiques ou autres, je peux rappeler certains faits évidents qui ne peuvent être récusés que par la sottise : en vérité, il n'y a pas une humanité mais des humanités, née chacune à des époques différentes, exprimant chacune des possibilités variées sur le plan métaphysique et se caractérisant par divers traits psychiques et physiques. Chaque humanité est réellement issue d'une lignée, plus ou moins distincte des autres par un double héritage, psychique et physique et peut être appelée « race » sans aucun problème. Nier l'existence des races humaines est parfaitement insensé, puisque la réalité la prouve. Pour autant, l'admettre, ce n'est nullement affirmer la supériorité de l'une sur les autres ou prêcher l'infériorité de l'une par rapport aux autres. En d'autres termes, ceux qui l'admettent n'expriment aucun jugement de valeur en parlant de telle ou telle « race » et ils ne font que se référer à un fait naturel.

 

Au contraire, le racisme, autre fruit amer de la modernité, consiste d'abord à admettre l'existence des diverses races et, ensuite, à prétendre que telle race est absolument supérieure aux autres ou que telle race est absolument inférieure aux autres.

 

Voyons maintenant les deux autres mots.

 

« Antisémitisme », voilà un mot très en vogue dont certains usent trop souvent pour faire taire leurs adversaires et les envoyer en cachot, avec la complicité répugnante de la prétendue justice. Il peut être défini, à condition que l'on admette que les Sémites constituent une seule race, comme une forme particulière de racisme. Mais son sens est totalement déformé par deux grossières impostures.

 

La première porte sur le mot « sémite ». Ce terme fut d'abord appliqué aux peuples parlant des langues voisines, dites « sémitiques ». Il désigna par la suite l'ensemble de ces peuples considérés alors comme une race, établie grosso modo sur les territoires où s'étendent actuellement les pays arabes et sur une partie de la corne d’Afrique. Les représentants numériquement les plus importants de la race sémite sont les Arabes, lesquels sont majoritairement musulmans. Pour revenir au mot fameux, on peut dire sans duperie que l'antisémitisme est une forme de racisme qui vise donc les Arabes.

 

Ce terme, si l'on en use honnêtement, ne peut ni désigner l'hostilité envers la religion islamique (puisque tous les Arabes ne sont pas musulmans) ni la haine envers le judaïsme (puisque les juifs ne représentent en réalité qu'une très faible minorité des Sémites). Or, ceux qui l'ont sur le bout de la langue, l'assimilent avec perfidie à la haine envers les juifs et, plus spécifiquement, à l'hostilité envers une partie des juifs hérétiques qui adhèrent à une idéologie politique faite elle-même d'impostures. L'on voit à quel point l'imposture est grossière et flagrante...

 

En voici la seconde : on confond à dessein, disais-je, « antisémitisme » et « antisionisme ». Ce faisant, on commet volontairement une double tromperie, puisque, d'une part, on assimile les partisans d'une thèse diabolique à une race pour motiver les condamnations judiciaires et, d'une part, on amalgame cette sinistre engeance à une race avec laquelle elle n'a nul rapport racial proprement dit.

 

Chacun sait que le sionisme est né en Occident, nul besoin d'entrer dans les détails quant à ses origines, et chacun sait que c'est une pure idéologie politique colonialiste et sataniste qui, s'appuyant à tort sur des textes sacrés, tente en vain de persuader le monde que la terre qu'il convoita et qu'il conquit par l'argent d'abord et puis par la force brute de l'oppression leur a été « promise » par Dieu.

 

J'ai employé le mot « satanique » pour le qualifier. Ce n'est ni une figure de style, ni une impropriété d'usage mais bien un trait essentiel de cette doctrine. Je ne vais pas l'expliciter, mais ceux qui en doutent n'ont qu'à se reporter aux textes bibliques ou, plus simplement, écouter les rabbins antisionistes qui le démontrent preuves à l'appui.

 

« Il faut que le scandale arrive... » Chaque chose à sa raison d'être, et le sionisme a la sienne. On peut, en faisant quelques recherches sérieuses, comprendre la raison d'être réelle du sionisme. Ce qui importe surtout, c'est de ne pas prendre part au « scandale ». Or je suis d'avis que tolérer les confusions que j'ai brièvement évoquées, les commettre ou se taire quand on les entend, c'est participer d'une certaine façon au mouvement sioniste, ou du moins le cautionner.

 

Nous ne sommes pas responsables de ce que d'autres disent, mais nous le sommes de nos propres mots et nous avons une part de responsabilité dans tout discours qui s'adresse à nous. Les confusions, les mensonges, les erreurs, les duperies, les sottises ne doivent pas profaner notre langue et il serait bon que nous les relevions lorsqu'ils souillent nos oreilles.

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4 janvier 2014 6 04 /01 /janvier /2014 12:45

La secte laïque mérite, étant donné l'importance considérable et funeste qu'elle a prise au cours du siècle dernier et les agissements que l'on se permet en son nom, qu'on s'y intéresse de près pour en révéler l'origine, la réalité, les visées et la guerre plus ou moins latente qu'elle mène contre les religions.

Si l'occasion se présente, je ferai une étude approfondie sur la question. C'est une tâche considérable qui demande beaucoup de temps et d'effort, ce que je ne suis guère en mesure de fournir dans les circonstances actuelles. Je tiens présentement à en dire quelques mots sans entrer dans les détails pour que ceux qui, soit par manque d'informations soit par les effets de la propagande, ont des idées floues sur cette secte sachent un peu mieux ce à quoi ils ont affaire.

Secte, ai-je dit. Je m'explique tout d'abord sur l'emploie de ce mot dans le cadre de la laïcité. 

Le mot "secte" désigne à l'origine "la ligne de conduite", "la manière de vivre", qui est basée sur un ensemble de convictions, il a aussi le sens d'"école" entendue comme "courant de pensée". On pouvait jadis parler, par exemple, de la secte platotonicienne, la secte stoïcienne etc. pour se référer simplement à ces écoles philosophiques sans aucun jugement négatif. De nos jours, le mot a concervé le sens de "courant de pensée" à ceci près qu'il a acquis, d'une part, une connotation péjorative manifeste et, d'autre part, que son usage est réservé pour des écoles qui prétendent véhiculer un certain message religieux ou spirituel. Ainsi, les sectes sont-elles, de nos jours, soit des branches hérétiques des religions authentiques soit des pseudo-religions nouvelles inventées par des individus douteux dont le but est ou bien l'enrichissement frauduleux aux dépens de malheureux crédules ou bien la propagation et l'imposition de certaines idées sinistres. La secte de la scientologie, dont le nom ne manque jamais de provoquer le rire de par son absurdité (c'est un mot bâtard, composé d'un mot latin - scientia - et d'un mot grec - logos - dont l'union n'a guère de sens) est un bel exemple du premier type de secte et le second n'est que trop bien illustré par la secte laïcité elle-même. 

L'usage du mot "secte" est donc parfaitement justifié dans le mesure où la laïcité est bel et bien un courant de pensée qui prétend véhiculer une certaine "spiritualité" et qui va même jusqu'à se prétendre "religion". Lecteur, tu es surpris ? Je le fus tout autant que toi lorsque je découvris ses absurdes prétentions...je vais y revenir dans un instant. 

Puisqu'il est question de secte, un brève remarque s'impose. Je ne sais quel ignorant écervelé prétendit que les religions n'étaient que des sectes qui avaient réussi. Rien n'est plus absurde et plus faux qu'une telle assertion. Quiconque a la moindre connaissance des religions sait ceci : une religion authentique se définit par son origine supra-humaine alors que les sectes sont toujours issues d'ambitions humaines qui dissimulent parfois des influences sataniques. Je veux dire par là que toute religion authentique, qu'il s'agisse du christianisme, du judaïsme de l'islamisme ou de l'hindouisme, sont issues de l'emergeance de la parole divine dans l'esprit de l'homme ("révélation" ou "inspiration"), c'est même cela qui prouve la validité d'une religion aux yeux des croyants. Les sectes, en revanches, sont toujours le résultat d'une scission à l'intérieur d'une religion authentique ou le fruit amer des divagations d'un esprit détraqué ou trop malin qui réussit à abuser les ignorants. Faut-il rappeler, par exemple, que l'inventeur du mormonisme fut un escroc notoire qui fit passer un manuscrit de science-fiction volé pour de la parole divine ? Faut-il rappeler que l'inventeur de la secte scientologique fut un auteur de science-fiction...?

Qu'on croie ou non au caractère supra-humain de la religion est une autre question, qui a peu d'intérêt au fond, mais les faits sont là. Du reste, le mot "religion" lui-même prouve, étymologiquement, ce caractère. Mais j'y reviendrai en un autre occasion.

Venons-en à présent à la laïcité. Il est toujours profitable, lorsqu'on se trouve devant des notions floues et modernes, de chercher à bien comprendre le sens des mots qui les recouvrent et à examiner par ailleurs la personnalité et la vie de ceux qui les inventèrent. 

J'ignore, pour le moment, qui employa le premier le mot "laïcité". C'est une question que je creuserai si j'arrive à produire l'étude dont je parlais. Mais je sais ce que veut dire le mot et nous pouvons commencer par là.

"Laïcité" est la forme substantivée de l'adjectif "laïc". Cet adjectif vient du mot grec laïkos  et veut dire "vulgaire, vil; qui fréquente les prostituées"...Par extension, le "vulgaire" étant ignorant, il a pris le sens d'"ignorant" et, plus tard dans le monde chrétien, il a eu le sens de "profane" en concervant celui d'"ignorant" par opposition au "clerc". L'historique complète du mot, son évolution et son ennoblissement entrent dans le champ de la recherche aussi, je ne m'étendrai pas davantage là-dessus à présent. 

Notons pour le moment que les tenants de cette secte ont pris un mot qui veut dire "ignorance" et l'ont érigé, au cours du 19ème et du 20ème siècle, au rang de dogme d'Etat auquel ils s'efforcent de soumettre tout un chacun en faisant fi des croyances religieuses et en prônant par ailleurs - notons l'inconséquence des ces gens ! - la liberté religieuse. 

Puisque le sens du mot est clair, voyons maintenant ce qu'il cache. La "laïcité" se présente, au yeux du commun des mortels, comme "la séparation de l'Eglise d'avec l'Etat", en d'autres termes, la séparation du pouvoir spirituel d'avec le temporel. Mais là n'est qu'une apparence, qui paraît charmante pour séduire et s'affirme comme un remède pacificateur dans la société. En réalité, c'est bien une secte, qui se veut "la religion de la République", et elle n'a pas d'autre ambition que la ruine des religions dans les consciences et dans le pays, notamment de la religon chrétienne. Ces choses apparaîtront plus clairement dans la suite que j'envisage, pour le moment deux points méritent d'être relevés. Tout d'abord, la loi qui semble consacrer la "laïcité", loin de vouloir ladite "séparation", est une évidente déclaration de guerre aux religions puisqu'elle dit très clairement que l'Etat ne reconnaît aucun culte. Elle ne dit pas qu'il n'"adhère" à aucun culte, qui est synonyme de religion ici, mais bien qu'il ne "reconnaît" aucun culte. Cela veut dire que l'Etat nie tout simplement la réalité des religions et leur caractère sacré. Pour l'Etat, les cultes ne sont pas des cultes, les religions ne sont plus des religions...Cela laisse le champ libre pour commettre bien des forfaits à travers, notamment, l'instruction obligatoire et la propagande. Autres aspects sur lesquels porteront les recherches.

Ensuite, ce qu'il faut relever et bien comprendre, c'est que la secte laïcité se présente comme une "religion", issue des milieux matérialistes, maçons, kabbalistiques, et autres mouvements fort suspects au cours des 18 et 19èmes siècles. Cela paraît incroyable... Je ne vais développer mon propos ici mais invite vivement le lecteur à se reporter aux travaux de Vincent Peillon qui explique les choses avec une clarté étonnante. 

Une question se pose alors : comment peut-on procéder au bannissement de la religion de la sphère politique et présenter par ailleurs un secte comme la "religion de la République" ? Ces suppôts de Satan ne voient-ils donc pas la contradiction ? 

Je n'ai fait que relever brièvement certains aspects de la "laïcité" dans ces quelques lignes. Ce à quoi il faut être attentif, c'est qu'elle n'est en réalité pas du tout ce qu'elle prétend être et que c'est une secte dont le but affirmé est la ruine des religions et la propagation des idées - disons le mot sans craindre de railleries - sataniques.

 

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2 septembre 2013 1 02 /09 /septembre /2013 18:33

Au nom d'Allah, le Sage, et le grand Généreux !

Un seul signe suffit pour les hommes lucides,

Pour ceux dont le cœur est voilé ou turpide

Cent discours lumineux ne seraient que mots creux.

 

Bien souvent, en effet, l'on rencontre tel homme,

Hélas ! pourvu d'esprit et d'oreilles et d'yeux,

Qui nie l'Ouvrier et ne voit dans les cieux

Qu'un amas de splendeurs dû au hasard en somme.

 

L'insondable machine, où l'on voit en tout lieu

La matière en travail former des nébuleuses,

Des astres flambants et des pierres lumineuses,

Est régie pourtant par la norme de Dieu.

 

C'est Dieu seul qui impose au front de la matière

Le sceau de sa science et lui donne ses lois,

Si bien que la matière, impotente et sans choix,

Par ordre de Dieu suit telle ou telle carrière.

 

C'est Dieu seul qui ordonne à l'astre radieux

De briller, de brûler et d'adorer, sans doute,

Celui qui lui fixa sa mesure et sa route,

En circulant autour d'un point mystérieux.

 

C'est Dieu seul qui assigne à chaque corps céleste,

A chaque particule et à chaque univers,

Dont les secrets profonds ne sont point découverts,

Le témoignage sacré que l'unité atteste.

 

N'est-ce pas l'unité, dans la Création,

Qui témoigne partout et prouve l'existence,

(Au-delà du pluriel, qui n'est que contingence)

De Dieu, seul objet de toute adoration ?

 

L'unité, en effet, témoigne en toute chose,

Tel un signe flagrant présenté à nos yeux

Par Celui qui créa et la Terre et les cieux,

De l'Unité divine et de l'unique Cause.

 

Ces étoiles au ciel qui brillent par milliards,

Ces milliards de flambeaux, des divines merveilles

Semblables au regard et en fait sans pareilles,

Auraient-ils pu, du reste, émaner des hasards ?

 

Auraient-ils pu paraître au milieu des espaces,

Semblables et divers, par millions et millions,

Courir fidèlement sur leurs propres sillons

Sans qu'une volonté n'eût imposé ces traces ?

 

Au nombre indéfini, multiples et divers,

Ils suivent fixement et sans qu'ils ne se lassent

Un chemin établi au milieu de l'espace,

Ou semblent arrêtés, tournoyant dans les airs.

 

Si le hasard pouvait se prétendre leur maître,

Jamais tant de rigueur, qui nous laisse hébétés,

Jamais l'harmonie et jamais tant de beautés

N'auraient pu à nos yeux au firmament paraître...

 

« Le soleil ne peut rattraper la lune, ni

La nuit devancer le jour », ainsi Dieu précise

Que tout, en vérité, dépend de sa maîtrise !

Ah ! nier ses versets... Quel sinistre déni !

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1 août 2013 4 01 /08 /août /2013 15:44

Vas-tu longtemps gémir, amoureux désolé
Des vestiges dorés de ce monde écroulé ?
N'as-tu donc pas compris qu'en ce temps lamentable,
Où tout est vanité à moins d'être rentable,
Les lettres, la culture et les humanités
Ont quitté dès longtemps les murs de vos cités ?
Les hommes, rabaissés, ne voient plus la lumière
Que répandaient jadis les Virgile et Homère,
Et, sottement certains de sa futilité,
Se contentent, heureux, de cette obscurité.
Chaque chose a son temps ! ces étoiles antiques,
Rayonnant sur Rome et sur les terres attiques,
Façonnèrent l'Europe et tous ses grands esprits
Par le charme immortel de leurs puissants écrits,
Et les fruits contenus dans leur œuvre pérenne
Élevèrent la brute à la grandeur humaine.
Mais les hommes, hélas ! en ces jours où tu vis,
Attachés à l'utile, aveuglés et ravis
Par les attraits fangeux que leur tend notre monde,
Acceptent fièrement leur ignorance immonde,
Et loin de regretter leur état affligeant,
S'emploient à conserver leur esprit indigent.
Leur troupeau désolant, insensé, sourd et myope,
Ignorant Apollon et les sœurs de Calliope,
N'a d'autre ambition, n'a nul autre vœu
Que de courir grossir, aussi vite qu'il peut,
Animé par le lucre et par la convoitise,
Les rangs de la pègre et des moutons d'entreprise
Où l'esprit s'atrophie et la bêtise croît,
La culture s'éteint et les hommes déchoient.
Pourquoi donc élever ta voix trop impuissante
Et déplorer en vain la sottise ambiante ?
Et pourquoi critiquer ces hommes hébétés
Alors que c’est le vœu de nos sociétés
Que de les voir ainsi, vides, incultes, rustres,
Végétant à l’abri des génies illustres.
Jadis l’école avait la noble mission
De donner à l’enfant une formation
Qui pût faire de lui un futur honnête homme,
Lettré, savant, urbain, un humaniste en somme.
Aujourd'hui l'on ne veut, las ! que lui inculquer
Comment s'alimenter et comment forniquer.
Et l’on cultive assez sa pauvre matière grise
Pour qu’il s
ache accomplir sa tâche à l’entreprise !
Qu’importe s’il demeure ignorant des beautés
De ces trésors sacrés dont on a hérités,
Et qu’importe qu’il soit, à la fin de l’école,
Aussi pauvre d’esprit qu’il l’est dans sa parole ?
Tel est le mouvement monstrueux et fatal
Qui replonge l’humain dans un statut bestial ;
Or cet abaissement, abominable injure
Envers la connaissance et envers la culture !
Est souhaité, voulu, par ceux dont le devoir
Est d’aider la culture et de la promouvoir…
A quoi bon résister et crier ta colère
Contre un crime inouï que le monde tolère ?
Ton courroux impuissant et tes mots sans effet
N’empêcheront en rien ce sinistre forfait.
Étouffe donc tes cris ! et observe en silence
Le triomphe éclatant de la triste ignorance
Sur les aspects brillants de tout esprit humain
Que pouvait voir hier mais ne verra demain.
Ta lamentation, sache-le bien ! est veine :
Où les Charles* sont rois, la Connerie est reine !

 

* Un certain "ministre de culture".

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11 juillet 2013 4 11 /07 /juillet /2013 12:02

Le désordre moderne, nous l'avons dit, a pris naissance en Occident, et, jusqu'à ces dernières années, il y était toujours demeuré strictement localisé ; mais maintenant il se produit un fait dont la gravité ne doit pas être dissimulée c'est que ce désordre s'étend partout et semble gagner jusqu'à l'Orient. Certes, l'envahissement occidental n'est pas une chose toute récente, mais il se bornait jusqu'ici à une domination plus ou moins brutale exercée sur les autres peuples, et dont les effets étaient limités au domaine politique et économique ; en dépit de tous les efforts d'une propagande revêtant des formes multiples, l'esprit oriental était impénétrable à toutes les déviations, et les anciennes civilisations traditionnelles subsistaient intactes. Aujourd'hui, au contraire, il est des Orientaux qui se sont plus ou moins complètement « occidentalisés », qui ont abandonné leur tradition pour adopter toutes les aberrations de l'esprit moderne, et ces éléments dévoyés, grâce à l'enseignement des Universités européennes et américaines, deviennent dans leur propre pays une cause de trouble et d'agitation. Il ne convient pas, d'ailleurs, de s'en exagérer l'importance, pour le moment tout au moins : en Occident, on s'imagine volontiers que ces individualités bruyantes, mais peu nombreuses, représentent l'Orient actuel, alors que, en réalité, leur action n'est ni très étendue ni très profonde ; cette illusion s'explique aisément, car on ne connaît pas les vrais Orientaux, qui du reste ne cherchent nullement à se faire connaître, et les « modernistes », si l'on peut les appeler ainsi, sont les seuls qui se montrent au dehors, parlent, écrivent et s'agitent de toutes façons. Il n'en est pas moins vrai que ce mouvement antitraditionnel peut gagner du terrain, et il faut envisager toutes les éventualités, même les plus défavorables ; déjà, l'esprit traditionnel se replie en quelque sorte sur lui-même, les centres où il se conserve intégralement deviennent de plus en plus fermés et difficilement accessibles ; et cette généralisation du désordre correspond bien à ce qui doit se produire dans la phase finale du Kali-Yuga.

 

 

Déclarons-le très nettement : l'esprit moderne étant chose purement occidentale, ceux qui en sont affectés, même s'ils sont des Orientaux de naissance, doivent être considérés, sous le rapport de la mentalité, comme des Occidentaux, car toute idée orientale leur est entièrement étrangère, et leur ignorance à l'égard des doctrines traditionnelles est la seule excuse de leur hostilité. Ce qui peut sembler assez singulier et même contradictoire, c'est que ces mêmes hommes, qui se font les auxiliaires de l' occidentalisme au point de vue intellectuel, ou plus exactement contre toute véritable intellectualité, apparaissent parfois comme ses adversaires dans le domaine politique; et pourtant, au fond, il n'y a là rien dont on doive s'étonner. Ce sont eux qui s'efforcent d'instituer en Orient des « nationalismes » divers, et tout « nationalisme » est nécessairement opposé à l'esprit traditionnel ; s'ils veulent combattre la domination étrangère, c'est par les méthodes mêmes de l'Occident, de la même façon que les divers peuples occidentaux luttent entre eux ; et peut-être est-ce là ce qui fait leur raison d'être. En effet, si les choses en sont arrivées à un tel point que l'emploi de semblables méthodes soit devenu inévitable, leur mise en œuvre ne peut être que le fait d'éléments ayant rompu toute attache avec la tradition ; il se peut donc que ces éléments soient utilisés ainsi transitoirement, et ensuite éliminés comme les Occidentaux eux-mêmes. Il serait d'ailleurs assez logique que les idées que ceux-ci ont répandues se retournent contre eux, car elles ne peuvent être que des facteurs de division et de ruine ; c'est par-là que la civilisation moderne. périra d'une façon ou d'une autre ; peu importe que ce soit par l'effet des dissensions entre les Occidentaux, dissensions entre nations ou entre classes sociales, ou, comme certains le prétendent, par les attaques des Orientaux « occidentalisés, ou encore à la suite d'un cataclysme provoqué par les « progrès de la science » ; dans tous les cas, le monde occidental ne court de dangers que par sa propre faute et par ce qui sort de lui-même.

 

 

La seule question qui se pose est celle-ci : l'Orient n'aura-t-il à subir, du fait de l'esprit moderne, qu'une crise passagère et superficielle, ou bien l'Occident entraînera-t-il dans sa chute l'humanité tout entière ? Il serait difficile d'y apporter actuellement une réponse basée sur des constatations indubitables ; les deux esprits opposés existent maintenant l'un et l'autre en Orient, et la force spirituelle, inhérente à la tradition et méconnue par ses adversaires, peut triompher de la force matérielle lorsque celle-ci aura joué son rôle, et la faire évanouir comme la lumière dissipe les ténèbres ; nous dirons même qu'elle en triomphera nécessairement tôt ou tard, mais il se peut que, avant d'en arriver là, il y ait une période d'obscuration complète. L'esprit traditionnel ne peut mourir, parce qu'il est, dans son essence, supérieur à la mort et au changement ; mais il peut se retirer entièrement du monde extérieur, et alors ce sera véritablement la « fin d'un monde ». D'après tout ce que nous avons dit, la réalisation de cette éventualité dans un avenir relativement peu éloigné n'aurait rien d'invraisemblable; et, dans la confusion qui, partie de l'Occident, gagne présentement l'Orient, nous pourrions voir le « commencement de la fin », le signe précurseur du moment où, suivant la tradition hindoue, la doctrine sacrée doit être enfermée tout entière dans une conque, pour en sortir intacte à l'aube du monde nouveau.

 

Mais laissons là encore une fois les anticipations, et ne regardons que les événements actuels : ce qui est incontestable, c'est que l'Occident envahit tout ; son action s'est d'abord exercée dans le domaine matériel, celui qui était immédiatement à sa portée, soit par la conquête violente, soit par le commerce et l'accaparement des ressources de tous les peuples ; mais maintenant les choses vont encore plus loin. Les Occidentaux, toujours animés par ce besoin de prosélytisme qui leur est si particulier, sont arrivés à faire pénétrer chez les autres, dans une certaine mesure, leur esprit antitraditionnel et matérialiste ; et, tandis que la première forme d'invasion n'atteignait en somme que les corps, celle-ci empoisonne les intelligences et tue la spiritualité ; l'une a d'ailleurs préparé l'autre et l'a rendue possible, de sorte que ce n'est en définitive que par la force brutale que l'Occident est parvenu à s'imposer partout, et il ne pouvait en être autrement, car c'est en cela que réside l'unique supériorité réelle de sa civilisation, si inférieure à tout autre point de vue. L'envahissement occidental, c'est l'envahissement du matérialisme sous toutes ses formes, et ce ne peut être que cela ; tous les déguisements plus ou moins hypocrites, tous les prétextes «moralistes», toutes les déclamations « humanitaires », toutes les habiletés d'une propagande qui sait à l'occasion se faire insinuante pour mieux atteindre son but de destruction, ne peuvent rien contre cette vérité, qui ne saurait être contestée que par des naïfs ou par ceux qui ont un intérêt quelconque à cette œuvre vraiment « satanique », au sens le plus rigoureux du mot1.

 

 

Chose extraordinaire, ce moment ou l'Occident envahit tout est celui que certains choisissent pour dénoncer, comme un péril qui les remplit d'épouvante, une prétendue pénétration d'idées orientales dans ce même Occident ; qu'est ce encore que cette nouvelle aberration ? Malgré notre désir de nous en tenir à des considérations d'ordre général, nous ne pouvons nous dispenser de dire ici au moins quelques mots d'une Défense de l'Occident publiée récemment par M. Henri Massis, et qui est une des manifestations les plus caractéristiques de cet état d'esprit. Ce livre est plein de confusions et même de contradictions, et il montre une fois de plus combien la plupart de ceux qui voudraient réagir contre le désordre moderne sont peu capables de le faire d'une façon vraiment efficace, car ils ne savent même pas très bien ce qu'ils ont à combattre. L'auteur se défend parfois d'avoir voulu s'attaquer au véritable Orient; et, s'il s'en était tenu effectivement à une critique des fantaisies « pseudo-orientales », c'est-à-dire de ces théories purement occidentales que l'on répand sous des étiquettes trompeuses, et qui ne sont qu'un des nombreux produits du déséquilibre actuel, nous ne pourrions que l'approuver pleinement, d'autant plus que nous avons nous-même signalé, bien avant lui, le danger réel de ces sortes de choses, ainsi que leur inanité au point de vue intellectuel. Mais, malheureusement, il éprouve ensuite le besoin d'attribuer à l'Orient des conceptions qui ne valent guère mieux que celles-là ; pour le faire, il s'appuie sur des citations empruntées à quelques orientalistes plus ou moins « officiels », et où les doctrines orientales sont, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, déformées jusqu'à la caricature ; que dirait-il si quelqu'un usait du même procédé à l'égard du Christianisme et prétendait le juger d'après les travaux des « hypercritiques » universitaires ? C'est exactement ce qu'il fait pour les doctrines de l'Inde et de la Chine, avec cette circonstance aggravante que les Occidentaux dont il invoque le témoignage n'ont pas la moindre connaissance directe de ces doctrines, tandis que ceux de leurs collègues qui s'occupent du Christianisme doivent tout au moins le connaître dans une certaine mesure, même si leur hostilité contre tout ce qui est religieux les empêche de le comprendre véritablement. D'ailleurs, nous devons dire à cette occasion que nous avons eu parfois quelque peine à faire admettre par des Orientaux que les exposés de tel ou tel orientaliste procédaient d'une incompréhension pure et simple, et non d'un parti pris conscient et volontaire, tellement on y sent cette même hostilité qui est inhérente à l'esprit antitraditionnel ; et nous demanderions volontiers à M. Massis s'il croit bien habile d'attaquer la tradition chez les autres quand on voudrait la restaurer dans son propre pays. Nous parlons d'habileté, parce que, au fond, toute la discussion est portée par lui sur un terrain politique; pour nous qui nous plaçons à un tout autre point de vue, celui de l'intellectualité pure, la seule question qui se pose est une question de vérité ; mais ce point de vue est sans doute trop élevé et trop serein pour que les polémistes y puissent trouver leur satisfaction, et nous doutons même que, en tant que polémistes, le souci de la vérité puisse tenir une grande place dans leurs préoccupations2.

 

M. Massis s'en prend à ce qu'il appelle des « propagandistes orientaux », expression qui renferme en

elle-même une contradiction, car l'esprit de propagande, nous l'avons déjà dit bien souvent, est chose tout occidentale ; et cela seul indique déjà clairement qu'il y a là quelque méprise. En fait, parmi les propagandistes visés, nous pouvons distinguer deux groupes, dont le premier est constitué par de purs Occidentaux ; il serait vraiment comique, si ce n'était le signe de la plus déplorable ignorance des choses de l'Orient, de voir qu'on fait figurer des Allemands et des Russes parmi les représentants de l'esprit oriental ; l'auteur fait à leur égard des observations dont certaines sont très justes, mais que ne les montre-t-il nettement pour ce qu'ils sont en réalité ? A ce premier groupe nous joindrions encore les « théosophistes » anglo-saxons et tous les inventeurs d'autres sectes du même genre, dont la terminologie orientale n'est qu'un masque destiné à en imposez aux naïfs et aux gens mal informés, et qui ne recouvre que des idées aussi étrangères à l'Orient que chères à l'Occident moderne; ceux-là sont d'ailleurs plus dangereux que de simples philosophes, en raison de leurs prétentions à un a ésotérisme : qu'ils ne possèdent pas davantage, mais qu'ils simulent frauduleusement pour attirer à eux les esprits qui cherchent autre chose que des spéculations a profanes » et qui, au milieu du chaos présent, ne savent où s'adresser; nous nous étonnons un peu que M. Massis n'en dise à peu près rien. Quant au second groupe, nous y trouvons quelques-uns de ces Orientaux occidentalisés dont nous parlions tout à l'heure, et qui, tout aussi ignorants que les précédents des véritables idées orientales, seraient fort incapables de les répandre en Occident, â supposer qu'ils en eussent l'intention; du reste, le but qu'ils se proposent réellement est tout contraire à celui-là, puisqu'il est de détruire ces mêmes idées en Orient, et de présenter en même temps aux Occidentaux leur Orient modernisé,accommodé aux théories qui leur ont été enseignées en Europe ou en Amérique; véritables agents de la plus néfaste de toutes les propagandes occidentales, de celle qui s'attaque directement à l'intelligence, c'est pour l'Orient qu'ils sont un danger, et non pour l'Occident dont ils ne sont que le reflet. Pour ce qui est des vrais Orientaux, M. Massis n'en mentionne pas un seul, et il aurait été bien en peine de le faire, car il n'en connaît certainement aucun; l'impossibilité où il se trouvait de citer le nom d'un Oriental qui ne fût pas occidentalisé eût dû lui donner à réfléchir et lui faire comprendre que les « propagandistes orientaux » sont parfaitement inexistants.

 

 

D'ailleurs, bien que cela nous oblige à parler de nous, ce qui est peu dans nos habitudes, nous devons déclarer formellement ceci : il n'y a, à notre connaissance, personne qui ait exposé en Occident des idées orientales authentiques, sauf nous-même ; et nous l'avons toujours fait exactement comme l'aurait fait tout Oriental qui s'y serait trouvé amené par les circonstances, c'est à dire sans la moindre intention de « propagande » ou de « vulgarisation », et uniquement pour ceux qui sont capables de comprendre les doctrines telles qu'elles sont, sans qu'il y ait lieu de les dénaturer sous prétexte de les mettre à leur portée ; et nous ajouterons que, malgré la déchéance de l'intellectualité occidentale, ceux qui comprennent sont encore moins rares que nous ne l'aurions supposé, tout en n'étant évidemment qu'une petite minorité. Une telle entreprise n'est certes pas du genre de celles que M. Massis imagine, nous n'osons dire pour les besoins de sa cause, quoique le caractère politique de son livre puisse autoriser une telle expression ; disons, pour être aussi bienveillant que possible, qu'il les imagine parce que son esprit est troublé par la peur que fait naître en lui le pressentiment d'une ruine plus ou moins prochaine de la civilisation occidentale, et regrettons qu'il n'ait pas su voir clairement où se trouvent les véritables causes susceptibles d'amener cette ruine, quoiqu'il lui arrive parfois de faire preuve d'une juste sévérité à l'égard de certains aspects du monde moderne. C'est même là ce qui fait le continuel flottement de sa thèse : d'une part, il ne sait pas exactement quels sont les adversaires qu'il devrait combattre, et, d'autre part, son « traditionalisme » le laisse fort ignorant de tout ce qui est l'essence même de la tradition, qu'il confond visiblement avec une sorte de « conservatisme » politico-religieux de l'ordre le plus extérieur.

 

 

Nous disons que l'esprit de M. Massis est troublé par la peur; la meilleure preuve en est peut-être l'attitude extraordinaire, et même tout à fait inconcevable, qu'il prête à ses soi-disant «propagandistes orientaux» : ceux-ci seraient animés d'une haine farouche à l'égard de l'Occident, et c'est pour nuire à celui-ci qu'ils s'efforceraient de lui communiquer leurs propres doctrines, c'est-à-dire de lui faire don de ce qu'ils ont eux-mêmes de plus précieux, de ce qui constitue en quelque sorte la substance même de leur esprit ! Devant tout ce qu'il y a de contradictoire dans une telle hypothèse, on ne peut s'empêcher d'éprouver une véritable stupéfaction : toute la thèse péniblement échafaudée s'écroule instantanément, et il semble que l'auteur ne s'en soit pas même aperçu, car nous ne voulons pas supposer qu'il ait été conscient d'une pareille invraisemblance et qu'il ait tout simplement compté sur le peu de clairvoyance de ses lecteurs pour la leur faire accepter. Il n'y a pas besoin de réfléchir bien longuement ni bien profondément pour se rendre compte que, s'il y a des gens qui haïssent si fort l'Occident, la première chose qu'ils doivent faire est de garder jalousement leurs doctrines pour eux, et que tous leurs efforts doivent tendre à en interdire l'accès aux Occidentaux; c'est d'ailleurs là un reproche qu'on a quelquefois adressé aux Orientaux, avec plus d'apparence de raison. La vérité, pourtant, est assez différente : les représentants authentiques des doctrines traditionnelles n'éprouvent de haine pour personne, et leur réserve n'a qu'une seule cause : c'est qu'ils jugent parfaitement inutile d'exposer certaines vérités à ceux qui sont incapables de les comprendre ; mais ils n'ont jamais refusé d'en faire part à ceux, quelle que soit leur origine, qui possèdent les « qualifications » requises ; est ce leur faute si, parmi ces derniers, il y a fort peu d'Occidentaux ? Et, d'un autre côté, si la masse orientale finit par être vraiment hostile aux Occidentaux, après les avoir longtemps regardés avec indifférence, qui en est responsable ? Est ce cette élite qui, toute à la contemplation intellectuelle, se tient résolument à l'écart de l'agitation extérieure, ou ne sont ce pas plutôt les Occidentaux eux-mêmes, qui ont fait tout ce qu'il fallait pour rendre leur présence odieuse et intolérable ? Il suffit que la question soit ainsi posée comme elle doit l'être, pour que n'importe qui soit capable d'y répondre immédiatement; et, en admettant que les Orientaux, qui ont fait preuve jusqu'ici d'une incroyable patience, veuillent enfin être les maîtres chez eux, qui donc pourrait songer sincèrement à les en blâmer ? Il est vrai que, quand certaines passions s'en mêlent, les mêmes choses peuvent, suivant les circonstances, se trouver appréciées de façons fort diverses, voire même toutes contraires : ainsi, quand la résistance à une invasion étrangère est le fait d'un peuple occidental, elle s'appelle « patriotisme » et est digne de tous les éloges ; quand elle est le fait d'un peuple oriental, elle s'appelle « fanatisme » ou « xénophobie » et ne mérite plus que la haine ou le mépris. D'ailleurs, n'est ce pas au nom du « Droit », de la «Liberté», de la « justice » et de la « Civilisation » que les Européens prétendent imposer partout leur domination, et interdire à tout homme de vivre et de penser autrement qu'eux-mêmes ne vivent et ne pensent? On conviendra que le « moralisme » est vraiment une chose admirable, à moins qu'on ne préfère conclure tout simplement, comme nous-même, que, sauf des exceptions d'autant plus honorables qu'elles sont plus rares, il n'y a plus guère en Occident que deux sortes de gens, assez peu intéressantes l'une et l'autre : les naïfs qui se laissent prendre à ces grands mots et qui croient à leur « mission civilisatrice », inconscients qu'ils sont de la barbarie matérialiste dans laquelle ils sont plongés, et les habiles qui exploitent cet état d'esprit pour la satisfaction de leurs instincts de violence et de cupidité. En tout cas, ce qu'il y a de certain, c'est que les Orientaux ne menacent personne et ne songent guère à envahir l'Occident d'une façon ou d'une autre ; ils ont, pour le moment, bien assez à faire de se défendre contre l'oppression européenne, qui risque de les atteindre jusque dans leur esprit-, et il est au moins curieux de voir les agresseurs se poser en victimes.

 

 

Cette mise au point était nécessaire, car il est certaines choses qui doivent être dites ; mais nous nous reprocherions d'y insister davantage, la thèse des « défenseurs de l'Occident » étant vraiment par trop fragile et inconsistante. Du reste, si nous nous sommes départis un instant de la réserve que nous observons habituellement en ce qui concerne les individualités pour citer M. Henri Massis, c'est surtout parce que celui-ci représente en la circonstance une certaine partie de la mentalité contemporaine, dont il nous faut aussi tenir compte dans cette étude sur l'état du monde moderne. Comment ce « traditionalisme » d'ordre inférieur, étroitement borné et incompréhensif, peut-être même assez artificiel, s'opposerait-il vraiment et efficacement à un esprit dont il partage tant de préjugés ? De part et d'autre, c'est, à peu de chose près, la même ignorance des véritables principes ; c'est le même parti pris de nier tout ce qui dépasse un certain horizon; c'est la même inaptitude à comprendre l'existence de civilisations différentes, la même superstition du « classicisme » gréco-latin. Cette réaction insuffisante n'a d'intérêt pour nous qu'en ce qu'elle marque une certaine insatisfaction de l'état présent chez quelques-uns de nos contemporains ; de cette même insatisfaction, il y a d'ailleurs d'autres manifestations qui seraient susceptibles d'aller plus loin si elles étaient bien dirigées ; mais, pour le moment, tout cela est fort chaotique, et il est encore bien difficile de dire ce qui s'en dégagera. Cependant, quelques prévisions à cet égard ne seront peut-être pas entièrement inutiles; et, comme elles se lient étroitement au destin du monde actuel, elles pourront en même temps servir de conclusions à la présente étude, dans la mesure où il est permis d'en tirer des conclusions sans donner à l'ignorance « profane »l'occasion d'attaques trop faciles, en développant imprudemment des considérations qu'il serait impossible de justifier par les moyens ordinaires. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que tout peut être dit indifféremment, du moins lorsqu'on sort de la doctrine pure pour en venir aux applications ; il y a alors certaines réserves qui s'imposent, et des questions d'opportunité qui doivent se poser inévitablement; mais ces réserves légitimes, et même indispensables, n'ont rien de commun avec certaines craintes puériles qui ne sont que l'effet d'une ignorance comparable à celle d'un homme qui, suivant l'expression proverbiale hindoue, « prend une corde pour un serpent ». Qu'on le veuille ou non, ce qui doit être dit le sera à mesure que les circonstances l'exigeront ; ni les efforts intéressés des uns, ni l'hostilité inconsciente des autres, ne pourront empêcher qu'il en soit ainsi, pas plus que, d'un autre côté, l'impatience de ceux qui, entraînés par la hâte fébrile du monde moderne, voudraient tout savoir d'un seul coup, ne pourra faire que certaines choses soient connues au dehors plutôt qu'il ne convient; mais ces derniers pourront du moins se consoler en pensant que la marche accélérée des événements leur donnera sans doute une assez prompte satisfaction ; puissent ils n'avoir pas à regretter alors de s'être insuffisamment préparés à recevoir une connaissance qu'ils recherchent trop souvent avec plus d'enthousiasme que de véritable discernement !

 

1 Satan, en hébreu, c'est l' « adversaire », c'est-à-dire celui qui renverse toutes choses et les prend en quelque sorte à rebours ; c'est l'esprit de négation et de subversion, qui s'identifie à la tendance descendante ou « infériorisante », « infernale » au sens étymologique, celle même que suivent les êtres dans ce processus de matérialisation suivant lequel s'effectue tout le développement de la civilisation moderne.

2Nous savons que M. Massis n'ignore pas nos ouvrages, mais il s'abstient soigneusement d'y faire la moindre allusion, parce qu'ils iraient à l'encontre de sa thèse ; le procédé manque tout au moins de franchise. Nous pensons d'ailleurs n'avoir qu'à nous féliciter de ce silence, qui nous évite de voir mêler à des polémiques déplaisantes des choses qui, par leur nature, doivent demeurer au-dessus de toute discussion ; il y a toujours quelque chose de pénible dans le spectacle de l'incompréhension « profane », bien que la vérité de la « doctrine sacrée » soit assurément, en elle-même, trop haute pour en subir le atteintes.

 

 

René Guénon

La Crise du monde moderne

Chap. VIII

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10 juillet 2013 3 10 /07 /juillet /2013 16:28

De tout ce qui précède, il nous semble résulter clairement déjà que les Orientaux ont pleinement raison lorsqu'ils reprochent à la civilisation occidentale moderne de n'être qu'une civilisation toute matérielle : c'est bien dans ce sens qu'elle s'est développée exclusivement, et, à quelque point de vue qu'on la considère, on se trouve toujours en présence des conséquences plus ou moins directes de cette matérialisation. Cependant, il nous faut encore compléter ce que nous avons dit sois ce rapport, et tout d'abord nous expliquer sur les différents sens dans lesquels peut être pris un mot comme celui de « matérialisme », car, si nous l'employons pour caractériser le monde contemporain, certains, qui ne se croient nullement « matérialistes » tout en ayant la prétention d'être très « modernes », ne manqueront pas de protester et de se persuader que c'est là une véritable calomnie; une mise au point s'impose donc pour écarter par avance toutes les équivoques qui pourraient se produire à ce sujet.

 

 

Il est assez significatif que le mot même de « matérialisme » ne date que du XVIIIe siècle; il fut inventé par le philosophe Berkeley, qui s'en servit pour désigner toute théorie qui admet l'existence réelle de la matière ; il est à peine besoin de dire que ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici, où cette existence n'est nullement en cause. Un peu plus tard, le même mot prit un sens plus restreint, celui qu'il a gardé depuis lors : il caractérisa une conception suivant laquelle il n'existe rien d'autre que la matière et ce qui en procède ; et il y a lieu de noter la nouveauté d'une telle conception, le fait qu'elle soit essentiellement un produit de l'esprit moderne, donc qu'elle correspond au moins à une partie des tendances qui sont propres à celui-ci1. Mais c'est surtout dans une autre acception, beaucoup plus large et cependant très nette, que nous entendons ici parler de « matérialisme »: ce que ce mot représente alors, c'est tout un état d'esprit, dont la conception que nous venons de définir n'est qu'une manifestation parmi beaucoup d'autres, et qui est, en lui-même, indépendant de toute théorie philosophique. Cet état d'esprit, c'est celui qui consiste à donner plus ou moins consciemment la prépondérance aux choses de l'ordre matériel et aux préoccupations qui s'y rapportent, que ces préoccupations gardent encore une certaine apparence spéculative ou qu'elles soient purement pratiques ; et l'on ne peut contester sérieusement que ce soit bien là la mentalité de l'immense majorité de nos contemporains.

 

 

Toute la science « profane » qui s'est développée au cours des derniers siècles n'est que l'étude du monde sensible, elle y est enfermée exclusivement, et ses méthodes ne sont applicables qu'à ce seul domaine; or ces méthodes sont proclamées « scientifiques » à l'exclusion de toute autre, ce qui revient à nier toute science qui ne se rapporte pas aux choses matérielles. Parmi ceux qui pensent ainsi, et même parmi ceux qui se sont consacrés spécialement aux sciences dont il s'agit, il en est cependant beaucoup qui refuseraient de se déclarer matérialistes » et d'adhérer à la théorie philosophique qui porte ce nom; il en est même qui font volontiers une profession de foi religieuse dont la sincérité n'est pas douteuse; mais leur attitude « scientifique » ne diffère pas sensiblement de celle des matérialistes avérés. On a souvent discuté, au point de vue religieux, la question de savoir si la science moderne devait être dénoncée comme athée ou comme matérialiste, et, le plus souvent, on l'a fort mal posée; il est bien certain que cette science ne fait pas expressément profession d'athéisme ou de matérialisme, qu'elle se borne à ignorer de parti pris certaines choses sans se prononcer à leur égard par une négation formelle comme le font tels ou tels philosophes ; on ne peut donc, en ce qui la concerne, parler que d'un matérialisme de fait, de ce que nous appellerions volontiers un matérialisme pratique; mais le mal n'en est peut-être que plus grave, parce qu'il est plus profond et plus étendu. Une attitude philosophique peut être quelque chose de très superficiel, même chez les philosophes « professionnels »; de plus, il y a des esprits qui reculeraient devant la négation, mais qui s'accommodent d'une complète indifférence; et celle-ci est ce qu'il y a de plus redoutable, car, pour nier une chose, il faut encore y penser, si peu que ce soit, tandis qu'ici on en arrive à ne plus y penser en aucune façon. Quand on voit une science exclusivement matérielle se présenter comme la seule science possible, quand les hommes sont habitués à admettre comme une vérité indiscutable qu'il ne peut y avoir de connaissance valable en dehors de celle-là, quand toute l'éducation qui leur est donnée tend à leur inculquer la superstition de cette science, ce qui est proprement le « scientisme », comment ces hommes pourraient-ils ne pas être pratiquement matérialistes, c'est-à-dire ne pas avoir toutes leurs préoccupations tournées du côté de la matière ?

 

 

Pour les modernes, rien ne semble exister en dehors de ce qui peut se voir et se toucher, ou du moins, même s'ils admettent théoriquement qu'il peut exister quelque chose d'autre, ils s'empressent de le déclarer, non seulement inconnu, mais « inconnaissable », ce qui les dispense de s'en occuper. S'il en est pourtant qui cherchent à se faire quelque idée d'un « autre monde », comme ils ne font pour cela appel qu'à l'imagination, ils se le représentent sur le modèle du monde terrestre et y transportent toutes les conditions d'existence qui sont propres à celui-ci, y compris l'espace et le temps, voire même une sorte de « corporéité » ; nous avons montré ailleurs, dans les conceptions spirites, des exemples particulièrement frappants de ce genre de représentations grossièrement matérialisées; mais, si c'est là un cas extrême, où ce caractère est exagéré jusqu'à la caricature, ce serait une erreur de croire que le spiritisme et les sectes qui lui sont plus ou moins apparentées ont le monopole de ces sortes de choses. Du reste, d'une façon plus générale, l'intervention de l'imagination dans les domaines où elle ne peut rien donner, et qui devraient normalement lui être interdits, est un fait qui montre fort nettement l'incapacité des Occidentaux modernes à s'élever au-dessus du sensible; beaucoup ne savent faire aucune différence entre « concevoir » et « imaginer», et certains philosophes, tels que Kant, vont jusqu'à déclarer « inconcevable » ou « impensable » tout ce qui n'est pas susceptible de représentation. Aussi tout ce qu'on appelle « spiritualisme » ou «idéalisme» n'est il, le plus souvent, qu'une sorte de matérialisme transposé; cela n'est pas vrai seulement de ce que nous avons désigné sous le nom de « néo-spiritualisme », mais aussi du spiritualisme philosophique lui-même, qui se considère pourtant comme l'opposé du matérialisme. A vrai dire, spiritualisme et matérialisme, entendus au sens philosophique, ne peuvent se comprendre l'un sans l'autre : ce sont simplement les deux moitiés du dualisme cartésien, dont la séparation radicale a été transformée en une sorte d'antagonisme; et, depuis lors, toute la philosophie oscille entre ces deux termes sans pouvoir les dépasser. Le spiritualisme, en dépit de son nom, n'a rien de commun avec la spiritualité; son débat avec le matérialisme ne peut que laisser parfaitement indifférents ceux qui se placent à un point de vue supérieur, et qui voient que ces contraires sont, au fond, bien près d'être de simples équivalents, dont la prétendue opposition, sur beaucoup de points, se réduit à une vulgaire dispute de mots.

 

 

Les modernes, en général, ne conçoivent pas d'autre science que celle des choses qui se mesurent, se comptent et se pèsent, c'est à dire encore, en somme, des choses matérielles, car c'est à celles-ci seulement que peut s'appliquer le point de vue quantitatif; et la prétention de réduire la qualité à la quantité est très caractéristique de la science moderne. On en est arrivé, dans ce sens, à croire qu'il n'y a pas de science proprement dite là où il n'est pas possible d'introduire la mesure, et qu'il n'y a de lois scientifiques que celles qui expriment des relations quantitatives ; le « mécanisme » de Descartes a marqué le début de cette tendance, qui n'a fait que s'accentuer depuis lors, en dépit de l'échec de la physique cartésienne, car elle n'est pas liée à une théorie déterminée, mais à une conception générale de la connaissance scientifique. On veut aujourd'hui appliquer la mesure jusque dans le domaine psychologique, qui lui échappe cependant par sa nature même; on finit par ne plus comprendre que la possibilité de la mesure ne repose que sur une propriété inhérente à la matière, et qui est sa divisibilité indéfinie, à moins qu'on ne pense que cette propriété s'étend à tout ce qui existe, ce qui revient à matérialiser toutes choses. C'est la matière, nous l'avons déjà dit, qui est principe de division et multiplicité pure ; la prédominance attribuée au point de vue de la quantité, et qui, comme nous l'avons montré précédemment, se retrouve jusque dans le domaine social, est donc bien du matérialisme au sens que nous indiquions plus haut, quoiqu'elle ne soit pas nécessairement liée au matérialisme philosophique, qu'elle a d'ailleurs précédé dans le développement des tendances de l'esprit moderne. Nous n'insisterons pas sur ce qu'il y a d'illégitime à vouloir ramener la qualité à la quantité, ni sur ce qu'ont d'insuffisant toutes les tentatives d'explication qui se rattachent plus ou moins au type « mécaniste»; ce n'est pas là ce que nous nous proposons, et nous noterons seulement, à cet égard, que, même dans l'ordre sensible, une science de ce genre n'a que fort peu de rapport avec la réalité, dont la partie la plus considérable lui échappe nécessairement.

 

 

A propos de « réalité », nous sommes amenés à mentionner un autre fait, qui risque de passer inaperçu pour beaucoup, mais qui est très digne de remarque comme signe de l'état d'esprit dont nous parlons : c'est que ce nom„ dans l'usage courant, est exclusivement réservé à la seule réalité sensible. Comme le langage est l'expression de la mentalité d'un peuple et d'une époque, il faut conclure de là que, pour ceux qui parlent ainsi, tout ce qui ne tombe pas sous les sens est "irréel », c'est-à-dire illusoire ou même tout à fait inexistant ; il se peut qu'ils n'en aient pas clairement conscience, mais cette conviction négative n'en est pas moins au fond d'eux-mêmes, et, s'ils affirment le contraire, on peut être sûr, bien qu'ils ne s'en rendent pas compte, que cette affirmation ne répond chez eux qu'à quelque chose de beaucoup plus extérieur, si même elle n'est purement verbale. Si l'on est tenté de croire que nous exagérons, on n'aura qu'à chercher à voir par exemple à quoi se réduisent les prétendues convictions religieuses de bien des gens : quelques notions apprises par cœur, d'une façon toute scolaire et machinale, qu'ils ne se sont nullement assimilés, auxquelles ils n'ont même jamais réfléchi le moins du monde, mais qu'ils gardent dans leur mémoire et qu'ils répètent à l'occasion parce qu'elles font partie d'un certain formalisme, d'une attitude conventionnelle qui est tout ce qu'ils peuvent comprendre sous le nom de religion. Nous avons déjà parlé plus haut de cette « minimisation » de la religion, dont le « verbalisme » en question représente un des derniers degrés; c'est elle qui explique que de soi-disant « croyants », en fait de matérialisme pratique, ne le cèdent en rien aux « incroyants » ; nous reviendrons encore là-dessus, mais, auparavant, il nous faut en finir avec les considérations qui concernent le caractère matérialiste de la science moderne, car c'est là une question qui demande à être envisagée sous différents aspects.

 

 

Il nous faut rappeler encore, quoique nous l'ayons déjà indiqué, que les sciences modernes n'ont pas un caractère de connaissance désintéressée, et que, même pour ceux qui croient à leur valeur spéculative, celle-ci n'est guère qu'un masque sous lequel se cachent des préoccupations toutes pratiques, mais qui permet de garder l'illusion d'une fausse intellectualité. Descartes lui-même, en constituant sa physique, songeait surtout à en tirer une mécanique, une médecine et une morale; et, avec la diffusion de l'empirisme anglo-saxon, ce fut bien autre chose encore ; du reste, ce qui fait le prestige de la science aux yeux du grand public, ce sont à peu près uniquement les résultats pratiques qu'elle permet de réaliser, parce que, là encore, il s'agit de choses qui peuvent se voir et se toucher. Nous disions que le « pragmatisme » représente l'aboutissement de toute la philosophie moderne et son dernier degré d'abaissement; mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la philosophie, un « pragmatisme » diffus et non systématisé, qui est à l'autre ce que le matérialisme pratique est au matérialisme théorique, et qui se confond avec ce que le vulgaire appelle le « bon sens ». Cet utilitarisme presque instinctif est d'ailleurs inséparable de la tendance matérialiste le « bon sens » consiste à ne pas dépasser l'horizon terrestre, aussi bien qu'à ne pas s'occuper de tout ce qui n'a pas d'intérêt pratique immédiat; c'est pour lui surtout que le monde sensible seul est « réel », et qu'il n'y a pas de connaissance qui ne vienne des sens; pour lui aussi, cette connaissance restreinte ne vaut que dans la mesure où elle permet de donner satisfaction à des besoins matériels, et parfois à un certain sentimentalisme, car, il faut le dire nettement au risque de choquer le « moralisme » contemporain, le sentiment est en réalité tout près de la matière. Dans tout cela, il ne reste aucune place à l'intelligence, sinon en tant qu'elle consent à s'asservir à la réalisation de fins pratiques, à n'être plus qu'un simple instrument soumis aux exigences de la partie inférieure et corporelle de l'individu humain, ou, suivant une singulière expression de Bergson, « un outil à faire des outils »; ce qui fait le « pragmatisme » sous toutes ses formes, c'est l'indifférence totale à l'égard de la vérité. Dans ces conditions, l'industrie n'est plus seulement une application de la science, application dont celle-ci devrait, en elle-même, être totalement indépendante ; elle en devient comme la raison d'être et la justification, de sorte que, ici encore, les rapports normaux se trouvent renversés. Ce à quoi le monde moderne a appliqué toutes ses forces, même quand il a prétendu faire de la science à sa façon, ce n'est en réalité rien d'autre que le développement de l'industrie et du « machinisme » ; et, en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur usage, les hommes n'ont réussi qu'à s'en faire les esclaves, comme nous le disions au début : non seulement ils ont borné leurs ambitions intellectuelles, s'il est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas, à inventer et à construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines eux-mêmes. En effet, la « spécialisation », si vantée par certains sociologues sous le nom de «division du travail», ne s'est pas imposée seulement aux savants, mais aussi aux techniciens et même aux ouvriers, et, pour ces derniers, tout travail intelligent est par-là rendu impossible; bien différents des artisans d'autrefois, ils ne sont plus que les serviteurs des machines, ils font pour ainsi dire corps avec elles ; ils doivent répéter sans cesse, d'une façon toute mécanique, certains mouvements déterminés, toujours les mêmes, et toujours accomplis de la même façon, afin d'éviter la moindre perte de temps ; ainsi le veulent du moins les méthodes américaines qui sont regardées comme représentant le plus haut degré du «progrès ». En effet, il s'agit uniquement de produire le plus possible; on se soucie peu de la qualité, c'est la quantité seule qui importe; nous revenons une fois de plus à la même constatation que nous avons déjà faite en d'autres domaines la civilisation moderne est vraiment ce qu'on peut appeler une civilisation quantitative, ce qui n'est qu'une autre façon de dire qu'elle est une civilisation matérielle.

 

 

Si l'on veut se convaincre encore davantage de cette vérité, on n'a qu'à voir le rôle immense que jouent aujourd'hui, dans l'existence des peuples comme dans celle des individus, les éléments d'ordre économique : industrie, commerce, finances, il semble qu'il n'y ait que cela qui compte, ce qui s'accorde avec le fait déjà signalé que la seule distinction sociale qui ait subsisté est celle qui se fonde sur la richesse matérielle. Il semble que le pouvoir financier domine toute politique, que la concurrence commerciale exerce une influence prépondérante sur les relations entre les peuples; peut-être n’est-ce là qu'une apparence, et ces choses sont elles ici moins de véritables causes que de simples moyens d'action; mais le choix de tels moyens indique bien le caractère de l'époque à laquelle ils conviennent. D'ailleurs, nos contemporains sont persuadés que les circonstances économiques sont à peu près les uniques facteurs des événements historiques, et ils s'imaginent même qu'il en a toujours été ainsi; on est allé en ce sens jusqu'à inventer une théorie qui veut tout expliquer par là exclusivement, et qui a reçu l'appellation significative de « matérialisme historique ». On peut voir là encore l'effet d'une de ces suggestions auxquelles nous faisions allusion plus haut, suggestions qui agissent d'autant mieux qu'elles correspondent aux tendances de la mentalité générale ; et l'effet de cette suggestion est que les moyens économiques finissent par déterminer réellement presque tout ce qui se produit dans le domaine social. Sans doute, la masse a toujours été menée d'une façon ou d'une autre, et l'on pourrait dire que son rôle historique consiste surtout à se laisser mener, parce qu'elle ne représente qu'un élément passif, une « matière » au sens aristotélicien; mais aujourd'hui il suffit, pour la mener, de disposer de moyens purement matériels, cette fois au sens ordinaire du mot, ce qui montre bien le degré d'abaissement de notre époque; et, en même temps, on fait croire à cette masse qu'elle n'est pas menée, qu'elle agit spontanément et qu'elle se gouverne elle-même, et le fait qu'elle le croie permet d'entrevoir jusqu'où peut aller son inintelligence.

 

 

Pendant que nous en sommes à parler des facteurs économiques, nous en profiterons pour signaler une illusion trop répandue à ce sujet, et qui consiste à s'imaginer que les relations établies sur le terrain des échanges commerciaux peuvent servir à un rapprochement et à une entente entre les peuples, alors que, en réalité, elles ont exactement l'effet contraire. La matière, nous l'avons déjà dit bien des fois, est essentiellement multiplicité et division, donc source de luttes et de conflits ; aussi, qu'il s'agisse des peuples ou des individus, le domaine économique n'est il et ne peut il être que celui des rivalités d'intérêts. En particulier, l'Occident n'a pas à compter sur l'industrie, non plus que sur la science moderne dont elle est inséparable, pour trouver un terrain d'entente avec l'Orient; si les Orientaux en arrivent à accepter cette industrie comme une nécessité fâcheuse et d'ailleurs transitoire, car, pour eux, elle ne saurait être rien de plus, ce ne sera jamais que comme une arme leur permettant de résister à l'envahissement occidental et de sauvegarder leur propre existence. Il importe que l'on sache bien qu'il ne peut en être autrement : les Orientaux qui se résignent à envisager une concurrence économique vis-à-vis de l'Occident, malgré la répugnance qu'ils éprouvent pour ce genre d'activité, ne peuvent le faire qu'avec une seule intention, celle de se débarrasser d'une domination étrangère qui ne s'appuie que sur la force brutale, sur la puissance matérielle que l'industrie met précisément à sa disposition; la violence appelle la violence, mais on devra reconnaître que ce ne sont certes pas les Orientaux qui auront recherché la lutte sur ce terrain.

 

 

Du reste, en dehors de la question des rapports de l'Orient et de l'Occident, il est facile de constater qu'une des plus notables conséquences du développement industriel est le perfectionnement incessant des engins de guerre et l'augmentation de leur pouvoir destructif dans de formidables proportions. Cela seul devrait suffire à anéantir les rêveries « pacifistes » de certains admirateurs du « progrès » moderne ; mais les rêveurs et les « idéalistes » sont incorrigibles, et leur naïveté semble n'avoir pas de bornes. L' « humanitarisme » qui est si fort à la mode ne mérite assurément pas d'être pris au sérieux ; mais il est étrange qu'on parle tant de la fin des guerres à une époque où elles font plus de ravages qu'elles n'en ont jamais fait, non seulement à cause de la multiplication des moyens de destruction, mais aussi parce que, au lieu de se dérouler entre des armées peu nombreuses et composées uniquement de soldats de métier, elles jettent les uns contre les autres tous les individus indistinctement, y compris les moins qualifiés pour remplir une semblable fonction. C'est là encore un exemple frappant de la confusion moderne, et il est véritablement prodigieux, pour qui veut y réfléchir, qu'on en soit arrivé à considérer comme toute naturelle une « levée en masse » ou une « mobilisation générale », que l'idée d'une « nation armée » ait pu s'imposer à tous les esprits, à de bien rares exceptions près. On peut aussi voir là un effet de la croyance à la seule force du nombre : il est conforme au caractère quantitatif de la civilisation moderne de mettre en mouvement des masses énormes de combattants ; et, en même temps, l' « égalitarisme » y trouve son compte, aussi bien que dans des institutions comme celles de l’instruction obligatoire » et du « suffrage universel ». Ajoutons encore que ces guerres généralisées n'ont été rendues possibles que par un autre phénomène spécifiquement moderne, qui est la constitution des « nationalités », conséquence de la destruction du régime féodal, d'une part, et, d'autre part, de la rupture simultanée de l'unité supérieure de la « Chrétienté n du moyen âge ; Et, sans nous attarder à des considérations qui nous entraîneraient trop loin, notons aussi, comme circonstance aggravante, la méconnaissance d'une autorité spirituelle pouvant seule exercer normalement un arbitrage efficace, parce qu'elle est, par sa nature même, au-dessus de tous les conflits d'ordre politique. La négation de l'autorité spirituelle, c'est encore du matérialisme pratique; et ceux mêmes qui prétendent reconnaître une telle autorité en principe lui dénient en fait toute influence réelle et tout pouvoir d'intervenir dans le domaine social, exactement de la même façon qu'ils établissent une cloison étanche entre la religion et les préoccupations ordinaires de leur existence ; qu'il s'agisse de la vie publique ou de la vie privée, c'est bien le même état d'esprit qui s'affirme dans les deux cas.

 

 

En admettant que le développement matériel ait quelques avantages, d'ailleurs à un point de vue très relatif, on peut, lorsqu'on envisage des conséquences comme celles que nous venons de signaler, se demander si ces avantages ne sont pas dépassés de beaucoup par les inconvénients. Nous ne parlons même pas de tout ce qui a été sacrifié à ce développement exclusif, et qui valait incomparablement plus ; nous ne parlons pas des connaissances supérieures oubliées, de l'intellectualité détruite, de la spiritualité disparue; nous prenons simplement la civilisation moderne en elle-même, et nous disons que, si l'on mettait en parallèle les avantages et les inconvénients de ce qu'elle a produit, le résultat risquerait fort d'être négatif. Les inventions qui vont en se multipliant actuellement avec une rapidité toujours croissante sont d'autant plus dangereuses qu'elles mettent en jeu des forces dont la véritable nature est entièrement inconnue de ceux mêmes qui les utilisent; et cette ignorance est la meilleure preuve de la nullité de la science moderne sous le rapport de la valeur explicative, donc en tant que connaissance, même bornée au seul domaine physique; en même temps, le fait que les applications pratiques ne sont nullement empêchées par là montre que cette science est bien orientée uniquement dans un sens intéressé, que c'est l'industrie qui est le seul but réel de toutes ses recherches. Comme le danger des inventions, même de celles qui ne sont pas expressément destinées à jouer un rôle funeste à l'humanité, et qui n'en causent pas moins tant de catastrophes, sans parler des troubles insoupçonnés qu'elles provoquent dans l'ambiance terrestre, comme ce danger, disons-nous, ne fera sans doute qu'augmenter encore dans des proportions difficiles à déterminer, il est permis de penser, sans trop d'invraisemblance, ainsi que nous l'indiquions déjà précédemment, que c'est peut-être par-là que le monde moderne en arrivera à se détruire lui-même, s'il est incapable de s'arrêter dans cette voie pendant qu'il en est encore temps.

 

 

Mais il ne suffit pas de faire, en ce qui concerne les inventions modernes, les réserves qui s'imposent en raison de leur côté dangereux, et il faut aller plus loin : les prétendus « bienfaits» de ce qu'on est convenu d'appeler le « progrès», et qu'on pourrait en effet consentir à désigner ainsi si l'on prenait soin de bien spécifier qu'il ne s'agit que d'un progrès tout matériel, ces « bienfaits » tant vantés ne sont-ils pas en grande partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur « bien-être » ; nous pensons, pour notre part, que le but qu'ils se proposent ainsi, même s'il était atteint réellement, ne vaut pas qu'on y consacre tant d'efforts ; mais, de plus, il nous semble très contestable qu'il soit atteint. Tout d'abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n'ont pas les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu'il en est encore malgré tout qui voudraient échapper à l'agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne le peuvent plus ; osera-t-on soutenir que, pour ceux-là, ce soit un « bienfait » que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ? On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd'hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable; là comme dans le domaine politique, la majorité s'arroge le droit d'écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont évidemment tort d'exister, puisque cette existence même va à l'encontre de la manie « égalitaire » de l'uniformité. Mais, si l'on considère l'ensemble de l'humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d'aspect la majorité de tout à l'heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ? Aussi n'est-ce plus le même argument qu'on fait valoir dans ce cas, et, par une étrange contradiction, c'est au nom de leur « supériorité » que ces « égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu'ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien; et, comme cette « supériorité » n'existe qu'au point de vue matériel, il est tout naturel qu'elle s'impose par les moyens les plus brutaux. Qu'on ne s'y méprenne pas d'ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de « civilisation », il en est certains pour qui ce n'est qu'une simple hypocrisie « moraliste », un masque de l'esprit de conquête et des intérêts économiques; mais quelle singulière époque que celle où tant d'hommes se laissent persuader qu'on fait le bonheur d'un peuple en l'asservissant, en lui enlevant ce qu'il a de plus précieux, c'est-à-dire sa propre civilisation, en l'obligeant à adopter des murs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l'astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! Car c'est ainsi : l'Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre; comme la quantité seule copte, et comme ce qui ne tombe pas sous les sens est d'ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s'agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu'un « paresseux » ; sans même parler à cet égard des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux, il n'y a qu'à voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans des milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n'y a plus aucune place pour l'intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent; il n'y a de place que pour l'action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification. Aussi ne faut-il pas s'étonner que la manie l'idéal de ce monde, c'est l' « animal humain » qui a développé au maximum sa force musculaire; ses héros, ce sont les athlètes, fussent-ils des brutes ; ce sont ceux-là qui suscitent l'enthousiasme populaire, c'est pour leurs exploits que les foules se passionnent; un monde où l'on voit de telles choses est vraiment tombé bien bas et semble bien près de sa fin.

 

 

Cependant, plaçons-nous pour un instant au point de vue de ceux qui mettent leur idéal dans le « bien-être » matériel, et qui, à ce titre, se réjouissent de toutes les améliorations apportées à l'existence par le « progrès » moderne ; sont-ils bien sûrs de n'être pas dupes ? Est-il vrai que les hommes soient plus heureux aujourd'hui qu'autrefois, parce qu'ils disposent de moyens de communication plus rapides ou d'autres choses de ce genre, parce qu'ils ont une vie plus agitée et plus compliquée ? Il nous semble que c'est tout le contraire le déséquilibre ne peut être la condition d'un véritable bonheur ; d'ailleurs, plus un homme a de besoins, plus il risque de manquer de quelque chose, et par conséquent d'être malheureux; la civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels, et, comme nous le disions déjà plus haut, elle créera toujours plus de besoins qu'elle n'en pourra satisfaire, car, une fois qu'on s'est engagé dans cette voie, il est bien difficile de s'y arrêter, et il n'y a même aucune raison de s'arrêter à un point déterminé. Les hommes ne pouvaient éprouver aucune souffrance d'être privés de choses qui n'existaient pas et auxquelles ils n'avaient jamais songé; maintenant, au contraire, ils souffrent forcément si ces choses leur font défaut, puisqu'ils se sont habitués à les regarder comme nécessaires, et que, en fait, elles leur sont vraiment devenues nécessaires. Aussi s'efforcent-ils, par tous les moyens, d'acquérir ce qui peut leur procurer toutes les satisfactions matérielles, les seules qu'ils soient capables d'apprécier : il ne s'agit que de « gagner de l'argent », parce que c'est là ce qui permet d'obtenir ces choses, et plus on en a, plus on veut en avoir encre, parce qu'on se découvre sans cesse des besoins nouveaux; et cette passion devient l'unique but de toute la vie. De là la concurrence féroce que certains « évolutionnistes » ont élevée à la dignité de loi scientifique sous le nom de « lutte pour la vie », et dont la conséquence logique est que les plus forts, au sens le plus étroitement matériel de ce mot, ont seuls droit à l'existence. De là aussi l'envie et même la haine dont ceux qui possèdent la richesse sont l'objet de la part de ceux qui en sont dépourvus ; comment des hommes à qui on a prêché les théories « égalitaires » pourraient-ils ne pas se révolter en constatant autour d'eux l'inégalité sous la forme qui doit leur être la plus sensible, parce qu'elle est de l'ordre le plus grossier ? Si la civilisation moderne devait s'écrouler quelque jour sous la poussée des appétits désordonnés qu'elle a fait naître dans la masse, il faudrait être bien aveugle pour n'y pas voir le juste châtiment de son vice fondamental, ou, pour parler sans aucune phraséologie morale, le « choc en retour » de sa propre action dans le domaine même où elle s'est exercée. Il est dit dans l'Évangile « Celui qui frappe avec l'épée périra par l'épée »; celui qui déchaîne les forces brutales de la matière périra écrasé par ces mêmes forces, dont il n'est plus maître lorsqu'il les a imprudemment mises en mouvement, et qu'il ne peut se vanter de retenir indéfiniment dans leur marche fatale ; forces de la nature ou forces des masses humaines, ou les unes et les autres tout ensemble, peu importe, ce sont toujours les lois de la matière qui entrent en jeu et qui brisent inexorablement celui qui a cru pouvoir les dominer sans s'élever lui-même au-dessus de la matière. Et l'Évangile dit encore : « Toute maison divisée contre elle-même s'écroulera » ; cette parole aussi s'applique exactement au monde moderne, avec sa civilisation matérielle, qui ne peut, par sa nature même, que susciter partout la lutte et la division. La conclusion est trop facile à tirer, et il n'est pas besoin de faire appel à d'autres considérations pour pouvoir, sans crainte de se tromper, prédire à ce monde une fin tragique, à moins qu'un changement radical, allant jusqu'à un véritable retournement, ne survienne à brève échéance.

 

 

Nous savons bien que certains nous reprocheront d'avoir, en parlant du matérialisme de la civilisation moderne comme nous venons de le faire, négligé certains éléments qui semblent constituer tout au moins une atténuation à ce matérialisme ; et en effet, s'il n'y en avait pas, il est fort probable que cette civilisation aurait déjà péri lamentablement. Nous ne contestons donc nullement l'existence de tels éléments, mais encore ne faut-il pas s'illusionner à ce sujet : d'une part, nous n'avons pas à y faire entrer tout ce qui, dans le domaine philosophique, se présente sous des étiquettes comme celles de « spiritualisme » et d' « idéalisme », non plus que tout ce qui, dans les tendances contemporaines, n'est que « moralisme » et « sentimentalisme »; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus, et nous rappellerons simplement que ce sont là, pour nous, des points de vue tout aussi « profanes » que celui du matérialisme théorique ou pratique, et qui s'en éloignent beaucoup moins en réalité qu'en apparence ; d'autre part, s'il y a encore des restes de spiritualité véritable, c'est malgré l'esprit moderne et contre lui qu'ils ont subsisté jusqu'ici. Ces restes de spiritualité, c'est seulement, pour tout ce qui est proprement occidental, dans l'ordre religieux qu'il est possible de les trouver ; mais nous avons déjà dit combien la religion est aujourd'hui amoindrie, combien ses fidèles eux-mêmes s'en font une conception étroite et médiocre, et à quel point on en a éliminé l'intellectualité, qui ne fait qu'un avec la vraie spiritualité; dans ces conditions, si certaines possibilités demeurent encore, ce n'est guère qu'à l'état latent, et, dans le présent, leur rôle effectif se réduit à bien peu de chose. Il n'en faut pas moins admirer la vitalité d'une tradition religieuse qui, même ainsi résorbée dans une sorte de virtualité, persiste en dépit de tous les efforts qui ont été tentés depuis plusieurs siècles pour l'étouffer et l'anéantir ; et, si l'on savait réfléchir, on verrait qu'il y a dans cette résistance

 

 

quelque chose qui implique une puissance « non-humaine » ; mais, encore une fois, cette tradition n'appartient pas au monde moderne, elle n'est pas un de ses éléments constitutifs, elle est le, contraire même de ses tendances et de ses aspirations. Cela, il faut le dire franchement, et ne pas chercher de vaines conciliations : entre l'esprit religieux, au vrai sens de ce mot, et l'esprit moderne, il ne peut y avoir qu'antagonisme; toute compromission ne peut qu'affaiblir le premier et profiter au second, dont l'hostilité ne sera pas pour cela désarmée, car il ne peut vouloir que la destruction complète de tout ce qui, dans l'humanité, reflète une réalité supérieure à l'humanité.

 

 

On dit que l'Occident moderne est chrétien, mais c'est là une erreur : l'esprit moderne est antichrétien, parce qu'il est essentiellement antireligieux; et il est antireligieux parce que, plus généralement encore, il est antitraditionnel ; c'est là ce qui constitue son caractère propre, ce qui le fait être ce qu'il est. Certes, quelque chose du Christianisme est passé jusque dans la civilisation antichrétienne de notre époque, dont les représentants les plus « avancés », comme ils disent dans leur langage spécial, ne peuvent faire qu'ils n'aient subi et qu'ils ne subissent encore, involontairement et peut-être inconsciemment, une certaine influence chrétienne, au moins indirecte; il en est ainsi parce qu'une rupture avec le passé, si radicale qu'elle soit, ne peut jamais être absolument complète et telle qu'elle supprime toute continuité. Nous irons même plus loin, et nous dirons que tout ce qu'il peut y avoir de valable dans lé monde moderne lui est venu du Christianisme, ou tout au moins à travers le Christianisme, qui a apporté avec lui tout l'héritage des traditions antérieures, qui l'a conservé vivant autant que l'a permis l'état de l'Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes; mais qui donc, aujourd'hui, même parmi ceux qui s'affirment chrétiens, a encore la conscience effective de ces possibilités ? Oh sont, même dans le Catholicisme, les hommes qui connaissent le sens profond de la doctrine qu'ils professent extérieurement, qui ne se contentent pas de « croire » d'une façon plus ou moins superficielle, et plus par le sentiment que par l'intelligence, mais qui « savent » réellement la vérité de la tradition religieuse qu'ils considèrent comme leur? Nous voudrions avoir la preuve qu'il en existe au moins quelques-uns, car ce serait là, pour l'Occident, le plus grand et peut-être le seul espoir de salut; mais nous devons avouer que, jusqu'ici, nous n'en avons point encore rencontré; faut-il supposer que, comme certains sages de l'Orient, ils se tiennent cachés en quelque retraite presque inaccessible, ou faut-il renoncer définitivement à ce dernier espoir ? L'Occident a été chrétien au moyen âge, mais il ne l'est plus ; si l'on dit qu'il peut encore le redevenir, nul ne souhaite plus que nous qu'il en soit ainsi, et que cela arrive à un jour plus proche que ne le ferait penser tout ce que nous voyons autour de nous; mais qu'on ne s'y trompe pas : ce jour-là, le monde moderne aura vécu.

 

 

1 II y eut, antérieurement au XVIIIe siècle, des théories « mécanistes », de l'atomisme grec à la physique cartésienne; mais il ne faut pas confondre « mécanisme » et « matérialisme », en dépit de certaines affinités qui ont pu créer une sorte de solidarité de fait entre l'un et l'autre depuis 1'apparition du "matérialisme » proprement dit.

 

René Guénon

La Crise du monde moderne

Chap. VII

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9 juillet 2013 2 09 /07 /juillet /2013 17:07

Nous n'entendons pas, dans cette étude, nous attacher spécialement au point de vue social, qui ne nous intéresse que très indirectement, parce qu'il ne représente qu'une application assez lointaine des principes fondamentaux, et que, par conséquent, ce n'est point dans ce domaine que pourrait, en tout état de cause, commencer un redressement du monde moderne. Ce redressement, en effet, s'il était ainsi entrepris à rebours, c'est-à-dire en partant des conséquences au lieu de partir des principes, manquerait forcément de base sérieuse et serait tout à fait illusoire. ; rien de stable ne pourrait jamais en résulter, et tout serait à recommencer incessamment, parce qu'on aurait négligé de s'entendre avant tout sur les vérités essentielles. C'est pourquoi il ne nous est pas possible d'accorder aux contingences politiques, même en donnant à ce mot son sens le plus large, une valeur autre que celle de simples signes extérieurs de la mentalité d'une époque; mais, sous ce rapport même, nous ne pouvons pas non plus passer entièrement sous silence les manifestations du désordre moderne dans le domaine social proprement dit.

 

 

Comme nous l'indiquions tout à l'heure, personne, dans l'état présent du monde occidental, ne se trouve plus à la place qui lui convient normalement en raison de sa nature propre c'est ce qu'on exprime en disant que les castes n'existent plus, car la caste, entendue dans son vrai sens traditionnel, n'est pas autre chose que la nature individuelle elle-même, avec tout l'ensemble des aptitudes spéciales qu'elle comporte et qui prédisposent chaque homme à l'accomplissement de telle ou telle fonction déterminée. Dès lors que l'accession à des fonctions quelconques n'est plus soumise à aucune règle légitime, il en résulte inévitablement que chacun se trouvera amené à faire n'importe quoi, et souvent ce pour quoi il est le moins qualifié; le rôle qu'il jouera dans la société sera déterminé, non pas par le hasard, qui n'existe pas en réalité1, mais par ce qui peut donner l'illusion du hasard, c'est-à-dire par l'enchevêtrement de toutes sortes de circonstances accidentelles; ce qui y interviendra le moins, ce sera précisément le seul facteur qui devrait compter en pareil cas, nous voulons dire les différences de nature qui existent entre les hommes. La cause de tout ce désordre, c'est la négation de ces différences elles-mêmes, entraînant celle de toute hiérarchie sociale; et cette négation, d'abord peut-être à peine consciente et plus pratique que théorique, car la confusion des castes a précédé leur suppression complète, ou, en d'autres termes, on s'est mépris sur la nature des individus avant d'arriver à n'en plus tenir aucun compte, cette négation, disons-nous, a été ensuite érigée par les modernes en pseudo-principe sous le nom d' « égalité ». Il serait trop facile de montrer que l'égalité ne peut exister nulle part, pour la simple raison qu'il ne saurait y avoir deux êtres qui soient à 1a fois réellement distincts et entièrement semblables entre eux sous tous les rapports ; et il ne serait pas moins facile de faire ressortir toutes les conséquences absurdes qui découlent de cette idée chimérique, au nom de laquelle on prétend imposer partout une uniformité complète, par exemple en distribuant à tous un enseignement identique, comme si tous étaient pareillement aptes à comprendre les mêmes choses, et comme si, pour les leur faire comprendre, les mêmes méthodes convenaient à tous indistinctement. On peut d'ailleurs se demander s'il ne s'agit pas plutôt d' « apprendre» que de « comprendre » vraiment, c'est-à-dire si la mémoire n'est pas substituée à l'intelligence dans la conception toute verbale et « livresque » de l'enseignement actuel, où l'on ne vise qu'à l'accumulation de notions rudimentaires et hétéroclites, et où la qualité est entièrement sacrifiée à la quantité, ainsi que cela se produit partout dans le monde moderne pour des raisons que nous expliquerons plus complètement par la suite : c'est toujours la dispersion dans la multiplicité. Il y aurait, à ce propos, bien des choses, à dire sur les méfaits de l' « instruction obligatoire » ; mais ce n'est pas le lieu d'insister là-dessus, et, pour ne pas sortir du cadre que nous nous sommes tracé, nous devons nous, contenter de signaler en passant cette conséquence spéciale des théories « égalitaires », comme un de ces éléments de désordre qui sont aujourd'hui trop nombreux pour qu'on puisse même avoir la prétention de les énumérer sans en omettre aucun.

 

 

Naturellement, quand nous nous trouvons en présence d'une idée comme celle d' « égalité », ou comme celle de « progrès », ou comme les autres « dogmes laïques » que presque tous nos contemporains acceptent aveuglément, et dont la plupart ont commencé à se formuler nettement au cours du XVIIIe siècle, il ne nous est pas possible d'admettre que de telles idées aient pris naissance spontanément. Ce sont en somme de véritables « suggestions », au sens le plus strict de ce mot, qui ne pouvaient d'ailleurs produire leur effet que dans un milieu déjà préparé à les recevoir ; elles n'ont pas créé de toutes pièces l'état d'esprit qui caractérise l'époque moderne, mais elles ont largement contribué à l'entretenir et à le développer jusqu'à un point qu'il n'aurait sans doute pas atteint sans elles. Si ces suggestions venaient à s'évanouir, la mentalité générale serait bien près de changer d'orientation ; c'est pourquoi elles sont si soigneusement entretenues par tous ceux qui ont quelque intérêt à maintenir le désordre, sinon à l'aggraver encore, et aussi pourquoi, dans un temps où l'on prétend tout soumettre à la discussion, elles sont les seules choses qu'on ne se permet jamais de discuter. Il est d'ailleurs difficile de déterminer exactement le degré de sincérité de ceux qui se font les propagateurs de semblables idées, de savoir dans quelle mesure certains hommes en arrivent à se prendre à leurs propres mensonges et à se suggestionner eux-mêmes en suggestionnant les autres ; et même, dans une propagande de ce genre, ceux qui jouent un rôle de dupes sont souvent les meilleurs instruments, parce qu'ils y apportent une conviction que les autres auraient quelque peine à simuler, et qui est facilement contagieuse; mais, derrière tout cela, et tout au moins à l'origine, il faut une action beaucoup plus consciente, une direction qui ne peut venir que d'hommes sachant parfaitement à quoi s'en tenir sur les idées qu'ils lancent ainsi dans la circulation. Nous avons parlé d' « idées », mais ce n'est que très improprement que ce mot peut s'appliquer ici, car il est bien évident qu'il ne s'agit aucunement d'idées pures, ni même de quelque chose qui appartienne de près ou de loin à l'ordre intellectuel ; ce sont, si l'on veut, des idées fausses, mais mieux vaudrait encore les appeler des « pseudo-idées », destinées principalement à provoquer des réactions sentimentales, ce qui est en effet le moyen le plus efficace et le plus aisé pour agir sur les masses. A cet égard, le mot a d'ailleurs une importance plus grande que la notion qu'il est censé représenter, et la plupart des « idoles » modernes ne sont véritablement que des rots, car il se produit ici ce singulier phénomène connu sous le nom de « verbalisme », où la sonorité des mots suffit à donner l'illusion de la pensée; l'influence que les orateurs exercent sur les foules est particulièrement caractéristique sous ce rapport, et il n'y a pas besoin de l'étudier de très près pour se rendre compte qu'il s'agit bien là d'un procédé de suggestion tout à fait comparable à ceux des hypnotiseurs.

 

 

Mais, sans nous étendre davantage sur ces considérations, revenons aux conséquences qu'entraîne la négation de toute vraie hiérarchie, et notons que, dans le présent état de choses, non seulement un homme ne remplit sa fonction propre qu'exceptionnellement et comme par accident, alors que c'est le cas contraire qui devrait normalement être l'exception, mais encore il arrive que le même homme soit appelé à exercer successivement des fonctions toutes différentes, comme s'il pouvait changer d'aptitudes à volonté. Cela peut sembler paradoxal à une époque de « spécialisation » à outrance, et pourtant il en est bien ainsi, surtout dans l'ordre politique ; si la compétence des « spécialistes » est souvent fort illusoire, et en tout cas limitée à un domaine très étroit, la croyance à cette compétence est cependant un fait, et l'on peut se demander comment il se fait que cette croyance ne joue plus aucun rôle quand il s'agit de la carrière des hommes politiques, où l'incompétence la plus complète est rarement un obstacle. Pourtant, si l'on y réfléchit, on s'aperçoit aisément qu'il n'y a là rien dont on doive s'étonner, et que ce n'est en somme qu'un résultat très naturel de la conception «démocratique», en vertu de laquelle le pouvoir vient d'en bas et s'appuie essentiellement sur la majorité, ce qui a nécessairement pour corollaire l'exclusion de toute véritable compétence, parce que la compétence est toujours une supériorité au moins relative et ne peut être que l'apanage d'une minorité.

 

 

Ici, quelques explications ne seront pas inutiles pour faire ressortir, d'une part, les sophismes qui se cachent sous l'idée « démocratique », et, d'autre part, les liens qui rattachent cette même idée à tout l'ensemble de la mentalité moderne ; il est d'ailleurs presque superflu, étant donné le point de vue oh nous nous plaçons, de faire remarquer que ces observations seront formulées en dehors de toutes les questions de partis et de toutes les querelles politiques, auxquelles nous n'entendons nous mêler ni de près ni de loin. Nous envisageons ces choses d'une façon absolument désintéressée, comme nous pourrions le faire pour n'importe quel autre objet d'étude, et en cherchant seulement à nous rendre compte aussi nettement que possible de ce qu'il y a au fond de tout cela, ce qui est du reste la condition nécessaire et suffisante pour que se dissipent toutes les illusions que nos contemporains se font à ce sujet. Là aussi, il s'agit véritablement de « suggestion », comme nous le disions tout à l'heure pour des idées quelque peu différentes, mais néanmoins connexes ; et, dès qu'on sait que ce n'est qu'une suggestion, dès qu'on a compris comment elle agit, elle ne peut plus s'exercer ; contre des choses de ce genre, un examen quelque peu approfondi et purement « objectif », comme on dit aujourd'hui dans le jargon spécial qu'on a emprunté aux philosophes allemands, se trouve être bien autrement efficace que toutes les déclamations sentimentales et toutes les polémiques de parti, qui ne prouvent rien et ne sont que l'expression de simples préférences individuelles.

 

 

L'argument le plus décisif contre la « démocratie » se résume en quelques mots : le supérieur ne peut émaner de l'inférieur, parce que le « plus » ne peut pas sortir du « moins » ; cela est d'une rigueur mathématique absolue, contre laquelle rien ne saurait prévaloir. Il importe de remarquer que c'est précisément le même argument qui, appliqué dans un autre ordre, vaut aussi contre le « matérialisme » ; il n'y a rien de fortuit dans cette concordance, et les deux choses sont beaucoup plus étroitement solidaires qu'il ne pourrait le sembler au premier abord. Il est trop évident que le peuple ne peut conférer un pouvoir qu'il ne possède pas lui-même; le pouvoir véritable ne peut venir que d'en haut, et c'est pourquoi, disons-le en passant, il ne peut être légitimé que par la sanction de quelque chose de supérieur à l'ordre social, c'est-à-dire d'une autorité spirituelle; s'il en est autrement, ce n'est plus qu'une contrefaçon de pouvoir, un état de fait qui est injustifiable par défaut de principe, et où, il ne peut y avoir que désordre et confusion. Ce renversement de toute hiérarchie commence dès que le pouvoir temporel veut se rendre indépendant de l'autorité spirituelle, puis se la subordonner en prétendant la faire servir à des fins politiques ; il y a là une première usurpation qui ouvre la voie à toutes les autres, et l'on pourrait ainsi montrer que, par exemple, la royauté française, depuis le XIVe siècle, a travaillé elle-même inconsciemment à préparer la Révolution qui devait la renverser ; Peut-être aurons-nous quelque jour l'occasion de développer comme il le mériterait ce point de vue que, pour le moment, nous ne pouvons qu'indiquer d'une façon très sommaire.

 

 

Si l'on définit la « démocratie » comme le gouvernement du peuple par lui-même, c'est là une véritable impossibilité, une chose qui ne peut pas même avoir une simple existence de fait, pas plus à notre époque qu'à n'importe quelle autre; il ne faut pas se laisser duper par les rots, et il est contradictoire d'admettre que les mêmes hommes puissent être à la fois gouvernants et gouvernés, parce que, pour employer le langage aristotélicien, un même être ne peut être « en acte » et ü en puissance » en même temps et sous le même rapport. Il y a là une relation qui suppose nécessairement deux termes en présence : il ne pourrait y avoir de gouvernés s'il n'y avait aussi des gouvernants, fussent ils illégitimes et sans autre droit au pouvoir que celui qu'ils se sont attribué eux-mêmes; mais la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu'il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d'autant plus volontiers qu'il en est flatté et que d'ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu'il y a là d'impossible. C'est pour créer cette illusion qu'on a inventé le « suffrage universel» : c'est l'opinion de la majorité qui est supposée faire la loi; mais ce dont on ne s'aperçoit pas, c'est que l'opinion est' quelque chose que l'on peut très facilement diriger et modifier; on peut toujours, à l'aide de suggestions appropriées, y provoquer des courants allant dans tel ou tel sens déterminé; nous ne savons plus qui a parlé de « fabriquer l'opinion », et cette expression est tout à fait juste, bien qu'il faille dire, d'ailleurs, que ce ne sont pas toujours les dirigeants apparents qui ont en réalité à leur disposition les moyens nécessaires pour obtenir ce résultat. Cette dernière remarque donne sans doute la raison pour laquelle l'incompétence des politiciens les plus « en vue » semble n'avoir qu'une importance très relative; mais, comme il ne s'agit pas ici de démonter les rouages de ce qu'on pourrait appeler la « machine à gouverner », nous nous bornerons à signaler que cette incompétence même offre l'avantage d'entretenir l'illusion dont nous venons de parler : c'est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l'émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n'importe quel sujet qu'elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause.

 

 

Ceci nous amène immédiatement à dire en quoi l'idée que la majorité doit faire la loi est essentiellement erronée, car, même si cette idée, par la force des choses, est surtout théorique et ne peut correspondre à une réalité effective, il reste pourtant à expliquer comment elle a pu s'implanter dans l'esprit moderne, quelles sont les tendances de celui-ci auxquelles elle correspond et qu'elle satisfait au moins en apparence. Le défaut le plus visible, c'est celui-là même que nous indiquions à l'instant : l'avis de la majorité ne peut être que l'expression de l'incompétence, que celle-ci résulte d'ailleurs du manque d'intelligence ou de l'ignorance pure et simple ; on pourrait faire intervenir à ce propos certaines observations de « psychologie collective », et rappeler notamment ce fait assez connu que, dans une foule, l'ensemble des réactions mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la formation d'une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs. Il y aurait lieu aussi de faire remarquer, d'autre part, comment certains philosophes modernes ont voulu transporter dans l'ordre intellectuel la théorie « démocratique» qui fait prévaloir l'avis de la majorité, en faisant de ce qu'ils appellent le « consentement universel » un prétendu « critérium de la vérité » : en supposant même qu'il y ait effectivement une question sur laquelle tous les hommes soient d'accord, cet accord ne prouverait rien par lui-même; mais, en outre, si cette unanimité existait vraiment, ce qui est d'autant plus douteux qu'il y a toujours beaucoup d'hommes qui n'ont aucune opinion sur une question quelconque et qui ne se la sont même jamais posée, il serait en tout cas impossible de la constater en fait, de sorte que ce qu'on invoque en faveur d'une opinion et comme signe de sa vérité se réduit à n'être que le consentement du plus grand nombre, et encore en se bornant à un milieu forcément très limité dans l'espace et dans le temps. Dans ce domaine, il apparaît encore plus clairement que la théorie manque de base, parce qu'il est plus facile de s'y soustraire à l'influence du sentiment, qui au contraire entre en jeu presque inévitablement lorsqu'il s'agit du domaine politique; et c'est cette influence qui est un des principaux obstacles à la compréhension de certaines choses, même chez ceux qui auraient par ailleurs une capacité intellectuelle très largement suffisante pour parvenir sans peine à cette compréhension ; les impulsions émotives empêchent la réflexion, et c'est une des plus vulgaires habiletés de la politique que celle qui consiste à tirer parti de cette incompatibilité.

 

 

Mais allons plus au fond de la question : qu'est ce exactement que cette loi du plus grand nombre qu'invoquent les gouvernements modernes et dont ils prétendent tirer leur seule justification ? C'est tout simplement la loi de la matière et de la force brutale, la loi même en vertu de laquelle une masse entraînée par son poids écrase tout ce qui se rencontre sur son passage ; c'est là que se trouve précisément le point de jonction entre la conception « démocratique » et le « matérialisme », et c'est aussi ce qui fait que cette même conception. est si étroitement liée à la mentalité actuelle. C'est le renversement complet de l'ordre normal, puisque c'est la proclamation de la suprématie de la multiplicité comme telle, suprématie qui, en fait, n'existe que dans le monde matériel2; au contraire, dans le monde spirituel, et plus simplement encore dans l'ordre universel, c'est l'unité qui est au sommet de la hiérarchie, car c'est elle qui est le principe dont sort toute multiplicité3; rais, lorsque le principe est nié ou perdu de vue, il ne reste plus que la multiplicité pure, qui s'identifie à la matière elle-même. D'autre part, l'allusion que nous venons de faire à la pesanteur implique plus qu'une simple comparaison, car la pesanteur représente effectivement, dans le domaine des forces physiques au sens le plus ordinaire de ce mot, la tendance descendante et compressive, qui entraîne pour l'être une limitation de plus en plus étroite, et qui va en même temps dans le sens de la multiplicité, figurée ici par une densité de plus en plus grande4; et cette tendance est celle-là même qui marque la direction suivant laquelle l'activité humaine s'est développée depuis le début de l'époque moderne. En outre, il y a lieu de remarquer que la ratière, par son pouvoir de division et de limitation tout à la fois, est ce que la doctrine scolastique appelle le « principe d'individuation », et ceci rattache les considérations que nous exposons maintenant à ce que nous avons dit précédemment au sujet de l'individualisme : cette même tendance dont il vient d'être question est aussi, pourrait on dire, la tendance « individualisante », celle selon laquelle s'effectue ce que la tradition judéo-chrétienne désigne comme la « chute » des êtres qui se sont séparés de l'unité originelle5. La multiplicité envisagée en dehors de son principe, et qui ainsi ne peut plus être ramenée à l'unité, c'est, dans l'ordre social, la collectivité conçue comme étant simplement la somme arithmétique des individus qui la composent, et qui n'est en effet que cela dès lors qu'elle n'est rattachée à aucun principe supérieur aux individus ; et la loi de la collectivité, sous ce rapport, c'est bien cette loi du plus grand nombre sur laquelle se fonde l'idée « démocratique ».

 

 

Ici, il faut nous arrêter un instant pour dissiper une confusion possible : en parlant de l'individualisme moderne, nous avons considéré à peu près exclusivement ses manifestations dans l'ordre intellectuel; on pourrait croire que, pour ce qui est de l'ordre social, le cas est tout différent. En effet, si l'on prenait ce mot d' "individualisme » dans son acception la plus étroite, on pourrait être tenté d'opposer la collectivité à l'individu, et de penser que des faits tels que le rôle de plus en plus envahissant de l'État et la complexité croissante des institutions sociales sont la marque d'une tendance contraire à l'individualisme. En réalité, il n'en est rien, car la collectivité, n'étant pas autre chose que la somme des individus, ne peut être opposée à ceux-ci, pas plus d'ailleurs que l'État lui-même conçu à la façon moderne, c'est-à-dire comme simple représentation de la nasse, où ne se reflète aucun principe supérieur; or c'est précisément dans la négation de tout principe supra-individuel que consiste véritablement l'individualisme tel que nous l'avons défini. Donc, s'il y a dans le domaine social des conflits entre diverses tendances qui toutes appartiennent également à l'esprit moderne, ces conflits ne sont pas entre l'individualisme et quelque chose d'autre, mais simplement entre les variétés multiples dont l'individualisme lui-même est susceptible; et il est facile de se rendre compte que, en l'absence de tout principe capable d'unifier réellement la multiplicité, de tels conflits doivent être plus nombreux et plus graves à notre époque qu'ils ne l'ont jamais été, car qui dit individualisme dit nécessairement division ; et cette division, avec l'état chaotique qu'elle engendre, est la conséquence fatale d'une civilisation toute matérielle, puisque c'est la matière elle-même qui est proprement la racine de la division et de la multiplicité.

 

 

Cela dit, il nous faut encore insister sur une conséquence immédiate de l'idée « démocratique », qui est la négation de l'élite entendue dans sa seule acception légitime ; ce n'est pas pour rien que «démocratie» s'oppose à « aristocratie », ce dernier mot désignant précisément, du moins lorsqu'il est pris dans son sens étymologique, le pouvoir de l'élite. Celle-ci, par définition en quelque sorte, ne peut être que le petit nombre, et son pouvoir, son autorité plutôt, qui ne vient que de sa supériorité intellectuelle, n'a rien de commun avec la force numérique sur laquelle repose la «démocratie», dont le caractère essentiel est de sacrifier la minorité à la majorité, et aussi, par là même, comme nous le disions plus haut, la qualité à la quantité, donc l'élite à la masse. Ainsi, le rôle directeur d'une véritable élite et son existence même, car elle joue forcément ce rôle dès lors qu'elle existe, sont radicalement incompatibles avec la « démocratie», qui est intimement liée à la conception « égalitaire », c'est-à-dire à la négation de toute hiérarchie : le fond même de l'idée « démocratique » c'est qu'un individu quelconque en vaut un autre, parce qu'ils sont égaux numériquement, et bien qu'ils ne puissent jamais l'être que numériquement. Une élite véritable, nous l'avons déjà dit, ne peut être qu'intellectuelle; c'est pourquoi la « démocratie » ne peut s'instaurer que là où la pure intellectualité n'existe plus, ce qui est effectivement le cas du monde moderne. Seulement, comme l'égalité est impossible en fait, et comme on ne peut supprimer pratiquement toute différence entre les hommes, en dépit de tous les efforts de nivellement, on en arrive, par un curieux illogisme, à inventer de fausses élites, d'ailleurs multiples, qui prétendent se substituer à la seule élite réelle ; et ces fausses élites sont basées sur la considération de supériorités quelconques, éminemment relatives et contingentes, et toujours d'ordre purement matériel. On peut s'en apercevoir aisément en remarquant que la distinction sociale qui compte le plus, dans le présent état de choses, est celle qui se fonde sur la fortune, c'est-à-dire sur une supériorité tout extérieure et d'ordre exclusivement quantitatif, la seule en somme qui soit conciliable avec la « démocratie », parce qu'elle procède du même point de vue, Nous ajouterons du reste que ceux mêmes qui se posent actuellement en adversaires de cet état de choses, ne faisant intervenir non plus aucun principe d'ordre supérieur, sont incapables de remédier efficacement à un tel désordre, si même ils ne risquent de l'aggraver encore en allant toujours plus,loin dans le même sens ; la lutte est seulement entre des variétés de la «démocratie», accentuant plus ou moins la tendance «égalitaire», comme elle est, ainsi que nous l'avons dit, entre des variétés de l'individualisme, ce qui, d'ailleurs, revient exactement au même.

 

 

Ces quelques réflexions nous paraissent suffisantes pour caractériser l'état social du monde contemporain, et pour montrer en même temps que, dans ce domaine aussi bien que dans tous les autres, il ne peut y avoir qu'un seul moyen de sortir du chaos : la restauration de l'intellectualité et, par suite, la reconstitution d'une élite, qui, actuellement, doit être regardée comme inexistante en Occident, car on ne peut donner ce nom à quelques éléments isolés et sans cohésion, qui ne représentent en quelque sorte que des possibilités non développées. En effet, ces éléments n'ont en général que des tendances ou des aspirations, qui les portent sans doute à réagir contre l'esprit moderne, mais sans que leur influence puisse s'exercer d'une façon effective ; ce qui leur manque, c'est la véritable connaissance, ce sont les données traditionnelles qui ne s'improvisent pas, et auxquelles une intelligence livrée à elle-même, surtout dans des circonstances aussi défavorables à tous égards, ne peut suppléer que très imparfaitement et dans une bien faible mesure. Il n'y a donc que des efforts dispersés et qui souvent s'égarent, faute de principes et de direction doctrinale ; on pourrait dire que le monde moderne se défend par sa propre dispersion, à laquelle ses adversaires eux-mêmes ne parviennent pas à se soustraire. II en sera ainsi tant que ceux-ci se tiendront sur le terrain « profane », où l'esprit moderne a un avantage évident, puisque c'est là son domaine propre et exclusif; et, d'ailleurs, s'ils s'y tiennent, c'est que cet esprit a encore sur eux, malgré tout, une très forte emprise. C'est pourquoi tant de gens, animés cependant d'une incontestable bonne volonté, sont incapables de comprendre qu'il faut nécessairement commencer par les principes, et s'obstinent à gaspiller leurs forces dans tel ou tel domaine relatif, social ou autre, où rien de réel ni de durable ne peut être accompli dans ces conditions. L'élite véritable, au contraire, n'aurait pas à intervenir directement dans ces domaines ni à se mêler à l'action extérieure ; elle dirigerait tout par une influence insaisissable au vulgaire, et d'autant plus profonde qu'elle serait moins apparente. Si l'on songe à la puissance des suggestions dont nous parlions plus haut, et qui pourtant ne supposent aucune intellectualité véritable, on peut soupçonner ce que serait, à plus forte raison, la puissance d'une influence comme celle-là, s'exerçant d'une façon encore plus cachée en raison de sa nature même, et prenant sa source dans l'intellectualité pure, puissance qui d'ailleurs, au lieu d'être amoindrie par la division inhérente à la multiplicité et par la faiblesse que comporte tout ce qui est mensonge ou illusion, serait au contraire intensifiée par la concentration dans l'unité principielle et s'identifierait à la force même de la vérité.

 

1 Ce que les hommes appellent 1e hasard est simplement leur ignorance des causes; si l'on prétendait, en disant que quelque chose arrive par hasard, vouloir dire qu'il n'y a pas de cause, ce serait là une supposition, contradictoire en elle-même.

2 Il suffit de lire saint Thomas d'Aquin pour voir que « numerus stat ex parte materiae ».

3 D'un ordre de réalité à l'autre, l'analogie, ici comme dans tous les cas similaires, s'applique strictement en sens inverse.

4 Cette tendance est celle que la doctrine hindoue appelle tamas, et qu'elle assimile à l'ignorance et à l'obscurité; on remarquera que, suivant ce que nous disions tout à l'heure sur l'application de l'analogie, la compression ou condensation dont il s'agit est à l'opposé de la concentration envisagée dans 1 ordre spirituel ou intellectuel, de sorte que, si singulier que cela puisse paraître tout d'abord, elle est en réalité corrélative de la division et de la dispersion dans la multiplicité. Il en est d'ailleurs de même de l'uniformité réalisée par en bas, au niveau le plus inférieur, suivant la conception « égalitaire »et qui est à l'extrême opposé de l'unité supérieure et principielle.

5 C'est pourquoi Dante place le séjour symbolique de Lucifer au centre de la terre, c'est-à-dire au point où convergent de toutes parts les forces de la pesanteur; c'est, à ce point de vue, l'inverse du centre de l'attraction spirituelle ou « céleste », qui est symbolisé par le soleil dans la plupart des doctrines traditionnelles.

 

René Guénon

La Crise du monde moderne

Chap. VI

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9 juillet 2013 2 09 /07 /juillet /2013 15:28

Nous venons de dire que, dans les civilisations qui possèdent le caractère traditionnel, l'intuition intellectuelle est au principe de tout; en d'autres termes, c'est la pure doctrine métaphysique qui constitue l'essentiel, et tout le reste s'y rattache à titre de conséquences ou d'applications aux divers ordres de réalités contingentes. Il en est ainsi notamment pour les institutions sociales; et, d'autre part, la même chose est vraie aussi en ce qui concerne les sciences, c'est-à-dire les connaissances se rapportant au domaine du relatif, et qui, dans de telles civilisations, ne peuvent être envisagées que comme de simples dépendances et en quelque sorte comme des prolongements ou des reflets de la connaissance absolue et principielle. Ainsi, la véritable hiérarchie est partout et toujours observée : le relatif n'est point tenu pour inexistant, ce qui serait absurde ; il est pris en considération dans la mesure où il mérite de l'être, mais il est mis à sa juste place, qui ne peut être qu'une place secondaire et subordonnée; et, dans ce relatif même, il y a des degrés fort divers, selon qu'il s'agit de choses plus ou moins éloignées du domaine des principes.

 

Il y a donc, en ce qui concerne les sciences, deux conceptions radicalement différentes et même incompatibles entre elles, que nous pouvons appeler la conception traditionnelle et la conception moderne ; nous avons eu souvent l'occasion de faire allusion à ces «sciences traditionnelles » qui existèrent dans l'antiquité et au moyen âge, qui existent toujours en Orient, mais dont l'idée même est totalement étrangère aux Occidentaux de nos jours. Il faut ajouter que chaque civilisation a eu des « sciences traditionnelles » d'un type particulier, lui appartenant en propre, car, ici, nous ne sommes plus dans l'ordre des principes universels, auquel se rapporte seule la métaphysique pure, mais dans l'ordre des adaptations, où, par là même qu'il s'agit d'un domaine contingent, il doit être tenu compte de l'ensemble des conditions, mentales et autres, qui sont celles de tel peuple déterminé, et nous dirons même de telle période de l'existence de ce peuple, puisque nous avons vu plus haut qu'il y a des époques où des « réadaptations » deviennent nécessaires. Ces « réadaptations » ne sont que des changements de forme, qui ne touchent en rien à l'essence même de la tradition; pour la doctrine métaphysique, l'expression seule peut être modifiée, d'une façon qui est assez comparable à la traduction d'une langue dans une autre; quelles que soient les formes dont elle s'enveloppe pour s'exprimer dans la mesure où cela est possible, il n'y a absolument qu'une métaphysique, comme il n'y a qu'une vérité. Mais, quand on passe aux applications, le cas est naturellement différent : avec les sciences, aussi bien qu'avec les institutions sociales, nous sommes dans le monde de la forme et de la multiplicité; c'est pourquoi l'on peut dire que d'autres formes constituent véritablement d'autres sciences, même si elles ont, au moins partiellement, le même objet. Les logiciens ont l'habitude de regarder une science comme entièrement définie par son objet, ce qui est inexact par excès de simplification; le point de vue sous lequel cet objet est envisagé doit aussi entrer dans la définition de la science. Il y a une multitude indéfinie de sciences possibles ; il peut arriver que plusieurs sciences étudient les mêmes choses, mais sous des aspects tellement différents, donc par des méthodes et avec des intentions tellement différentes aussi, qu'elles n'en sont pas moins des sciences réellement distinctes. Ce cas peut, en particulier, se présenter pour les « sciences traditionnelles » de civilisations diverses, qui, bien que comparables entre elles, ne sont pourtant pas toujours assimilables les unes aux autres, et, souvent, ne pourraient qu'abusivement être désignées par les mêmes noms. La différence est encore beaucoup plus considérable, cela va de soi, si, au lieu d'établir une comparaison entre des « sciences traditionnelles u, qui du moins ont toutes le même caractère fondamental, on veut comparer ces sciences, d'une façon générale, aux sciences telles que les modernes les conçoivent; à première vue, il peut sembler parfois que l'objet soit le même de part et d'autre, et pourtant la connaissance que les deux sortes de sciences donnent respectivement de cet objet est tellement autre, qu'on hésite, après plus ample examen, à affirmer encore l'identité, même sous un certain rapport seulement.

 

Quelques exemples ne seront pas inutiles pour faire mieux comprendre ce dont il s'agit; et, tout d'abord, nous prendrons un exemple d'une portée très étendue, celui de la a physique » telle qu'elle est comprise par les anciens et par les modernes ; il n'est d'ailleurs aucunement besoin, dans ce cas, de sortir du monde occidental pour voir la différence profonde qui sépare les deux conceptions. Le terme de « physique », dans son acception première et étymologique, ne signifie pas autre chose que « science de la nature », sans aucune restriction; c'est donc la science qui concerne les lois les plus générales du « devenir », car « nature » et « devenir y sont au fond synonymes, et c'est bien ainsi que l'entendaient les Grecs, et notamment Aristote ; s'il existe des sciences plus particulières se rapportant au même ordre, elles ne sont alors que des « spécifications » de la physique pour tel ou tel domaine plus étroitement déterminé. II y a donc déjà quelque chose d'assez significatif dans la déviation que les modernes ont fait subir à ce mot de « physique » en l'employant pour désigner exclusivement une science particulière parmi d'autres sciences qui, toutes, sont également des sciences de la nature ; ce fait se rattache à la fragmentation que nous avons déjà signalée comme un des caractères de la science moderne, à cette « spécialisation » engendrée par l'esprit d'analyse, et poussée au point de rendre véritablement inconcevable, pour ceux qui en subissent l'influence, une science portant sur la nature considérée dans son ensemble. On n'a pas été sans remarquer assez souvent quelques-uns des inconvénients de cette « spécialisation », et surtout l'étroitesse de vues qui en est une conséquence inévitable; mais il semble que ceux mêmes qui s'en rendaient compte le plus nettement se soient cependant résignés à la regarder comme un mal nécessaire, en raison de l'accumulation des connaissances de détail que nul homme ne saurait embrasser d'un seul coup d’œil ; ils n'ont pas compris, d'une part, que ces connaissances de détail sont insignifiantes en elles-mêmes et ne valent pas qu'on leur sacrifie une connaissance synthétique qui, même en se bornant encore au relatif, est d'un ordre beaucoup plus élevé, et, d'autre part, que l'impossibilité où l'on se trouve d'unifier leur multiplicité vient seulement de ce qu'on s'est interdit de les rattacher à un principe supérieur, de ce qu'on s'est obstiné à procéder par en bas et de l'extérieur, alors qu'il aurait fallu faire tout le contraire pour avoir une science possédant une réelle valeur spéculative.

 

Si l'on veut comparer la physique ancienne, non pas à ce que les modernes désignent par le même mot, mais à l'ensemble des sciences de la nature telles qu'elles sont actuellement constituées, car c'est là ce qui devrait y correspondre en réalité, il y a donc lieu de noter, comme première différence, la division en multiples "spécialités » qui sont pour ainsi dire étrangères les unes aux autres. Pourtant, ce n'est là que le côté le plus extérieur de la question, et il ne faudrait pas penser que, en réunissant toutes ces sciences spéciales, on obtiendrait un équivalent de l'ancienne physique. La vérité est que le point de vue est tout autre, et c'est ici que nous voyons apparaître la différence essentielle entre les deux conceptions dont nous parlions tout à l'heure : la conception traditionnelle, disions-nous, rattache toutes les sciences aux principes comme autant d'applications particulières, et c'est ce rattachement que n'admet pas la conception moderne. Pour Aristote, la physique n'était que «seconde » par rapport à la métaphysique, c'est-à-dire qu'elle en était dépendante, qu'elle n'était au fond qu'une application, au domaine de la nature, des principes supérieurs à la nature et qui se reflètent dans ses lois ; et l'on peut en dire autant de la « cosmologie » du moyen âge. La conception moderne, au contraire, prétend rendre les sciences indépendantes, en niant tout ce qui les dépasse, ou tout au moins en le déclarant « inconnaissable » et en refusant d'en tenir compte, ce qui revient encore à le nier pratiquement; cette négation existait en fait bien longtemps avant qu'on ait songé à l'ériger en théorie systématique sous des noms tels que ceux de « positivisme » et d'« agnosticisme», car on peut dire qu'elle est véritablement au point de départ de toute la science moderne. Seulement, ce n'est guère qu'au XIXe siècle qu'on a vu des hommes se faire gloire de leur ignorance, car se proclamer « agnostique » n'est point autre chose que cela, et prétendre interdire à tous la connaissance de ce qu'ils ignoraient eux-mêmes ; et cela marquait une étape de plus dans la déchéance intellectuelle de l'Occident.

 

En voulant séparer radicalement les sciences de tout principe supérieur sous prétexte d'assurer leur indépendance, la conception moderne leur enlève toute signification profonde et même tout intérêt véritable au point de vue de la connaissance, et elle ne peut aboutir qu'à une impasse, puisqu'elle les enferme dans un domaine irrémédiablement borné1. Le développement qui s'effectue à l'intérieur de ce domaine n'est d'ailleurs pas un approfondissement comme certains se l'imaginent; il demeure au contraire tout superficiel, et ne consiste qu'en cette dispersion dans le détail que nous avons déjà signalée, en une analyse aussi stérile que pénible, et qui peut se poursuivre indéfiniment sans qu'on avance d'un seul pas dans la voie de la véritable connaissance. Aussi n'est ce point pour elle-même, il faut bien le dire, que les Occidentaux, en général, cultivent la science ainsi entendue ce qu'ils ont surtout en vue, ce n'est point une connaissance, même inférieure ; ce sont des applications pratiques, et, pour se convaincre qu'il en est bien ainsi, il n'y a qu'à voir avec quelle facilité la plu part de nos contemporains confondent science et industrie, et combien nombreux sont ceux pour qui l'ingénieur

représente le type même du savant;mais ceci se rapporte à une autre question, que nous aurons à traiter plus complètement dans la suite.

 

La science, en se constituant à la façon moderne, n'a pas perdu seulement en profondeur, mais aussi,

pourrait on dire, en solidité, car le rattachement aux principes la faisait participer de l'immutabilité de ceux-ci dans toute la mesure où son objet même le permettait, tandis que, enfermée exclusivement dans le monde du changement, elle n'y trouve plus rien de stable, aucun point fixe où elle puisse s'appuyer; ne partant plus d'aucune certitude absolue, elle en est réduite à des probabilités et à des approximations, ou à des constructions purement hypothétiques qui ne sont que l’œuvre de la fantaisie individuelle. Aussi, même s'il arrive accidentellement que la science moderne aboutisse, par une voie très détournée, à certains résultats qui semblent s'accorder avec quelques données des anciennes « sciences traditionnelles », on aurait le plus grand tort d'y voir une confirmation dont ces données n'ont nul besoin; et ce serait perdre son temps que de vouloir concilier des points de vue totalement différents, ou établir une concordance avec des théories hypothétiques qui, peut-être, se trouveront entièrement discréditées dans peu d'années2. Les choses dont il s'agit ne peuvent en effet, pour la science actuelle, appartenir qu'au domaine des hypothèses, alors que, pour les « sciences traditionnelles », elles étaient bien autre chose et se présentaient comme des conséquences indubitables de vérités connues intuitivement, donc infailliblement, dans l'ordre métaphysique3 2. C'est d'ailleurs une singulière illusion, propre à l' « expérimentalisme » moderne, que de croire qu'une théorie peut être prouvée par les faits, alors que, en réalité, les mêmes faits peuvent toujours s'expliquer également par plusieurs théories différentes, et que certains des promoteurs de la méthode expérimentale, comme Claude Bernard, ont reconnu eux-mêmes qu'ils ne pouvaient les interpréter qu'à l'aide d' « idées.préconçues », sans lesquelles ces faits demeureraient des « faits bruts », dépourvus de toute signification et de toute valeur scientifique.

Puisque nous en sommes venu à parler d' « expérimentalisme », nous devons en profiter pour répondre à une question qui peut se poser à ce sujet, et qui est celle-ci : pourquoi les sciences proprement expérimentales ont elles reçu, dans la civilisation moderne, un développement qu'elles n'ont jamais eu dans d'autres civilisations ? C'est que ces sciences sont celles du monde sensible, celles de la matière, et c'est aussi qu'elles sont celles qui donnent lieu aux applications pratiques les plus immédiates ; leur développement, s'accompagnant de ce que nous appellerions volontiers la «superstition du fait », correspond donc bien aux tendances spécifiquement modernes, alors que, par

contre, les époques précédentes n'avaient pu y trouver des motifs d'intérêt suffisants pour s'y attacher ainsi au point de négliger les connaissances d'ordre supérieur. Il faut bien comprendre qu'il ne s'agit point, dans notre pensée, de déclarer illégitime en elle-même une connaissance quelconque, même inférieure ; ce qui est illégitime, c'est seulement l'abus qui se produit lorsque des choses de ce genre absorbent toute l'activité humaine, ainsi que nous le voyons actuellement. On pourrait même concevoir que, dans une civilisation normale, des sciences constituées par une méthode expérimentale soient, aussi bien que d'autres, rattachées aux principes et pourvues ainsi d'une réelle valeur spéculative ; en fait, si ce cas ne semble pas s'être présenté, c'est que l'attention s'est portée de préférence d'un autre côté, et aussi que, alors même qu'il s'agissait d'étudier le monde sensible dans la mesure où il pouvait paraître intéressant de le faire, les données traditionnelles permettaient d'entreprendre plus favorablement cette étude par d'autres méthodes et à un autre point de vue.

 

Nous disions plus haut qu'un des caractères de l'époque actuelle, c'est l'exploitation de tout ce qui avait été négligé jusque là comme n'ayant qu'une importance trop secondaire pour que les hommes y consacrent leur activité, et qui devait cependant être développé aussi avant 1a fin de ce cycle, puisque ces choses avaient leur place parmi les possibilités qui y étaient appelées à la manifestation; ce cas est précisément, en particulier, celui des sciences expérimentales qui ont vu le jour en ces derniers siècles. Il est même certaines sciences modernes qui représentent véritablement, au sens le plus littéral, des « résidus » de sciences anciennes, aujourd'hui incomprises : c'est la partie la plus inférieure de ces dernières qui, s'isolant et se détachant de tout le reste dans une période de décadence, s'est grossièrement matérialisée, puis a servi de point de départ à un développement tout différent, dans un sens conforme aux tendances modernes, de façon à aboutir à la constitution de sciences qui n'ont réellement plus rien de commun avec celles qui les ont précédées. C'est ainsi que, par exemple, il est faux de dire, comme on le fait habituellement, que l'astrologie et l'alchimie sont devenues respectivement l'astronomie et la chimie modernes, bien qu'il y ait dans cette opinion une certaine part de vérité au point de vue simplement historique, part de vérité qui est exactement celle que nous venons d'indiquer : si les dernières de ces sciences procèdent en effet des premières en un certain sens, ce n'est point par « évolution » ou « progrès » comme on le prétend, mais au contraire par dégénérescence ; et ceci appelle encore quelques explications.

 

Il faut remarquer, tout d'abord, que l'attribution de significations distinctes aux termes d' « astrologie» et d' « astronomie » est relativement récente ; chez les Grecs, ces deux mots étaient employés indifféremment pour désigner tout l'ensemble de ce à quoi l'un et l'autre s'appliquent maintenant. Il semble donc, à première vue, qu'on ait encore affaire dans ce cas à une de ces divisions par « spécialisation » qui se sont établies entre ce qui n'était primitivement que des parties d'une science unique; mais ce qu'il y a ici de particulier, c'est que, tandis qu'une de ces parties, celle qui représentait le côté le plus matériel de la science en question, prenait un développement indépendant, l'autre partie, par contre, disparaissait entièrement. Cela est tellement vrai qu'on ne sait plus aujourd'hui ce que pouvait être l'astrologie ancienne, et que ceux mêmes qui ont essayé de la reconstituer ne sont arrivés qu'à de véritables contrefaçons, soit en voulant en faire l'équivalent d'une science expérimentale moderne, avec intervention des statistiques et du calcul des probabilités, ce qui procède d'un point de vue qui ne pouvait en aucune façon être celui de l'antiquité ou du moyen âge, soit en s'appliquant exclusivement à restaurer un « art divinatoire » qui ne fut guère qu'une déviation de l'astrologie en voie de disparition, et où l'on pourrait voir tout au plus une application très inférieure et assez peu digne de considération, ainsi qu'il est encore possible de le constater dans les civilisations orientales.

 

Le cas de la chimie est peut-être encore plus net et plus caractéristique ; et, pour ce qui est de l'ignorance des modernes à l'égard de l'alchimie, elle est au moins aussi grande qu'en ce qui concerne l'astrologie. La véritable alchimie était essentiellement une science d'ordre cosmologique, et, en même temps, elle était applicable aussi à l'ordre humain, en vertu de l'analogie du « macrocosme » et du « microcosme » ; en outre, elle était constituée expressément en vue de permettre une transposition dans le domaine purement spirituel, qui conférait à ses enseignements une valeur symbolique et une signification supérieure, et qui en faisait un des types les plus complets des « sciences traditionnelles » Ce qui a donné naissance à la chimie moderne, ce n'est point cette alchimie avec laquelle elle n'a en somme aucun rapport; c'en est une déformation, une déviation au sens le plus rigoureux du mot, déviation à laquelle donna lieu, peut-être dès le moyen âge, l'incompréhension de certains, qui, incapables de pénétrer le vrai sens des symboles, prirent tout à la lettre et, croyant qu'il ne s'agissait en tout cela que d'opérations matérielles, se lancèrent dans une expérimentation plus ou moins désordonnée. Ce sont ceux-là, que les alchimistes qualifiaient ironiquement de « souffleurs » et de « brûleurs de charbon », qui furent les véritables précurseurs des chimistes actuels ; et c'est ainsi que la science moderne s'édifie à l'aide des débris des sciences anciennes, avec les matériaux rejetés par celles-ci et abandonnés aux ignorants et aux « profanes. Ajoutons encore que les soi-disant rénovateurs de l'alchimie, comme il s'en trouve quelques-uns parmi nos contemporains, ne font de leur côté que prolonger cette même déviation, et que leurs recherches sont tout aussi éloignées de l'alchimie traditionnelle que celles des astrologues auxquels nous faisions allusion tout à l'heure le sont de l'ancienne astrologie ; et c'est pourquoi nous avons le droit d'affirmer que les « sciences traditionnelles » de l'Occident sont vraiment perdues pour les modernes.

 

Nous nous bornerons à ces quelques exemples ; il serait cependant facile d'en donner encore d'autres, pris dans des ordres quelque peu différents, et montrant partout la même dégénérescence. On pourrait ainsi faire voir que la psychologie telle qu'on l'entend aujourd'hui, c'est à dire l'étude des phénomènes mentaux comme tels, est un produit naturel de l'empirisme anglo-saxon et de l'esprit du XVIIIe siècle, et que le point de vue auquel elle correspond était si négligeable pour les anciens que, s'il leur arrivait parfois de l'envisager incidemment, ils n'auraient en tout cas jamais songé à en faire une science spéciale ; tout ce qu'il peut y avoir de valable là-dedans se trouvait, pour eux, transformé et assimilé dans des points de vue supérieurs. Dans un tout autre domaine, on pourrait montrer aussi que les mathématiques modernes ne représentent pour ainsi dire que l'écorce de la mathématique pythagoricienne, son côté purement « exotérique » ; l’idée ancienne des nombres est même devenue absolument inintelligible aux modernes, parce que, là aussi, la partie supérieure de la science, celle qui lui donnait, avec le caractère traditionnel, une valeur proprement intellectuelle, a totalement disparu; et ce cas est assez comparable à celui de l'astrologie. Mais nous ne pouvons passer en revue toutes les sciences les unes après les autres, ce qui serait plutôt fastidieux; nous pensons en avoir dit assez pour faire comprendre la nature du changement auquel les sciences modernes doivent leur origine, et qui est tout le contraire d'un « progrès », qui est une véritable régression de l'intelligence ; et nous allons maintenant revenir à des considérations d'ordre général sur le rôle respectif des « sciences traditionnelles » et des sciences modernes, sur la différence profonde qui existe entre la véritable destination des unes et des autres.

 

Une science quelconque, suivant la conception traditionnelle, a moins son intérêt en elle-même qu'en ce qu'elle est comme un prolongement ou une branche secondaire de la doctrine, dont la partie essentielle est constituée, comme nous l'avons dit, par la métaphysique pure4. En effet, si toute science est assurément légitime, pourvu qu'elle n'occupe que la place qui lui convient réellement en raison de sa nature propre, il est cependant facile de comprendre que, pour quiconque possède une connaissance d'ordre supérieur, les connaissances inférieures perdent forcément beaucoup de leur intérêt, et que même elles n'en gardent qu'en fonction, si l'on peut dire, de la connaissance principielle, c'est-à-dire dans la mesure où, d'une part, elles reflètent celle-ci dans tel ou tel domaine contingent, et où, d'autre part, elles sont susceptibles de conduire vers cette même connaissance principielle, qui, dans le cas que nous envisageons, ne peut jamais être perdue de vue ni sacrifiée à des considérations plus ou moins accidentelles. Ce sont là les deux rôles complémentaires qui appartiennent en propre aux « sciences traditionnelles » d'un côté, comme applications de la doctrine, elles permettent de relier entre eux tous les ordres de réalité, de les intégrer dans l'unité de la synthèse totale ; de l'autre, elles sont, pour certains tout au moins, et en conformité avec les aptitudes de ceux-ci, une préparation à une connaissance plus haute, une sorte d'acheminement vers cette dernière, et, dans leur répartition hiérarchique selon les degrés d'existence auxquels elles se rapportent, elles constituent alors comme autant d'échelons à l'aide desquels il est possible de s'élever jusqu'à l'intellectualité pure5. Il n'est que trop évident que les sciences modernes ne peuvent, à aucun degré, remplir ni l'un ni l'autre de ces deux rôles ; c'est pourquoi elles ne sont et ne peuvent être que de la « science profane », tandis que les « sciences traditionnelles », par leur rattachement aux principes métaphysiques, sont incorporées d'une façon effective à la « science sacrée ».

 

La coexistence des deux rôles que nous venons d'indiquer n'implique d'ailleurs rai contradiction ni cercle vicieux, contrairement à ce que pourraient penser ceux qui n'envisagent les choses que superficiellement; et c'est là encore un point sur lequel il nous faut insister quelque peu. On pourrait dire qu'il y a là deux points de vue, l'un descendant et l'autre ascendant, dont le premier correspond à un développement de la connaissance partant des principes pour aller à des applications de plus en plus éloignées de ceux-ci, et le second à une acquisition graduelle de cette même connaissance en procédant de l'inférieur au supérieur, ou encore, si l'on préfère, de l'extérieur à l'intérieur. La question n'est donc pas de savoir si les sciences doivent être constituées de bas en haut ou de haut en bas, s'il faut, pour qu'elles soient possibles, prendre comme point de départ la connaissance des principes ou, au contraire, celle du monde sensible; cette question, qui peut se poser au point de vue de la philosophie « profane », et qui semble avoir été posée en fait dans ce domaine, plus ou moins explicitement, par l'antiquité grecque, cette question, disons nous, n'existe pas pour la « science sacrée », qui ne peut partir que des principes universels ; et ce qui lui enlève ici toute raison d'être, c'est le rôle premier de l'intuition intellectuelle, qui est la plus immédiate de toutes les connaissances, aussi bien que la plus élevée, et qui est absolument indépendante de l'exercice de toute faculté d'ordre sensible ou même rationnel. Les sciences ne peuvent être constituées valablement, en tant que « sciences sacrées », que par ceux qui, avant tout, possèdent pleinement la connaissance principielle, et qui, par là, sont seuls qualifiés pour réaliser, conformément à l'orthodoxie traditionnelle la plus rigoureuse, toutes les adaptations requises par les circonstances de temps et de lieu. Seulement, lorsque les sciences sont ainsi constituées, leur enseignement peut suivre un ordre inverse : elles sont en quelque sorte comme des « illustrations » de la doctrine pure, qui peuvent la rendre plus aisément accessible à certains esprits ; et, par là même qu'elles concernent le monde de la multiplicité, la diversité presque indéfinie de leurs points de vue peut convenir à la non moins grande diversité des aptitudes individuelles de ces esprits, dont l'horizon est encore borné à ce même monde de la multiplicité; les voies possibles pour atteindre la connaissance peuvent être extrêmement différentes au plus bas degré, et elles vont ensuite en s'unifiant de plus en plus à mesure qu'on parvient à des stades plus élevés. Ce n'est pas qu'aucun de ces degrés préparatoires soit d'une nécessité absolue, puisque ce ne sont là que des moyens contingents et sans commune mesure avec le but à atteindre ; il se peut même que certains, parmi ceux en qui domine la tendance contemplative, s'élèvent à la véritable intuition intellectuelle d'un seul coup et sans le secours de tels moyens6; mais ce n'est là qu'un cas plutôt exceptionnel, et, le plus habituellement, il y a ce qu'on peut appeler une nécessité de convenance à procéder dans le sens ascendant. On peut également, pour faire comprendre ceci, se servir de l'image traditionnelle de la « roue cosmique » la circonférence n'existe en réalité que par le centre ; mais les êtres qui sont sur la circonférence doivent forcément partir de celle-ci, ou plus précisément du point de celle-ci où ils sont placés, et suivre le rayon pour aboutir au centre. D'ailleurs, en vertu de la correspondance qui existe entre tous les ordres de réalité, les vérités d'un ordre inférieur peuvent être considérées comme un symbole de celles des ordres supérieurs, et, par suite, servir de « support » pour arriver analogiquement à la connaissance de ces dernières7; c'est là ce qui confère à toute science un sens supérieur ou « anagogique », plus profond que celui qu'elle possède par elle-même, et ce qui peut lui donner le caractère d'une véritable « science sacrée ».

 

Toute science, disons-nous, peut revêtir ce caractère, quel que soit son objet, à la seule condition d'être constituée et envisagée selon l'esprit traditionnel; il y a lieu seulement de tenir compte en cela des degrés d'importance de ces sciences, suivant le rang hiérarchique des réalités diverses auxquelles elles se rapportent; mais, à un degré ou à un autre, leur caractère et leur fonction sont essentiellement les mêmes dans la conception traditionnelle. Ce qui est vrai ici de tonte science !'est même également de tout art, en tant que celui-ci peut avoir une valeur proprement symbolique qui le rend apte à fournir des « supports » pour la méditation, et aussi en tant que ses règles sont, comme les lois dont la connaissance est l'objet des sciences, des reflets et des applications des principes fondamentaux; et il y a ainsi, en toute civilisation normale, des « arts traditionnels », qui ne sont pas moins inconnus des Occidentaux modernes que les « sciences traditionnelles »8. La vérité est qu'il n'existe pas en réalité un « domaine profane », qui s'opposerait d'une certaine faon au « domaine sacré » ; il existe seulement un « point de vue profane », qui n'est proprement rien, d'autre que le point de vue de l'ignorance9. C'est pourquoi la c science profane », celle des modernes, peut à juste titre, ainsi que nous l'avons déjà dit ailleurs, être regardée comme un « savoir ignorant » : savoir d'ordre inférieur, qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le dépasse, ignorant de toute fin supérieure à lui-même, comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble soit elle, parmi les divers ordres de la connaissance intégrale; enfermée irrémédiablement dans le domaine relatif et borné où elle a voulu se proclamer indépendante, ayant ainsi coupé elle-même toute communication avec la vérité transcendante et avec la connaissance suprême, ce n'est plus qu'une science vaine et illusoire, qui, à vrai dire, ne vient de rien et ne conduit à rien.

 

Cet exposé permettra de comprendre tout ce qui manque au monde moderne sous le rapport de la science, et comment cette même science dont il est si fier ne représente qu'une simple déviation et comme un déchet de la science véritable, qui, pour nous, s'identifie entièrement à ce que nous avons appelé la «science sacrée » ou la « science traditionnelle ». La science moderne, procédant d'une limitation arbitraire de la connaissance à un certain ordre particulier, et qui est le plus inférieur de tous, celui de la réalité matérielle ou sensible, a perdu, du fait de cette limitation et des conséquences qu'elle entraîne immédiatement, toute valeur intellectuelle, du moins si l'on donne à l'intellectualité la plénitude de son vrai sens, si l'on se refuse à partager l'erreur « rationaliste », c'est à dire à assimiler l'intelligence pure à la raison, ou, ce qui revient au même, à nier l'intuition intellectuelle. Ce qui est au fond de cette erreur, comme d'une grande partie des autres erreurs modernes, ce qui est à la racine même de toute la déviation de la science telle que nous venons de l'expliquer, c'est ce qu'on peut appeler l' « individualisme », qui ne fait qu'un avec l'esprit antitraditionnel lui-même, et dont les manifestations multiples, dans tous les domaines, constituent un des facteurs les plus importants du désordre de notre époque; C’est cet « individualisme » que nous devons maintenant examiner de plus près.

 

 

 

1 On pourra remarquer qu'il s'est produit quelque chose d'analogue dans l'ordre social, où les modernes ont prétendu séparer le temporel du spirituel ; il ne s'agit pas de contester qu'il y ait là deux choses distinctes, puisqu'elles se rapportent effectivement à des domaines différents, aussi bien que dans le cas de la métaphysique et des sciences ; mais, par une erreur inhérente à l'esprit analytique, on oublie que distinction ne veut point dire séparation; par là, le pouvoir temporel perd sa légitimité, et la même chose, dans l'ordre intellectuel, pourrait être dite en ce qui concerne les sciences.

2 La même 'observation vaut au point de vue religieux, à l'égard d'une certaine "apologétique » qui prétend se

mettre d'accord avec les résultats de la science moderne travail parfaitement illusoire et toujours à refaire, qui présente

d'ailleurs le grave danger de paraître solidariser la religion avec' des conceptions changeantes et éphémères, dont elle

doit demeurer totalement indépendante

3 Il serait facile de donner ici des exemples; nous citerons seulement, comme un des plus frappants, la différence de

caractère des conceptions concernant l'éther dans la cosmologie hindoue et dans la physique moderne.

4 C'est ce qu'exprime par exemple une dénomination comme celle d'upavêda, appliquée dans l'Inde à certaines « sciences traditionnelles », et indiquant leur subordination par rapport au Vêda, c'est-à-dire à la connaissance sacrée par excellence.

5 Dans notre étude sur L'Ésotérisme de Dante, nous avons indiqué le symbolisme de l'échelle dont, suivant diverses traditions, les échelons correspondent à certaines sciences en même temps qu'à des états de l'être, ce qui implique nécessairement que ces sciences, au lieu d'être envisagées d'une manière toute "profane » comme chez les modernes, donnaient lieu à une transposition leur conférant une portée véritablement a initiatique

6 C'est pourquoi, suivant la doctrine hindoue, les Brdhmanes doivent tenir leur esprit constamment dirigé vers la connaissance suprême, tandis que les Ksatriyas doivent plutôt s'appliquer à l'étude successive des diverses étapes par lesquelles on y parvient graduellement.

7 C'est le rôle que joue, par exemple, le symbolisme astronomique si fréquemment employé dans les différentes doctrines traditionnelles; et ce que nous disons ici peut faire entrevoir la véritable nature d'une science telle que l'astrologie ancienne.

8 L'art des constructeurs du moyen âge peut être mentionné comme un exemple particulièrement remarquable de ces «arts traditionnels », dont la pratique impliquait d'ailleurs la connaissance réelle des sciences correspondantes.

9 Pour s'en convaincre, il suffit d'observer des faits comme celui-ci : une des sciences les plus «sacrées », la cosmogonie, qui a sa place comme telle dans tous les Livres inspirés, y compris la Bible hébraïque, est devenue, pour les modernes, l'objet des hypothèses les plus purement «profanes » ; le domaine de la science est bien le même dans les deux cas, mais le point de vue est totalement différent.

 

René Guénon

La Crise du monde moderne

Chap. IV

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