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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 17:23

Nous avons déjà exposé ailleurs le rôle de la psychanalyse dans l’œuvre de subversion qui, succédant à la « solidification » matérialiste du monde, constitue la seconde phase de l'action antitraditionnelle caractéristique de l'époque moderne tout entière1. Il nous faut encore revenir sur ce sujet, car, depuis quelque temps, nous constatons que l'offensive psychanalyste va toujours de plus en plus loin, en ce sens que, s'attaquant directement à la tradition sous prétexte de l'expliquer, elle tend maintenant à en déformer la notion même de la façon la plus dangereuse. A cet égard, il y a lieu de faire une distinction entre des variétés inégalement « avancées » de la psychanalyse : celle-ci, telle qu'elle avait été conçue tout d'abord par Freud, se trouvait encore limitée jusqu'à un certain point par l'attitude matérialiste qu'il entendit toujours garder ; bien entendu, elle n'en avait pas moins déjà un caractère nettement « satanique », mais du moins cela lui interdisait-il de prétendre aborder certains domaines, ou, même si elle le prétendait cependant, elle n'en atteignait en fait que des contrefaçons assez grossières, d'où des confusions qu'il était encore relativement facile de dissiper. Ainsi, quand Freud parlait de « symbolisme », ce qu'il désignait abusivement ainsi n'était en réalité qu'un simple produit de l'imagination humaine, variable d'un individu à l'autre, et n'ayant véritablement rien de commun avec l'authentique symbolisme traditionnel. Ce n'était là qu'une première étape, et il était réservé à d'autres psychanalystes de modifier les théories de leur « maître » dans le sens d'une fausse spiritualité, afin de pouvoir, par une confusion beaucoup plus subtile, les appliquer à une interprétation du symbolisme traditionnel lui-même. Ce fut surtout le cas de C. G. Jung, dont les premières tentatives dans ce domaine datent d'assez longtemps déjà2 ; il est à remarquer, car cela est très significatif, que, pour cette interprétation, il partit d'une comparaison qu'il crut pouvoir établir entre certains symboles et des dessins tracés par des malades ; et il faut reconnaître qu'en effet ces dessins présentent parfois, avec des symboles véritables, une sorte de ressemblance « parodique » qui ne laisse pas d'être plutôt inquiétante quant à la nature de ce qui les inspire.

 

Ce qui aggrava beaucoup les choses, c'est que Jung, pour expliquer ce dont les facteurs purement individuels ne paraissaient pas rendre compte, se trouva amené à formuler l'hypothèse d'un soi-disant « inconscient collectif », existent d'une certaine façon dans ou sous le psychisme de tous les individus humains, et auquel il crut pouvoir rapporter à la fois et indistinctement l'origine des symboles eux-mêmes et celle de leurs caricatures pathologiques. Il va de soi que ce terme d' « inconscient » est tout à fait impropre, et que ce qu'il sert à désigner, dans la mesure où il peut avoir quelque réalité, relève de ce que les psychologues appellent plus habituellement « subconscient », c'est-à-dire l'ensemble des prolongements inférieurs de la conscience. Nous avons déjà fait remarquer ailleurs la confusion qui est commise constamment entre le « subconscient » et le « superconscient » : celui-ci échappant complètement par sa nature même au domaine sur lequel portent les investigations des psychologues, ils ne manquent jamais, quand il leur arrive d'avoir connaissance de quelques-unes de ses manifestations, de les attribuer au « subconscient ». C'est précisément cette confusion que nous retrouvons encore ici : que les productions des malades observés par les psychiatres procèdent du « subconscient », c'est là une chose qui assurément n'est pas douteuse ; mais, par contre, tout ce qui est d'ordre traditionnel, et notamment le symbolisme, ne peut être rapporté qu'au « superconscient », c'est-à-dire à ce par quoi s'établit une communication avec le supra-humain, tandis que le « subconscient » tend au contraire vers l'infra-humain. Il y a donc là une véritable inversion qui est tout à fait caractéristique du genre d'explication dont il s'agit ; et ce qui lui donne une apparence de justification, c'est qu'il arrive que, dans des cas comme celui que nous avons cité, le « subconscient », grâce à son contact avec des influences psychiques de l'ordre le plus inférieur, « singe » effectivement le « superconscient » ; c'est là ce qui, pour ceux qui se laissent prendre à ces contrefaçons et sont incapables d'en discerner la véritable nature, donne lieu à l'illusion qui aboutit à ce que nous nous avons appelé une « spiritualité à rebours ».

 

Par la théorie de l' « inconscient collectif », on croit pouvoir expliquer le fait que le symbole est « antérieur à la pensée individuelle » et qu'il la dépasse ; la véritable question, qu'on ne semble même pas se poser, serait de savoir dans quelle direction il la dépasse, si c'est par en bas comme paraîtrait l'indiquer cet appel au prétendu « inconscient », ou par en haut comme l'affirment au contraire expressément toutes les doctrines traditionnelles. Nous avons relevé dans un article récent une phrase où cette confusion apparaît aussi clairement que possible : « L'interprétation des symboles...est la porte ouverte sur le Grand Tout, c'est-à-dire le chemin qui conduit vers la lumière totale à travers le dédale des bas-fonds obscurs de notre individu. » Il y a malheureusement bien des chances pour que, en s'égarant dans ces « bas-fonds  obscurs », on arrive à tout autre chose qu'à la « lumière totale » ; remarquons aussi la dangereuse équivoque du « Grand Tout », qui, comme la « conscience cosmique » dans laquelle certains aspirent à se fondre, ne peut être ici rien de plus ni d'autre que le psychisme diffus des régions les plus inférieurs du monde subtil ; et c'est ainsi que l'interprétation psychanalytique des symboles et leur interprétation traditionnelle conduisent en réalité à des fins diamétralement opposées.

 

Il y a lieu de faire encore une autre remarque importante : parmi les choses très diverses que l' « inconscient collectif » est censé expliquer, il faut naturellement compter le « folklore », et c'est une des cas où la théorie peut présenter quelque apparence de vérité. Pour être plus exact, il faudrait parler là d'une sorte de « mémoire collective », qui est comme une image ou un reflet, dans le domaine humain, de cette « mémoire cosmique » qui correspond à un des aspects du symbolisme de la lune. Seulement, vouloir conclure de la nature du « folklore » à l'origine même de la tradition, c'est commettre une erreur toute semblable à celle, si répandue de nos jours, qui fait considérer comme « primitif » ce qui n'est que le produit d'une dégénérescence. Il est évident en effet que le « folklore », étant essentiellement constitué par des éléments appartenant à des traditions éteintes, représente inévitablement un état de dégénérescence par rapport à celle-ci ; mais c'est d'ailleurs le seul moyen par lequel quelque chose peut en être sauvé. Il faudrait aussi se demander dans quelles conditions la conservation de ces éléments a été confiée à la « mémoire collective » ; comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, nous ne pouvons y voir que le résultat d'une action parfaitement consciente des derniers représentants d'anciennes formes traditionnelles qui étaient sur le point de disparaître. Ce qui est bien certain, c'est que la mentalité collective, pour autant qu'il existe quelque chose qui peut être appelé ainsi, se réduit proprement à une mémoire, ce qui s'exprime en termes de symbolisme astrologique, en disant qu'elle est de nature lunaire ; autrement dit, elle peut remplir une certaine fonction de conservation, en quoi consiste précisément le « folklore », mais elle est totalement incapable de produire ou d'élaborer quoi que ce soit, et surtout des choses d'ordre transcendant comme toute donnée traditionnelle l'est par définition même.

 

L'interprétation psychanalytique vise en réalité à nier cette transcendance de la tradition, mais d'une façon nouvelle, pourrait-on dire, et différente de celles qui avaient eu cours jusque-là : il ne s'agit plus, comme avec le rationalisme sous toutes ses formes, soit d'une négation brutale, soit d'une ignorance pure et simple de l'existence de tout élément « non humain ». On semble au contraire admettre que la tradition a effectivement un caractère « non humain », mais en détournant complètement la signification de ce terme ; c'est ainsi que, à la fin de l'article que nous avons déjà cité plus haut, nous lisons ceci : « Nous reviendrons peut-être sur ces interprétations psychanalytiques de notre trésor spirituel, dont la « constante » à travers temps et civilisations diverses démontre bien le caractère traditionnel, non humain, si l'on prend le mot « humain » dans un sens de séparatif, d'individuel. » C'est peut-être là ce qui montre le mieux quelle est, au fond, la véritable intention de tout cela, intention qui, d'ailleurs, nous voulons le croire, n'est pas toujours consciente chez ceux qui écrivent des choses de ce genre, car il doit être bien entendu que ce qui est en cause à cet égard, ce n'est pas telle ou telle individualité, fût-ce même celle d'un « chef d'école » comme Jung, mais l' « inspiration » des plus suspectes dont procèdent ces interprétations. Il n'est pas besoin d'être allé bien loin dans l'étude des doctrines traditionnelles pour savoir que, quand il est question d'élément « non humain », ce qu'on entend par là, et qui appartient essentiellement aux états supra-individuels de l'être, n'a absolument rien à voir avec un facteur « collectif » qui, en lui-même, ne relève en réalité que du domaine individuel humain, tout aussi bien que ce qui est qualifié ici de « séparatif », et et, de plus, par son caractère « subconscient », en peut en tout cas ouvrir une communication avec d'autres états que dans la direction de l'infra-humain. On saisit donc ici, d'une façon immédiate, le procédé de subversion qui consiste, en s'emparant de certaines notions traditionnelles, à les retourner en quelque sorte en substituant le « subconscient » au « superconscient », l'infra-humain au supra-humain. Cette subversion n'est-elle pas bien autrement dangereuse encore qu'une simple négation, et pensera-t-on que nous exagérons en disant qu'elle contribue à préparer la voie à une véritable « contre-tradition », destinée à servir de véhicule à cette « spiritualité à rebours », dont, vers la fin du cycle actuel, le « règne de l'antéchrist » doit marquer le triomphe apparent et passager ?

 

René Guénon

Symboles fondamentaux de la Science sacrée

Chap. V

 

 

1Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXIV.

2Voir à ce sujet A. Préau, La Fleur d'or et le Taoïsme sans Tao.

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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 11:46

Bien que notre intention ne soit pas d’étudier spécialement les phénomènes du spiritisme, nous devons parler au moins sommairement de leur explication, ne serait-ce que pour montrer qu’on peut fort bien se passer de l’hypothèse spirite, avant d’apporter contre celle-ci des raisons plus décisives. Faisons remarquer, d’ailleurs, que ce n’est point un ordre logique que nous entendons suivre en cela : il y a, en dehors de toute considération relative aux phénomènes, des raisons pleinement suffisantes pour faire rejeter d’une façon absolue l’hypothèse dont il s’agit ; l’impossibilité de celle-ci étant établie, il faut bien, même si l’on n’a pas d’autre explication toute prête pour rendre compte des phénomènes, se décider à en chercher une. Seulement, la mentalité de notre époque, étant surtout tournée du côté expérimental, sera mieux préparée, dans bien des cas, à admettre qu’une théorie est impossible et à examiner sans parti pris les preuves qui en sont données, si on lui a montré tout d’abord qu’elle est inutile, et qu’il existe d’autres théories susceptibles de la remplacer avantageusement. D’un autre côté, il importe de dire tout de suite que beaucoup des faits en question, sinon tous, ne relèvent point de la science ordinaire, ne sauraient rentrer dans les cadres étroits que les modernes ont fixés à celle-ci, et sont, en particulier, tout a fait en dehors du domaine de la physiologie et de celui de la psychologie classique, contrairement à ce que pensent certains psychistes qui s’illusionnent grandement à cet égard. N’éprouvant aucun respect pour les préjugés de la science officielle, nous n’estimons point que nous ayons à nous excuser de l’apparente étrangeté de quelques-unes des considérations qui vont suivre ; mais il est bon de prévenir ceux qui, en raison des habitudes acquises, pourraient les trouver par trop extraordinaires. Tout cela, encore une fois, ne veut point dire que nous accordions aux phénomènes psychiques le moindre caractère « transcendant » ; d’ailleurs, aucun phénomène, de quelque ordre qu’il soit, n’a en lui-même un tel caractère, mais cela n’empêche pas qu’il y en ait beaucoup qui échappent aux moyens d’action de la science occidentale moderne, qui n’est point si « avancée » que le croient ses admirateurs, ou qui du moins ne l’est que sur des points très particuliers. La magie même, du fait quelle est une science expérimentale, n’a absolument rien de « transcendant » ; ce qui peut par contre être regardé comme tel, c’est la « théurgie », dont les effets, même lorsqu’ils ressemblent à ceux de la magie, en diffèrent totalement quant à leur cause ; et c’est précisément la cause, et non pas le phénomène qu’elle produit, qui est alors d’ordre transcendant. Qu’il nous soit permis, pour mieux nous faire comprendre, d’emprunter ici une analogie à la doctrine catholique (nous parlons seulement d’analogie et non d’assimilation, ne nous plaçant pas au point de vue théologique) : il y a des phénomènes, tout à fait semblables extérieurement, qui ont été constatés chez des saints et chez des sorciers ; or il est bien évident que c’est seulement dans le premier cas qu’on peut leur attribuer un caractère « miraculeux » et proprement « surnaturel » ; dans le second cas, ils peuvent tout au plus être dits « préternaturels » ; si pourtant les phénomènes sont les mêmes, c’est donc que la différence ne réside point dans leur nature, mais uniquement dans leur cause, et ce n’est que du « mode » et des « circonstances » que de tels phénomènes tirent leur caractère surnaturel. Il va sans dire que, lorsqu’il s’agit du psychisme, nulle cause transcendante ne saurait intervenir, que l’on considère les phénomènes provoqués ordinairement par les pratiques spirites, ou les phénomènes magnétiques et hypnotiques, ou tous ceux qui leur sont plus ou moins connexes ; nous n’avons donc pas à nous préoccuper ici des choses d’ordre transcendant, et c’est dire qu’il est des questions, comme celle des « phénomènes mystiques » par exemple, qui peuvent rester entièrement en dehors des explications que nous envisagerons, D’autre part, nous n’avons pas à examiner tous les phénomènes psychiques indistinctement, mais seulement ceux qui ont quelque rapport avec le spiritisme ; encore pourrions-nous, parmi ces derniers, laisser de côté ceux qui, comme les phénomènes d’ « incarnation » que nous avons déjà mentionnés, ou comme ceux que produisent les « médiums guérisseurs », se ramènent en réalité, soit à la suggestion, soit au magnétisme proprement dit, puisqu’il est manifeste qu’ils s’expliquent très suffisamment en dehors de l’hypothèse spirite. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait aucune difficulté dans l’explication des faits de cet ordre, mais les spirites ne peuvent tout de même pas prétendre à s’annexer tout le domaine de l’hypnotisme et du magnétisme ; du reste, il est possible que ces faits se trouvent, comme par surcroît, quelque peu éclaircis par les indications que nous donnerons à propos des autres.

 

Après ces observations générales, indispensables pour poser et délimiter la question comme elle doit l’être, nous pouvons rappeler les principales théories qui ont été émises pour expliquer les phénomènes du spiritisme ; il y en a un assez grand nombre, mais le Dr Gibier a cru pouvoir les ramener à quatre types1 ; sa classification n’est pas sans défauts, loin de là, mais elle peut nous servir de point de départ. La première, qu’il appelle « théorie de l’être collectif », se définirait ainsi : « Un fluide spécial se dégage de la personne du médium, se combine avec le fluide des personnes présentes pour constituer un personnage nouveau, temporaire, indépendant dans une certaine mesure, et produisant les phénomènes connus. » Ensuite vient la théorie « démoniaque », d’après laquelle « tout est produit par le diable ou ses suppôts », et qui revient en somme à assimiler le spiritisme à la sorcellerie. En troisième lieu, il y a une théorie que le Dr Gibier appelle bizarrement « gnômique », selon laquelle « il existe une catégorie d’êtres, un monde immatériel, vivant à côté de nous et manifestant sa présence dans certaines conditions : ce sont ces êtres qu’on a connus de tout temps sous le nom de génies, fées, sylvains, lutins, gnômes, farfadets, etc. » ; nous ne savons pourquoi il a choisi les gnômes plutôt que d’autres pour donner une dénomination à cette théorie, à laquelle il rattache celle des théosophistes (en l’attribuant faussement au Bouddhisme), qui met les phénomènes sur le compte des « élémentals ». Enfin, il y a la théorie spirite, suivant laquelle « toutes ces manifestations sont dues aux esprits ou âmes des morts, qui se mettent en rapport avec les vivants, en manifestant leurs qualités ou leurs défauts, leur supériorité ou, au contraire, leur infériorité, tout comme s’ils vivaient encore ». Chacune de ces théories, sauf la théorie spirite qui seule est absurde, peut contenir une part de vérité et expliquer effectivement, non pas tous les phénomènes, mais certains d’entre eux ; le tort de leurs partisans respectifs est surtout d’être trop exclusifs et de vouloir tout ramener à une théorie unique. Quant à nous, nous ne pensons même pas que tous les phénomènes sans exception doivent nécessairement être expliqués par l’une ou l’autre des théories qui viennent d’être énumérées, car il y a dans cette liste des omissions et des confusions ; d’ailleurs, nous ne sommes pas de ceux qui croient que la simplicité d’une explication est une sûre garantie de sa vérité : on peut assurément souhaiter qu’il en soit ainsi, mais les choses ne sont point obligées de se conformer à nos désirs, et rien ne prouve qu’elles doivent être ordonnées précisément de la façon qui serait la plus commode pour nous ou la plus propre à faciliter notre compréhension ; un tel « anthropocentrisme », chez nombre de savants et de philosophes, suppose vraiment de bien naïves illusions.

 

La théorie « démoniaque » a le don de mettre spécialement en fureur les spirites aussi bien que les «scientistes », les uns et les autres faisant pareillement profession de ne pas croire au démon ; pour les spirites, il semble qu’il ne doive pas y avoir dans le « monde invisible » autre chose que des êtres humains, ce qui est bien la limitation la plus invraisemblablement arbitraire qui se puisse imaginer. Comme nous aurons à nous expliquer plus loin sur le « satanisme », nous n’y insisterons pas pour le moment ; nous ferons seulement remarquer que l’opposition à cette théorie, qui n’est guère moindre chez les occultistes que chez les spirites, se comprend beaucoup moins de leur part, puisqu’ils admettent l’intervention d’êtres assez variés, ce qui prouve que leurs conceptions sont moins bornées. A ce point de vue, la théorie « démoniaque » pourrait s’associer d’une certaine façon à celle que le Dr Gibier appelle « gnômique », puisque, dans l’une et dans l’autre, il s’agit d’une action exercée par des êtres non humains ; rien ne s’oppose en principe, non seulement à ce qu’il y ait de tels êtres, mais encore à ce qu’ils soient aussi diversifiés que possible. Il est très certain que, presque chez tous les peuples et à toutes les époques, il a été question d’êtres tels que ceux dont le Dr Gibier fait mention, et ce ne doit pas être sans raison, car, quels que soient les noms qui leur ont été donnés, ce qui est dit de leur façon d’agir concorde remarquablement : seulement, nous ne pensons pas qu’ils aient jamais été regardes comme proprement « immatériels », et d’ailleurs la question, sous ce rapport, ne se posait pas exactement de la même manière pour les anciens que pour les modernes, les notions mêmes de « matière » et d’ « esprit » ayant grandement changé de signification. D’autre part, la façon dont ces êtres ont été « personnifiés » se rattache surtout aux conceptions populaires, qui recouvrent une vérité plutôt qu’elles ne l’expriment, et qui correspondent plutôt aux apparences manifestées qu’à la réalité profonde ; et c’est un semblable «anthropomorphisme », d’origine tout exotérique, que l’on peut reprocher aussi à la théorie des «élémentals », qui est bien véritablement dérivée de la précédente, qui en est, si l’on veut, une forme modernisée. En effet, les « élémentals », au sens premier de ce mot, ne sont pas autre chose que les « esprits des éléments », que l’ancienne magie partageait en quatre catégories : salamandres ou esprits du feu, sylphes ou esprits de l’air, ondins ou esprits de l’eau, gnômes ou esprits de la terre ; bien entendu, ce mot d’ « esprits » n’était point pris là au sens des spirites, mais il désignait des êtres subtils, doués seulement d’une existence temporaire, et n’ayant par conséquent rien de «spirituel » dans l’acception philosophique moderne ; encore n’est-ce là que l’expression exotérique d’une théorie sur le vrai sens de laquelle nous reviendrons dans la suite. Les théosophistes ont accordé une importance considérable aux « élémentals » ; nous avons dit ailleurs que Mme Blavatsky en dut vraisemblablement l’idée à George H. Felt, membre de la H. B. of L., qui l’attribuait d’ailleurs tout à fait gratuitement aux anciens Égyptiens. Par la suite, cette théorie fut plus ou moins étendue et modifiée, tant par les théosophistes eux-mêmes que par les occultistes français, qui la leur empruntèrent évidemment, tout en prétendant ne rien leur devoir ; du reste, elle est de celles sur lesquelles les idées de ces écoles ne furent jamais bien fixées, et nous ne voudrions pas être chargé de concilier tout ce qui a été dit des « élémentals ». La masse des théosophistes et des occultistes s’en tient à la conception la plus grossièrement anthropomorphique ; mais il en est qui ont voulu donner à la théorie une allure plus « scientifique », et qui, manquant complètement de données traditionnelles pour lui restituer son sens original et ésotérique, l’ont tout simplement accommodée aux idées modernes ou aux caprices de leur propre fantaisie. Ainsi, les uns ont essayé d’identifier les « élémentals » aux monades de Leibnitz2 ; les autres les ont réduits à n’être plus que des « forces inconscientes », comme Papus pour qui ils sont en outre « les globules sanguins de l’univers »3, ou même de simples « centres de forces », en même temps que des « potentialités d’êtres »4 ; d’autres encore out cru y voir « des embryons d’âmes animales ou humaines »5 ; il en est aussi quelques-uns qui, dans un tout autre sens, ont poussé la confusion jusqu’à les assimiler aux « hiérarchies spirituelles » de la kabbale judaïque, d’où il résulterait qu’il faut comprendre sous ce nom d’ « élémentals » les anges et les démons, auquel on prétend ainsi faire « perdre leur caractère fantaisiste »6 ! Ce qui est surtout fantaisiste, ce sont ces assemblages de conceptions disparates dont les occultistes sont coutumiers ; celles où il se trouve quelque chose de vrai ne leur appartiennent pas en propre, mais sont des conceptions anciennes plus ou moins mal interprétées, et les occultistes semblent avoir pris à tâche, sans doute involontairement, de brouiller toutes les notions plutôt que de les éclaircir ou d’y mettre de l’ordre.

 

Un exemple de ces fausses interprétations nous a déjà été fourni par la théorie des « coques astrales», que le Dr Gibier a complètement oubliée dans sa nomenclature, et qui est encore un emprunt fait par l’occultisme au théosophisme ; comme nous avons rétabli plus haut le vrai sens de ce dont elle est une déformation, nous n’y reviendrons pas, mais nous rappellerons que c’est seulement de la façon que nous avons indiquée alors que l’on peut admettre dans certains phénomènes une intervention des morts, ou plutôt un simulacre d’intervention des morts, puisque leur être réel n’y est aucunement intéressé et n’est point affecté par ces manifestations. Quant à la théorie des « élémentaires », sur laquelle l’occultisme et le théosophisme ne se différencient pas plus nettement que sur les précédentes, elle apparaît comme extrêmement flottante, se confondant parfois avec celle des « coques », et allant ailleurs, et le plus fréquemment, jusqu’à s’identifier à l’hypothèse spirite elle-même, à laquelle elle apporte seulement certaines restrictions. D’une part, Papus a écrit ceci : « Ce que le spirite appelle un esprit, un moi, l’occultiste l’appelle un élémentaire, une coque astrale »7. Nous ne pouvons croire qu’il ait été de bonne foi en faisant cette assimilation, inacceptable pour les spirites ; mais poursuivons : « Les principes inférieurs illuminés par l’intelligence de l’âme humaine (avec laquelle ils n’ont plus qu’un « lien fluidique ») forment ce que les occultistes appellent un élémentaire, et flottent autour de la terre dans le monde invisible, tandis que les principes supérieurs évoluent sur un autre plan… Dans la plupart des cas, l’esprit qui vient dans une séance est l’élémentaire de la personne évoquée, c’est-à-dire un être qui ne possède du défunt que les instincts et la mémoire des choses terrestres »8. Cela est assez net, et, s’il y a une différence entre une « coque » proprement dite et un « élémentaire », c’est que la première est littéralement un « cadavre astral », tandis que le second est censé garder encore un « lien fluidique » avec les principes supérieurs ; remarquons en passant que cela paraît impliquer que tous les éléments de l’être humain doivent se situer quelque part dans l’espace ; les occultistes, avec leurs « plans », prennent une image assez grossière pour une réalité. Mais, d’autre part, les affirmations que nous venons de reproduire n’empêchent pas le même auteur, en d’autres endroits du même ouvrage, de qualifier les « élémentaires » d’ « êtres conscients et volontaires », de les présenter comme « les cellules nerveuses de l’univers », et d’assurer que « ce sont eux qui apparaissent aux malheureuses victimes des hallucinations de la sorcellerie sous la figure du diable, auquel (sic) on fait des pactes »9 ; ce dernier rôle, du reste, est plus souvent attribué par les occultistes aux « élémentals ». Ailleurs encore, Papus précise que l’ « élémentaire » (et là il prétend que ce terme, qui n’a pourtant rien d’hébraïque, appartient à la kabbale) « est formé par l’esprit immortel supérieurement, par le corps astral (partie supérieure) médianement, par les écorces inférieurement »10. Ce serait donc, d’après cette nouvelle version, l’être humain véritable et complet, tel qu’il est constitué pendant le temps plus ou moins long où il séjourne dans le « plan astral » ; c’est là l’opinion qui a prévalu parmi les occultistes, aussi bien que parmi les théosophistes, et les uns et les autres en sont arrivés à admettre assez généralement que cet être peut être évoqué tant qu’il se trouve dans cet état, c’est-à-dire au cours de la période qui va de la « mort physique » à la « mort astrale ». Seulement, on ajoute que les « désincarnés » qui se manifestent le plus volontiers dans les séances spirites (exception faite pour les « morts aimés ») sont les hommes dont la nature est la plus inférieure, notamment les ivrognes, les sorciers et les criminels, et aussi ceux qui ont péri de mort violente, surtout les suicidés ; et c’est même à ces êtres inférieurs, avec lesquels les relations sont réputées fort dangereuses, que certains théosophistes réservent l’appellation d’ « élémentaires ». Les spirites, qui sont absolument opposés à toutes les théories dont il a été question jusqu’ici ne semblent pas apprécier beaucoup cette concession, pourtant très grave, et cela se comprend en somme : ils reconnaissent bien eux-mêmes qu’il y a de « mauvais esprits » qui se mêlent à leurs séances, mais, s’il n’y avait que ceux-là, il n’y aurait qu’à s’abstenir soigneusement des pratiques du spiritisme ; c’est en effet ce que recommandent les dirigeants de l’occultisme et surtout du théosophisme, mais sans pouvoir, sur ce point, se faire écouter d’une certaine catégorie de leurs adhérents, pour qui tout ce qui est « phénomène », quelle qu’en soit la qualité, possède un attrait irrésistible.

 

Nous en arrivons maintenant aux théories qui expliquent les phénomènes par l’action des êtres humains vivants, et que le Dr Gibier réunit assez confusément sous le nom, impropre pour certaines d’entre elles, de « théorie de l’être collectif ». La théorie qui mérite vraiment ce nom vient en réalité se greffer sur une autre qui n’en est pas nécessairement solidaire, et que l’on appelle quelquefois théorie « animiste » ou « vitaliste » ; sous sa forme la plus commune, celle qui s’exprime d’ailleurs dans la définition donnée par le Dr Gibier, on pourrait encore l’appeler théorie « fluidique ». Le point de départ de cette théorie, c’est qu’il y a dans l’homme quelque chose qui est susceptible de s’extérioriser, c’est-à-dire de sortir des limites du corps, et bien des constatations tendent à prouver qu’il en est effectivement ainsi ; nous rappellerons seulement les expériences du colonel de Rochas et de divers autres psychistes sur l’ « extériorisation de la sensibilité » et l’ « extériorisation de la motricité ». Admettre cela n’implique évidemment l’adhésion à aucune école ; mais certains ont éprouvé le besoin de se représenter ce « quelque chose » sous l’aspect d’un « fluide », qu’ils nomment tantôt « fluide nerveux », tantôt « fluide vital » ; ceux-là sont naturellement des occultistes, qui, là comme partout où il est question de « fluides », n’ont fait que se mettre à la suite des magnétiseurs et des spirites. Ce prétendu « fluide », en effet, ne fait qu’un avec celui des magnétiseurs : c’est l’od de Reichenbach, que l’on a voulu rapprocher des « radiations invisibles » de la physique moderne11 ; c’est lui qui se dégagerait du corps humain sous la forme d’effluves que certains croient avoir photographiés ; mais ceci est une autre question, qui est tout à fait à côté de notre sujet. Quant aux spirites, nous avons dit qu’ils tenaient du mesmérisme cette idée des «fluides », auxquels ils ont également recours pour expliquer la médiumnité ; ce n’est pas là-dessus que portent les divergences, mais seulement sur ceci, que les spirites veulent qu’un « esprit » vienne se servir du « fluide » extériorisé du médium, tandis qu’occultistes et simples psychistes supposent plus raisonnablement que ce dernier, dans nombre de cas, pourrait bien faire à lui seul tous les frais du phénomène. Effectivement, si quelque chose de l’homme s’extériorise, il n’est point besoin de recourir à des facteurs étrangers pour expliquer des phénomènes tels que des coups frappés ou des déplacements d’objets sans contact, qui ne constituent d’ailleurs pas pour cela une « action à distance », car, en somme, un être est partout où il agit : en quelque point que se produise cette action, c’est que le médium y a projeté, sans doute inconsciemment, quelque chose de lui-même. Pour nier qu’une telle chose soit possible, il ne peut y avoir que ceux qui croient que l’homme est absolument limité par son corps, ce qui prouve qu’ils ne connaissent qu’une bien faible partie de ses possibilités ; cette supposition, nous le savons bien, est la plus habituelle chez les Occidentaux modernes, mais elle ne se justifie que par l’ignorance commune : elle revient, en d’autres termes, à soutenir que le corps est en quelque sorte la mesure de l’âme, ce qui est, dans l’Inde, une des thèses hétérodoxes des Jainas (nous n’employons les mots de corps et d’âme que pour nous faire comprendre plus facilement), et ce qu’il est trop aisé de réduire à l’absurde pour que nous y insistions : conçoit-on que l’âme doive ou même puisse suivre les variations quantitatives du corps, et que, par exemple, l’amputation d’un membre entraîne en elle un amoindrissement proportionnel ? Du reste, on a peine à comprendre que la philosophie moderne ait posé une question aussi dépourvue de sens que celle du « siège de l’âme », comme s’il s’agissait de quelque chose de « localisable » ; et les occultistes ne sont pas davantage exempts de reproche sous ce rapport, puisqu’ils ont une tendance à localiser, même après la mort, tous les éléments de l’être humain ; pour ce qui est des spirites, ils répètent à chaque instant que les « esprits » sont « dans l’espace », ou encore dans ce qu’ils nomment l’ « erraticité ». C’est précisément cette même habitude de tout matérialiser que nous critiquons aussi dans la théorie « fluidique » : nous n’y trouverions rien à redire si, au lieu de parler de « fluides », on parlait simplement de « forces », comme le font d’ailleurs des psychistes plus prudents ou moins atteints par le « néo-spiritualisme » ; ce mot de « forces » est sans doute bien vague, mais il n’en vaut que mieux dans un cas comme celui-là, car nous ne voyons pas que la science ordinaire soit en état de permettre une plus grande précision.

 

Mais revenons aux phénomènes que peut expliquer la force extériorisée : les cas que nous avons mentionnés sont les plus élémentaires de tous ; en sera-t-il encore de même quand on y trouvera la marque d’une certaine intelligence, comme, par exemple, quand la table qui se meut répond plus ou moins bien aux questions qu’on lui pose ? Nous n’hésiterons pas à répondre affirmativement pour un grand nombre de cas : il est plutôt exceptionnel que les réponses ou les « communications » obtenues dépassent sensiblement le niveau intellectuel du médium ou des assistants ;le spirite qui, possédant quelques facultés médiumniques,s’enferme chez lui pour consulter sa table à propos de n’importe quoi, ne se doute pas que c’est tout simplement avec lui-même qu’il communique par ce moyen détourné, et c’est pourtant ce qui lui arrive le plus ordinairement. Dans les séances des groupes, la présence d’assistants plus ou moins nombreux vient un peu compliquer les choses ; le médium n’en est plus réduit à sa seule pensée, mais, dans l’état spécial où il se trouve et qui le rend éminemment accessible à la suggestion sous toutes ses formes, il pourra tout aussi bien refléter et exprimer la pensée de l’un quelconque des assistants. D’ailleurs, dans ce cas comme dans le précédent, il ne s’agit pas forcément d’une pensée qui est nettement consciente au moment présent,et même unetelle pensée ne s’exprimera guère que si quelqu’un a la volonté bien arrêtée d’influencer les réponses ; habituellement,ce qui se manifeste appartient plutôt à ce domaine très complexe que les psychologues appellent le « subconscient». On a parfois abusé de cette dernière dénomination,parce qu’il est commode, en maintes circonstances, de faire appel à ce qui est obscur et mal défini ; il n’en est pas moins vrai que le « subconscient » correspond à une réalité ; salement, il y a de tout là-dedans, et les psychologues, dans la limite des moyens dont ils disposent, seraient fort embarrassés pour y mettre un peu d’ordre. Il y a d’abord ce qu’on peut appeler la « mémoire latente » : rien ne s’oublie jamais d’une façon absolue, comme le prouvent les cas de « réviviscence » anormale qui ont été assez souvent constatés; il suffit donc que quelque chose ait été connu de l’un des assistants, même s’il croit l’avoir complètement oublié,pour qu’il n’y ait pas lieu de chercher ailleurs si cela vient à s’exprimer dans une « communication » spirite. Il y a aussi toutes les « prévisions » et tous les « pressentiments »,qui arrivent parfois, même normalement, à devenir assez clairement conscients chez certaines personnes ; c’est à cet ordre qu’il faut certainement rattacher bien des prédictions spirites qui se réalisent, sans compter qu’il y en a beaucoup d’autres, et probablement un plus grand nombre, qui ne se réalisent pas, et qui représentent de vagues pensées quelconques prenant corps comme peut le faire n’importe quelle rêverie12. Mais nous irons plus loin : une « communication» énonçant des faits réellement inconnus de tous les assistants peut cependant provenir du « subconscient » de l’un deux, car, sous ce rapport aussi, on est fort loin de connaître ordinairement toutes les possibilités de l’être humain : chacun de nous peut être en rapport, par cette partie obscure de lui-même, avec des êtres et des choses dont il n’a jamais eu connaissance au sens courant de ce mot, et il s’établit là d’innombrables ramifications auxquelles il est impossible d’assigner des limites définies. Ici, nous sommes bien loin des conceptions de la psychologie classique ; cela pourra donc sembler fort étrange, de même que le fait que les «communications » peuvent être influencées par les pensées de personnes non présentes ; pourtant, nous ne craignons pas d’affirmer qu’il n’y a à tout cela aucune impossibilité. Nous reviendrons à l’occasion sur la question du « subconscient » ; pour le moment, nous n’en parlons que pour montrer que les spirites sont fort imprudents d’invoquer, comme preuves certaines à l’appui de leur théorie, des faits du genre de ceux auxquels nous venons de faire allusion.

 

Ces dernières considérations permettront de comprendre ce qu’est la théorie de l’ « être collectif » proprement dite et quelle part de vérité elle renferme ; cette théorie, disons le tout de suite, a été admise par quelques spirites plus indépendants que les autres, et qui ne croient pas qu’il soit indispensable de faire intervenir les « esprits » dans tous les cas sans exception : tels sont Eugène Nus, qui est sans doute le premier à avoir employé cette expression d’ « être collectif »13, et M. Camille Flammarion. D’après cette théorie, l’ « être collectif » serait formé par une sorte de combinaison des « périsprits » ou des « fluides » du médium et des assistants ; et il se fortifierait à chaque séance, pourvu que les assistants soient toujours les mêmes ; les occultistes se sont emparés de cette conception avec d’autant plus d’empressement qu’ils pensaient pouvoir la rapprocher des idées d’Eliphas Lévi sur les eggrégores14 ou « entités collectives », Il faut cependant remarquer, pour ne pas pousser trop loin l’assimilation, que, chez Eliphas Lévi, il s’agissait, beaucoup plus généralement, de ce qu’on pourrait appeler l’ « âme » d’une collectivité quelconque, comme une nation par exemple ; le grand tort des occultistes, en des cas comme celui-là, est de prendre à la lettre certaines façons de parler, et de croire qu’il s’agit véritablement d’un être comparable à un être vivant, et qu’ils situent naturellement sur le « plan astral ». Pour en revenir à l’ « être collectif » des séances spirites, nous dirons simplement que, en laissant de côté tout « fluide », il ne faut y voir que ces actions et réactions des divers « subconscients » en présence, dont nous avons parlé tout à l’heure, l’effet des relations qui s’établissent entre eux d’une manière plus ou moins durable, et qui s’amplifient à mesure que le groupe se constitue plus solidement. Il y a d’ailleurs des cas où le « subconscient », individuel ou collectif, explique tout à lui seul, sans qu’il y ait la moindre extériorisation de force chez le médium ou chez les assistants : il en est ainsi pour les « médiums à incarnations » et même pour les « médiums écrivains » ; ces états, redisons le encore une fois, sont rigoureusement identiques à des états somnambuliques purs et simples (à moins qu’il ne s’agisse d’une véritable « possession », mais cela n’arrive pas si couramment). A ce propos, nous ajouterons qu’il y a de grandes ressemblances entre le médium, le sujet hypnotique, et aussi le somnambule naturel ; il y a un certain ensemble de conditions « psycho-physiologiques » qui leur sont communes, et la façon dont ils se comportent est bien souvent la même. Nous citerons ici ce que dit Papus sur les rapports de l’hypnotisme et du spiritisme : « Une série d’observations rigoureuses nous a conduit à cette idée que le spiritisme et l’hypnotisme n’étaient pas deux champs d’études différents, mais bien les degrés divers d’un même ordre de phénomènes ; que le médium présentait avec le sujet des points communs nombreux, points qu’on n’a pas, que je sache, fait suffisamment ressortir jusqu’ici. Mais le spiritisme conduit à des résultats expérimentaux bien plus complets que l’hypnotisme ; le médium est bien un sujet, mais un sujet qui pousse les phénomènes au delà du domaine actuellement connu en hypnotisme »15 . Sur ce point du moins, nous pouvons être d’accord avec les occultistes, mais avec quelques réserves : d’une part, il est certain que l’hypnotisme peut aller beaucoup plus loin que ce qu’ont étudié jusqu’ici certains savants, mais nous ne voyons pourtant aucun avantage à étendre cette dénomination de manière à y faire rentrer tous les phénomènes psychiques sans distinction ; d’autre part, comme nous l’avons dit plus haut, tout phénomène qui est rattaché à l’hypnotisme échappe par là même au spiritisme, et d’ailleurs les résultats expérimentaux obtenus par les pratiques spirites ne constituent point le spiritisme lui-même : ce qui est spiritisme, ce sont les théories, non les faits, et c’est en ce sens que nous disons que le spiritisme n’est qu’erreur et illusion.

 

Il est encore certaines catégories de phénomènes dont nous n’avons pas parlé, mais qui sont parmi ceux qui supposent évidemment une extériorisation ; ce sont les phénomènes qui sont connus sous les noms d’ « apports » et de « matérialisations ». Les « apports » sont en somme des déplacements d’objets, mais avec cette complication que les objets proviennent alors de lieux qui peuvent être très éloignés, et qu’il semble souvent qu’ils aient dû passer à travers des obstacles matériels. Si le médium émet, d’une façon ou d’une autre, des prolongements de lui-même pour exercer une action sur les objets, la distance plus ou moins grande ne fait rien à l’affaire, elle implique seulement des facultés plus ou moins développées, et, si l’intervention des « esprits » ou d’autres entités extra-terrestres n’est pas toujours nécessaire, elle ne l’est jamais. La difficulté, ici, réside plutôt dans le fait du passage, réel ou apparent, à travers la matière : pour l’expliquer, certains supposent qu’il y a successivement « dématérialisation » et « rematérialisation » de l’objet apporté ; d’autres construisent des théories plus ou moins compliquées, dans lesquelles ils font jouer le principal rôle à la « quatrième dimension » de l’espace. Nous n’entrerons point dans la discussion de ces diverses hypothèses, mais nous ferons observer qu’il convient de se méfier des fantaisies que l’ « hypergéométrie » a inspirées aux « néo-spiritualistes » de différentes écoles ; aussi nous semble-t-il préférable d’envisager simplement, dans le transport de l’objet, des « changements d’état » que nous ne préciserons pas autrement ; et nous ajouterons qu’il se peut, en dépit de la croyance des physiciens modernes, que l’impénétrabilité de la matière ne soit que très relative. Mais, en tout cas, il nous suffit de signaler que, là encore, l’action supposée des « esprits » ne résout absolument rien : dès lors qu’on admet le rôle du médium, il n’est que logique de chercher à expliquer des faits comme ceux-là par des propriétés de l’être vivant ; d’ailleurs, pour les spirites, l’être humain, par la mort, perd certaines propriétés plutôt qu’il n’en acquiert de nouvelles ; enfin, en se plaçant en dehors de toute théorie particulière, l’être vivant est manifestement, au point de vue d’une action s’exerçant sur la matière physique, dans des conditions plus favorables qu’un être dans la constitution duquel n’entre aucun élément de cette matière.

 

Quant aux « matérialisations », ce sont peut-être les phénomènes les plus rares, mais aussi ceux que les spirites croient les plus probants : comment pourrait-on douter de l’existence et de la présence d’un « esprit » alors qu’il prend une apparence parfaitement sensible, qu’il se revêt d’une forme qui peut être vue, touchée, et même photographiée (ce qui exclut l’hypothèse d’une hallucination) ? Pourtant, les spirites eux-mêmes reconnaissent bien que le médium est pour quelque chose là-dedans : une sorte de substance, d’abord informe et nébuleuse, semble se dégager de son corps, puis se condense graduellement ; cela, tout le monde l’admet, sauf ceux qui contestent la réalité même du phénomène ; mais les spirites ajoutent qu’un « esprit » vient ensuite modeler cette substance, cet « ectoplasme », comme l’appellent certains psychistes, lui donner sa forme, et l’animer comme un véritable corps temporaire. Malheureusement, il y a eu des « matérialisations » de personnages imaginaires, comme il y a eu des « communications » signées par des héros de romans : Eliphas Lévi assure que des personnes ont fait évoquer par Dunglas Home les fantômes de parents supposés, qui n’avaient jamais existé16 ; on a cité aussi des cas où les formes « matérialisées » reproduisaient tout simplement des portraits, ou même des figures fantaisistes empruntées à des tableaux ou à des dessins que le médium avait vus ; « Lors du Congrès spirite et spiritualiste de 1889, dit Papus, Donald Mac-Nab nous montra un cliché photographique représentant une matérialisation de jeune fille qu’il avait pu toucher ainsi que six de ses amis et qu’il avait réussi à photographier. Le médium en léthargie était visible à côté de l’apparition. Or cette apparition matérialisée n’était que la reproduction matérielle d’un vieux dessin datant de plusieurs siècles et qui avait beaucoup frappé le médium alors qu’il était éveillé »17. D’un autre côté, si la personne évoquée est reconnue par un des assistants, cela prouve évidemment que cet assistant en avait une image dans sa mémoire, et de là peut fort bien venir la ressemblance constatée ; si au contraire personne n’a connu le soi-disant « désincarné » qui se présente, son identité ne peut être vérifiée, et l’argument spirite tombe encore. Du reste, M. Flammarion luimême a dû reconnaître que l’identité des « esprits » n’a jamais été démontrée, que les cas les plus remarquables peuvent toujours donner lieu à contestation ; et comment pourrait-il en être autrement, si l’on songe que, même pour un homme vivant, il est à peu près impossible théoriquement, sinon pratiquement, de donner de son identité des preuves vraiment rigoureuses et irréfutables ? Il faut donc s’en tenir à la théorie dite de l’ « idéoplastie », d’après laquelle non seulement le substratum de la « matérialisation » est fourni par le médium, mais encore sa forme même est due à une idée ou plus exactement à une image mentale, soit du médium également, soit d’un assistant quelconque, cette image pouvant d’ailleurs n’être que «subconsciente» ; tous les faits de cet ordre peuvent s’expliquer par cette théorie, et certains d’entre eux ne peuvent pas s’expliquer autrement. Remarquons en passant que, cela étant admis, il en résulte qu’il n’y a pas nécessairement fraude lorsqu’il se présente des « matérialisations » dépourvues de relief comme les dessins dans lesquels on en retrouve le modèle ; bien entendu, cela n’empêche pas que les fraudes soient très fréquentes en fait, mais des cas comme ceux-là devraient être examinés de plus près, au lieu d’être écartés de parti pris. On sait d’ailleurs qu’il y a des « matérialisations » plus ou moins complètes ; il y a parfois des formes qui peuvent être touchées, mais qui n’arrivent pas à se rendre visibles ; il y a aussi des apparitions qui ne sont que partielles, et ces dernières sont le plus souvent des formes de mains. Ces apparitions de mains isolées mériteraient de retenir l’attention : on a cherché à les expliquer en disant que, « comme un objet se prend ordinairement avec la main, le désir de prendre un objet doit nécessairement éveiller l’idée de main et par conséquent la représentation mentale d’une main »18 ; tout en acceptant cette explication en principe, il est permis de penser qu’elle n’est peut-être pas toujours suffisante, et nous rappellerons à ce propos que des manifestations similaires ont été constatées dans des cas qui sont du domaine de la sorcellerie, comme les faits de Cideville que nous avons déjà mentionnés. La théorie de l’ « idéoplastie », d’ailleurs, n’exclut pas forcément toute intervention étrangère, comme pourraient le croire ceux qui sont trop portés à systématiser ; elle restreint seulement le nombre des cas où il faut y faire appel ; notamment, elle n’exclut pas l’action d’hommes vivants non présents corporellement (c’est ainsi qu’opèrent les sorciers), ni celle de forces diverses sur lesquelles nous reviendrons.

 

Certains disent que ce qui s’extériorise est le « double » du médium ; cette expression est impropre, au moins en ce sens que ce prétendu « double » peut prendre une apparence fort différente de celle du médium lui-même. Pour les occultistes, ce « double » est évidemment identique au « corps astral » ; il en est qui s’exercent à obtenir, d’une façon consciente et volontaire, le « dédoublement » ou la « sortie en astral », c’est-à-dire en somme à réaliser activement ce que fait passivement le médium, tout en avouant que les expériences de ce genre sont extrêmement dangereuses. Quand les résultats ne sont pas purement illusoires et dus à une simple autosuggestion, ils sont en tout cas mal

interprétés ; nous avons déjà dit qu’il n’est pas possible d’admettre le « corps astral », non plus que les « fluides », parce que ce ne sont là que des représentations fort grossières, consistant à supposer des états matériels qui ne diffèrent guère de la matière ordinaire que par une moindre densité. Quand nous parlons d’un « état subtil », c’est tout autre chose que nous voulons dire : ce n’est pas un corps de matière raréfiée, un « aérosome », suivant le terme adopté par quelques occultistes ; c’est quelque chose qui est véritablement « incorporel » ; nous ne savons d’ailleurs si on doit le dire matériel ou immatériel, et peu nous importe, car ces mots n’ont qu’une valeur très relative pour quiconque se place en dehors des cadres conventionnels de la philosophie moderne, et cet ordre de considérations demeure complètement étranger aux doctrines orientales, les seules où, de nos jours, la question dont il s’agit soit étudiée comme elle doit l’être. Nous tenons à préciser que ce à quoi nous faisons allusion présentement est essentiellement un état de l’homme vivant, car l’être, à la mort, est changé bien autrement que par la simple perte de son corps, contrairement à ce que soutiennent les spirites et même les occultistes ; aussi ce qui est susceptible de se manifester après la mort ne peut-il être regardé que comme une sorte de vestige de cet état subtil de l’être vivant, et ce n’est pas plus cet état lui-même que le cadavre n’est l’organisme animé. Pendant la vie, le corps est l’expression d’un certain état de l’être, mais celui-ci a également, et en même temps, des états incorporels, parmi lesquels celui dont nous parlons est d’ailleurs le plus proche de l’état corporel ; cet état subtil doit se présenter à l’observateur comme une force ou un ensemble de forces plutôt que comme un corps, et l’apparence corporelle des « matérialisations » n’est que surajoutée exceptionnellement à ses propriétés ordinaires. Tout cela a été singulièrement déformé par les occultistes, qui disent bien que le « plan astral » est le « monde des forces », mais que cela n’empêche point d’y placer des corps ; encore convient-il d’ajouter que les « forces subtiles » sont bien différentes, tant par leur nature que par leur mode d’action, des forces qu’étudie la physique ordinaire.

 

Ce qu’il y a de curieux à noter comme conséquence de ces dernières considérations, c’est ceci : ceux même qui admettent qu’il est possible d’évoquer les morts (nous voulons dire l’être réel des morts) devraient admettre qu’il soit également possible, et même plus facile, d’évoquer un vivant, puisque le mort n’a pas acquis, à leurs yeux, d’éléments nouveaux, et que d’ailleurs, quel que soit l’état dans lequel on le suppose, cet état, comparé à celui des vivants, n’offrira jamais une similitude aussi parfaite que si l’on compare des vivants entre eux, d’où il suit que les possibilités de communication, si elles existent, ne peuvent en tout cas être qu’amoindries et non pas augmentées. Or il est remarquable que les spirites s’insurgent violemment contre cette possibilité d’évoquer un vivant, et qu’ils semblent la trouver particulièrement redoutable pour leur théorie ; nous qui dénions tout fondement à celle-ci, nous reconnaissons au contraire cette possibilité, et nous allons tâcher d’en montrer un peu plus clairement les raisons. Le cadavre n’a pas de propriétés autres que celles de l’organisme animé, il garde seulement certaines des propriétés qu’avait celui-ci ; de même, l’ob des Hébreux, ou le prêta des Hindous, ne saurait avoir de propriétés nouvelles par rapport à l’état dont il n’est qu’un vestige ; si donc cet élément peut être évoqué, c’est que le vivant peut l’être aussi dans son état correspondant. Bien entendu, ce que nous venons de dire suppose seulement une analogie entre différents états, et non une assimilation avec le corps ; l’ob (conservons-lui ce nom pour plus de simplicité) n’est pas un « cadavre astral », et ce n’est que l’ignorance des occultistes, confondant analogie et identité, qui en a fait la « coque » dont nous avons parlé ; les occultistes, disons-le encore une fois, n’ont recueilli que des lambeaux de connaissances incomprises. Que l’on veuille bien remarquer encore que toutes les traditions s’accordent à reconnaître la réalité de l’évocation magique de l’ob, quelque nom qu’elles lui donnent ; en particulier, la Bible hébraïque rapporte le cas de l’évocation du prophète Samuel19, et d’ailleurs, si ce n’était une réalité, les défenses qu’elle contient à ce sujet seraient sans portée et sans signification. Mais revenons à notre question : si un homme vivant peut être évoqué, il y a, avec le cas du mort, cette différence que, le composé qu’il est n’étant point dissocié, l’évocation affectera nécessairement son être réel ; elle peut donc avoir des conséquences autrement graves sous ce rapport que celle de l’ob, ce qui ne veut point dire que cette dernière n’en ait pas aussi, mais dans un autre ordre. D’un autre côté, la possibilité d’évocation doit être réalisable surtout si l’homme est endormi, parce qu’il se trouve précisément alors, quant à sa conscience actuelle, dans l’état correspondant à ce qui peut être évoqué, à moins toutefois qu’il ne soit plongé dans le véritable sommeil profond, où rien ne peut l’atteindre et où aucune influence extérieure ne peut plus s’exercer sur lui ; cette possibilité se réfère seulement à ce que nous pouvons appeler l’état de rêve, intermédiaire entre la veille et le sommeil profond, et c’est également de ce côté, disons-le en passant, qu’il faudrait chercher effectivement la véritable explication de tous les phénomènes du rêve, explication qui n’est pas moins impossible aux psychologues qu’aux physiologistes. Il est à peine utile de dire que nous ne conseillerions à personne de tenter l’évocation d’un vivant, ni surtout de se soumettre volontairement à une telle expérience, et qu’il serait extrêmement dangereux de donner publiquement la moindre indication pouvant aider à obtenir ce résultat ; mais le plus fâcheux est qu’il peut arriver qu’on l’obtienne quelquefois sans l’avoir cherché, et c’est là un des inconvénients accessoires que présente la vulgarisation des pratiques empiriques des spirites ; nous ne voulons pas exagérer l’importance d’un tel danger, mais c’est déjà trop qu’il existe, si exceptionnellement que ce soit. Voici ce que dit à ce sujet un psychiste qui s’est posé en adversaire résolu de l’hypothèse spirite, l’ingénieur Donald Mac-Nab : « Il peut arriver que dans une séance on matérialisé l’identité physique d’une personne éloignée, en rapport psychique avec le médium. Alors, si on agit maladroitement, on peut tuer cette personne. Bien des cas de mort subite peuvent se rapporter à cette cause »20. Ailleurs, le même auteur envisage aussi, outre l’évocation proprement dite, d’autres possibilités du même ordre : « Une personne éloignée peut assister psychiquement à la séance, de sorte que l’on s’explique très bien que l’on puisse observer le fantôme de cette personne ou de toute autre image contenue dans son inconscient, y compris celles des personnes mortes qu’elle a connues. La personne qui se manifeste ainsi n’en a généralement pas conscience, mais elle éprouve une sorte d’absence ou d’abstraction. Ce cas est moins rare qu’on ne pense »21. Que l’on remplace simplement ici « inconscient » par « subconscient », et l’on verra que c’est exactement, au fond, ce que nous avons dit plus haut de ces obscures ramifications de l’être humain qui permettent d’expliquer tant de choses dans les « communications » spirites. Avant d’aller plus loin, nous ferons encore remarquer que le « médium à matérialisations » est toujours plongé dans ce sommeil spécial que les spirites anglo-saxons appellent trance, parce que sa vitalité, aussi bien que sa conscience, est alors concentrée dans l’ « état subtil » ; et même, à vrai dire, cette trance est bien plus semblable à une mort apparente que ne l’est le sommeil ordinaire, parce qu’il y a alors, entre cet « état subtil » et l’état corporel, une dissociation plus ou moins complète. C’est pourquoi, dans toute expérience de « matérialisation », le médium est constamment en danger de mort, non moins que l’occultiste qui s’essaie au « dédoublement » ; pour éviter ce danger, il faudrait recourir à des moyens spéciaux que ni l’un ni l’autre ne sauraient avoir à leur disposition ; malgré toutes leurs prétentions, les occultistes « pratiquants » sont, tout comme les spirites, de simples empiriques qui ne savent pas même ce qu’ils font.

 

L’ « état subtil » dont nous parlons, et auquel doivent être rapportées en général, non seulement les « matérialisations », mais aussi toutes les autres manifestations qui supposent une «extériorisation» à un degré quelconque, cet état, disons-nous, porte le nom de taijasa dans la doctrine hindoue, parce que celle-ci regarde le principe correspondant comme étant de la nature de l’élément igné (têjas), qui est à la fois chaleur et lumière. Cela pourrait être mieux compris par un exposé de la constitution de l’être humain telle que cette doctrine l’envisage ; mais nous ne pouvons songer à l’entreprendre ici, car cette question exigerait toute une étude spéciale, que nous avons d’ailleurs l’intention de faire quelque jour. Pour le moment, nous devons nous borner à signaler très sommairement quelques-unes des possibilités de cet « état subtil », possibilités qui dépassent d’ailleurs de beaucoup tous les phénomènes du spiritisme, et auxquelles ceux-ci ne sont même plus comparables ; telles sont par exemple les suivantes : possibilité de transférer dans cet état l’intégralité de la conscience individuelle, et non plus seulement une portion de « subconscience » comme cela a lieu dans le sommeil ordinaire et dans les états hypnotiques et médiumniques ; possibilité de « localiser » cet état en un endroit quelconque, ce qui est l’ « extériorisation » proprement dite, et de condenser en cet endroit, par son moyen, une apparence corporelle qui est analogue à la « matérialisation » des spirites, mais sans l’intervention d’aucun médium ; possibilité de donner à cette apparence, soit la forme même du corps (et alors elle mériterait vraiment le nom de « double »), soit toute autre forme correspondant à une image mentale quelconque ; enfin, possibilité de « transposer» dans cet état, si l’on peut ainsi s’exprimer, les éléments constitutifs du corps lui-même, ce qui semblera sans doute plus extraordinaire encore que tout le reste. On remarquera qu’il y a là de quoi expliquer, entre autres choses, les phénomènes de « bilocation », qui sont de ceux auxquels nous faisions allusion lorsque nous disions qu’il y a des phénomènes dont on trouve des exemples, extérieurement semblables, chez des saints et chez des sorciers ; on y trouve également l’explication de ces histoires, trop répandues pour être sans fondement, de sorciers qui ont été vus errant sous des formes animales, et l’on pourrait encore y voir pourquoi les coups portés à ces formes ont leur répercussion, en blessures réelles, sur le corps même du sorcier, aussi bien que lorsque le fantôme de celui-ci se montre sous sa forme naturelle, qui peut d’ailleurs n’être pas visible pour tous les assistants ; sur ce dernier point comme sur bien d’autres, le cas de Cideville est particulièrement frappant et instructif. D’un autre côté, c’est à des réalisations très incomplètes et très rudimentaires de la dernière des possibilités que nous avons énumérées qu’il faudrait rattacher les phénomènes de « lévitation », dont nous n’avions pas parlé précédemment (et pour lesquels il faudrait répéter la même observation que pour la « bilocation »), les changements de poids constatés chez les médiums (et qui ont donné à certains psychistes l’illusion absurde de pouvoir « peser l’âme »), et aussi ces « changements d’état », ou tout au moins de modalité, qui doivent se produire dans les « apports ». Il y a de même des cas que l’on pourrait regarder comme représentant une « bilocation » incomplète : tels sont tous les phénomènes de « télépathie », c’est-à-dire les apparitions d’êtres humains à distance, se produisant pendant leur vie ou au moment même de leur mort, apparitions qui peuvent d’ailleurs présenter des degrés de consistance extrêmement variables. Les possibilités dont il s’agit, étant bien au delà du domaine du psychisme ordinaire, permettent d’expliquer « a fortiori » beaucoup des phénomènes qu’étudie celui-ci ; mais ces phénomènes, comme on vient de le voir, n’en représentent que des cas atténués, réduits aux proportions les plus médiocres. Nous ne parlons d’ailleurs en tout cela que de possibilités, et nous convenons qu’il est des choses sur lesquelles il serait assez difficile d’insister, étant donnée surtout la tournure de la mentalité dominante à notre époque ; à qui ferait-on croire, par exemple, qu’un être humain, dans certaines conditions, peut quitter l’existence terrestre sans laisser un cadavre derrière lui ? Pourtant, nous en appellerons encore au témoignage de la Bible : Hénoch « ne parut plus, parce que Dieu l’avait pris »22 ; Moïse « fut enseveli par le Seigneur, et personne n’a connu son sépulcre »23 ; Élie monta aux cieux sur un « char de feu »24, qui rappelle étrangement le « véhicule igné » de la tradition hindoue ; et, si ces exemples impliquent l’intervention d’une cause d’ordre transcendant, il n’en est pas moins vrai que cette intervention même présuppose certaines possibilités dans l’être humain. Quoi qu’il en soit, nous n’indiquons tout cela que pour donner à réfléchir à ceux qui en sont capables, et pour leur faire concevoir jusqu’à un certain point l’étendue de ces possibilités de l’être humain, si complètement insoupçonnées du plus grand nombre ; pour ceux-là aussi, nous ajouterons que tout ce qui se rapporte à cet « état subtil » touche de très près à la nature même de la vie, que des anciens comme Aristote, d’accord en cela avec les Orientaux, assimilaient à la chaleur même, propriété spécifique de l’élément têjas25 . En outre, cet élément est en quelque sorte polarisé en chaleur et lumière, d’où il résulte que l’ « état subtil », est lié à l’état corporel de deux façons différentes et complémentaires, par le système nerveux quant à la qualité lumineuse, et par le sang quant à la qualité calorique ; il y a là les principes de toute une « psycho-physiologie » qui n’a aucun rapport avec celle des Occidentaux modernes, et dont ceux-ci n’ont pas la moindre notion. Ici, il faudrait encore rappeler le rôle du sang dans la production de certains phénomènes, son emploi dans divers rites magiques et même religieux, et aussi son interdiction, en tant qu’aliment, par des législations traditionnelles comme celle des Hébreux ; mais cela pourrait nous entraîner bien loin, et d’ailleurs ces choses ne sont pas de celles dont il est indifférent de parler sans réserve. Enfin, l’ « état subtil » ne doit pas être envisagé seulement dans les êtres vivants individuels, et, comme tout autre état, il a sa correspondance dans l’ordre cosmique ; c’est à quoi se réfèrent les mystères de l’ « Œuf du Monde », cet antique symbole commun aux Druides et aux Brâhmanes.

 

Il semble que nous soyons bien loin des phénomènes du spiritisme ; cela est vrai, mais c’est pourtant la dernière remarque que nous venons de faire qui va nous y ramener, en nous permettant de compléter l’explication que nous en proposons, et à laquelle il manquait encore quelque chose. L’être vivant, en chacun de ses états, est en rapport avec le milieu cosmique correspondant ; cela est évident pour l’état corporel, et, pour les autres, l’analogie doit être observée ici comme en toutes choses ; la véritable analogie, correctement appliquée, ne saurait, cela va sans dire, être rendue responsable de ces abus de la fausse analogie que l’on relève à chaque instant chez les occultistes. Ceux-ci, sous le nom de « plan astral », ont dénaturé, caricaturé pour ainsi dire, le milieu cosmique qui correspond à l’ « état subtil », milieu incorporel, dont un « champ de forces » est la seule image que puisse se faire un physicien, et encore sous la réserve que ces forces sont tout autres que celles qu’il est habitué à manier. Voilà donc de quoi expliquer les actions étrangères qui peuvent, dans certains cas, venir s’adjoindre à l’action des êtres vivants, s’y combiner en quelque sorte pour la production des phénomènes ; et, là encore, ce qu’il faut craindre le plus en formulant des théories, c’est de limiter arbitrairement des possibilités que l’on peut dire proprement indéfinies (nous ne disons pas infinies). Les forces susceptibles d’entrer en jeu sont diverses et multiples ; qu’on doive les regarder comme provenant d’êtres spéciaux, ou comme de simples forces dans un sens plus voisin de celui où le physicien entend ce mot, peu importe quand on s’en tient aux généralités, car l’un et l’autre peuvent être vrais suivant les cas. Parmi ces forces, il en est qui sont, par leur nature, plus rapprochées du monde corporel et des forces physiques, et qui, par conséquent, se manifesteront plus aisément en prenant contact avec le domaine sensible par l’intermédiaire d’un organisme vivant (celui d’un médium) ou par tout autre moyen. Or ces forces sont précisément les plus inférieures de toutes, donc celles dont les effets peuvent être les plus funestes et devraient être évités le plus soigneusement ; elles correspondent, dans l’ordre cosmique, à ce que sont les plus basses régions du « subconscient » dans l’être humain. C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger toutes les forces auxquelles la tradition extrême-orientale donne la dénomination générique d’ «influences errantes », forces dont le maniement constitue la partie la plus importante de la magie, et dont les manifestations, parfois spontanées, donnent lieu à tous ces phénomènes dont la « hantise » est le type le plus connu ; ce sont, en somme, toutes les énergies non individualisées, et il y en a naturellement de bien des sortes. Certaines de ces forces peuvent être dites vraiment « démoniaques » ou « sataniques » ; ce sont celles-là, notamment, que met en jeu la sorcellerie, et les pratiques spirites peuvent aussi les attirer souvent, quoique involontairement ; le médium est un être que sa malencontreuse constitution met en rapport avec tout ce qu’il y a de moins recommandable en ce monde, et même dans les mondes inférieurs. Dans les « influences errantes » doit être également compris tout ce qui, provenant des morts, est susceptible de donner lieu à des manifestations sensibles, car il s’agit là d’éléments qui ne sont plus individualisés ; tel est l’ob lui-même, et tels sont à plus forte raison tous ces éléments psychiques de moindre importance qui représentent « le produit de la désintégration de l’inconscient (ou mieux du « subconscient ») d’une personne morte »26; ajoutons que, dans les cas de mort violente, l’ob conserve pendant un certain temps un degré tout spécial de cohésion et de quasi-vitalité, ce qui permet de rendre compte de bon nombre de phénomènes. Nous ne donnons là que quelques exemples, et d’ailleurs, nous le répétons, il n’y a point à indiquer une source nécessaire de ces influences ; d’où qu’elles viennent, elles peuvent être captées suivant certaines lois ; mais les savants ordinaires, qui ne connaissent absolument rien de ces lois, ne devraient pas s’étonner d’avoir quelques déconvenues et de ne pouvoir se faire obéir de la « force psychique », qui paraît quelquefois se plaire à déjouer les plus ingénieuses combinaisons de leur méthode expérimentale ; ce n’est pas que cette force (qui d’ailleurs n’est pas une) soit plus « capricieuse » qu’une autre, mais encore faut-il savoir la diriger ; malheureusement,elle a d’autres méfaits à son actif que les tours qu’elle joue aux savants. Le magicien, qui connaît les lois des « influences errantes », peut les fixer par divers procédés, par exemple en prenant pour support certaines substances ou certains objets agissant à la façon de « condensateurs » ; il va sans dire qu’il n’y a qu’une ressemblance purement extérieure entre les opérations de ce genre et l’action des « influences spirituelles » dont il a été question précédemment. Inversement, le magicien peut aussi dissoudre les « conglomérats » de force subtile, qu’ils aient été formés volontairement par lui ou par d’autres, ou qu’ils se soient constitués spontanément ; à cet égard, le pouvoir des pointes a été connu de tout temps. Ces deux actions inverses sont analogues à ce que l’alchimie appelle « coagulation » et « solution » (nous disons analogues et non identiques, car les forces mises en œuvre par l’alchimie et par la magie ne sont pas exactement du même ordre) ; elles constituent l’ « appel » et le « renvoi » par lesquels s’ouvre et se ferme toute opération de la « magie cérémonielle » occidentale ; mais celle-ci est éminemment symbolique, et, en prenant à la lettre la façon dont elle « personnifie » les forces, on en arriverait aux pires absurdités ; c’est d’ailleurs ce que font les occultistes. Ce qu’il y a de vrai sous ce symbolisme, c’est surtout ceci : les forces en question peuvent être réparties en différentes classes, et la classification adoptée dépendra du point de vue où l’on se place ; celle de la magie occidentale distribue les forces, suivant leurs affinités, en quatre « royaumes élémentaires », et il ne faut pas chercher d’autre origine ni d’autre signification réelle à la théorie moderne des « élémentals »27. D’autre part, dans l’intervalle compris entre les deux phases inverses qui sont les deux extrêmes de son opération, le magicien peut prêter aux forces qu’il a captées une sorte de conscience, reflet ou prolongement de la sienne propre, qui leur constitue comme une individualité temporaire ; et c’est cette individualisation factice qui, à ceux que nous appelons des empiriques et qui appliquent des règles incomprises, donne l’illusion d’avoir affaire à des êtres véritables. Le magicien qui sait ce qu’il fait, s’il interroge ces pseudo-individualités qu’il a lui-même suscitées aux dépens de sa propre vitalité, ne peut voir là qu’un moyen de faire apparaître, par un développement artificiel, ce que son « subconscient » contenait déjà à l’état latent ; la même théorie est d’ailleurs applicable, avec les modifications voulues, à tous les procédés divinatoires quels qu’ils soient. C’est là aussi que réside, lorsque la simple extériorisation des vivants n’y suffit pas entièrement, l’explication des « communications » spirites, avec cette différence que les influences, n’étant dirigées dans ce cas par aucune volonté, s’y expriment de la façon la plus incohérente et la plus désordonnée ; il y a bien aussi une autre différence, qui est dans les procédés mis en œuvre, car l’emploi d’un être humain comme « condensateur », antérieurement au spiritisme, était l’apanage des sorciers de la plus basse classe ; et il y en a même encore une troisième, car, nous l’avons déjà dit, les spirites sont plus ignorants que le dernier des sorciers, et aucun de ceux-ci na jamais poussé l’inconscience jusqu’à prendre les « influences errantes » pour les « esprits des morts ». Avant de quitter ce sujet, nous tenons à ajouter encore que, outre le mode d’action dont nous venons de parler et qui est le seul connu des magiciens ordinaires, du moins en Occident, il en est un autre tout différent, dont le principe consiste à condenser les influences en soi-même, de façon à pouvoir s’en servir à volonté et à avoir ainsi à sa disposition une possibilité permanente de produire certains phénomènes ; c’est à ce mode d’action que doivent être rapportés les phénomènes des fakirs ; mais qu’on n’oublie pas que ceux-ci ne sont encore que des ignorants relatifs, et que ceux qui connaissent le plus parfaitement les lois de cet ordre de choses sont en même temps ceux qui se désintéressent le plus complètement de leur application.

 

 

Nous ne prétendons pas que les indications qui précèdent constituent, sous la forme très abrégée que nous leur avons donnée, une explication absolument complète des phénomènes du spiritisme ; cependant, elles contiennent tout ce qu’il faut pour fournir cette explication, dont nous avons tenu à montrer au moins la possibilité avant d’apporter les vraies preuves de l’inanité des théories spirites.

Nous avons dû condenser dans ce chapitre des considérations dont le développement demanderait plusieurs volumes ; encore y avons-nous insisté plus qu’il ne nous aurait convenu de le faire si les circonstances actuelles ne nous avaient prouvé la nécessité d’opposer certaines vérités au flot montant des divagations « néo-spiritualistes ». Ces choses, en effet, ne sont pas de celles sur lesquelles il nous plaît de nous arrêter, et nous sommes loin d’éprouver, pour le « monde intermédiaire » auquel elles se rapportent, l’attrait que témoignent les amateurs de « phénomènes » ;

aussi ne voudrions-nous pas avoir, dans ce domaine, à aller au delà de considérations tout à fait générales et synthétiques, les seules d’ailleurs dont l’exposé ne puisse présenter aucun inconvénient. Nous avons la conviction que ces explications, telles qu’elles sont, vont déjà beaucoup plus loin que tout ce qu’on pourrait trouver ailleurs sur le même sujet ; mais nous tenons à avertir expressément qu’elles ne sauraient être d’aucune utilité à ceux qui voudraient entreprendre des expériences ou tenter de se livrer à des pratiques quelconques, choses qui, loin de devoir être favorisées si peu que ce soit, ne seront jamais déconseillées assez énergiquement.

 

René Guénon

L'Erreur Spirite

Partie I, chap. VII

 

 

1Le Spiritisme, p. 310-311.

2Conférence faite à l'Aryan Thesosophical Society de New-York, décembre 1886, par C. H. A. Bjerregaard : Le Lotus, septembre 1888.

3 Traité méthodique de Science occulte, p. 373.

4Marius Decrespe (Maurice Després), Les Microbes de l'Astal.

5Ibid., p. 39.

6Jules Lermina, Magie pratique, p. 218-220.

7Traité méthodique de Science occulte, p. 347.

8Ibid., p. 351

9Ibid., p. 373 et 909-910

10L'état de trouble et l'évolution posthume de l'être humain, p. 12-13

11Voir la brochure de Papus intitulé Lumière invisible, Médiumnité et Magie. - Ne pas confondre cet od très moderne avec l'ob hébraïque.

12Il y a aussi des prédications qui ne se réalisent que parce qu'elles ont agi à la façon de suggestions ; nous y reviendrons quand nous parlerons spécialement des dangers du spiritisme.

13Les Grands Mystères.

14C'est ainsi qu'Eliphas Lévi écrit ce mot, qu'il a tiré du Livre d'Hénoch, et dont il donne une étymologie latine qui est absurde ; l'orthographe correcte serait égrégores ; le sens ordinaire en grec est « veilleurs », mais il est bien difficile de savoir à quoi ce mot s'applique exactement dans le texte, qui peut se prêter à toutes sortes d'interprétations fantaisistes.

15Traité méthodique de Science occulte, p. 874. - Suit un parallèle entre le médium et le sujet, qu'il est inutile de reproduire ici, puisque notre intention n'est pas d'entrer dans le détail des phénomènes.

16La Clef des Grands Mystères.

17Traité méthodique de Science occulte, p. 881

18Etude expérimentale de quelques phénomènes de force psychique, par Donald Mac-Nab : Le Lotus, mars 1889, p. 729.

19I Samuel, XXVIII.

20Article déjà cité : Le Lotus, mars 1889, p. 732. - La dernière phrase est même soulignée dans le texte.

21Ibid., p. 742.

22Genèse, V, 24.

23 Deutéronome, XXXIV, 6.

24II Rois, II, 11.

25 Il ne s’agit pas pour cela d’un « principe vital » au sens de certaines théories modernes, qui ne sont guère moins déformées que celle du « corps astral » ; nous ne savons dans quelle mesure le « médiateur plastique » de Cudworth peut échapper à la même critique.

26Article déjà cité de Donald Mac-Nab : Le Lotus, mars 1889, p. 742.

27La magie utilise aussi, en outre, des classifications à base astrologique ; mais nous n’avons pas à nous en occuper ici.

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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 11:42

Nous ne pouvons songer à entreprendre ici une étude absolument complète de la question de la réincarnation, car il faudrait un volume entier pour l’examiner sous tous ses aspects ; peut-être y reviendrons-nous quelque jour ; la chose en vaut la peine, non pas en elle-même, car ce n’est qu’une absurdité pure et simple, mais en raison de l’étrange diffusion de cette idée de réincarnation, qui est, à notre époque, une de celles qui contribuent le plus au détraquement mental d’un grand nombre. Ne pouvant cependant nous dispenser présentement de traiter ce sujet, nous en dirons du moins tout ce qu’il y a de plus essentiel à en dire ; et notre argumentation vaudra, non seulement contre le spiritisme kardéciste, mais aussi contre toutes les autres écoles « néo-spiritualistes » qui, à sa suite, ont adopté cette idée, sauf à la modifier dans des détails plus ou moins importants. Par contre, cette réfutation ne s’adresse pas, comme la précédente, au spiritisme envisagé dans toute sa généralité, car la réincarnation n’en est pas un élément absolument essentiel, et on peut être spirite sans l’admettre, tandis qu’on ne peut pas l’être sans admettre la manifestation des morts par des phénomènes sensibles. En fait, on sait que les spirites américains et anglais, c’est-à-dire les représentants de la plus ancienne forme du spiritisme, furent tout d’abord unanimes à s’opposer à la théorie réincarnationniste, que Dunglas Home, en particulier, critiqua violemment1 ; il a fallu, pour que certains d’entre eux se décident plus tard à l’accepter, que cette théorie ait, dans l’intervalle, pénétré les milieux anglo-saxons par des voies étrangères au spiritisme. En France même, quelques-uns des premiers spirites, comme Piérart et Anatole Barthe, se séparèrent d’Allan Kardec sur ce point ; mais, aujourd’hui, on peut dire que le spiritisme français tout entier a fait de la réincarnation un véritable « dogme » ; Allan Kardec lui-même, d’ailleurs, n’avait pas hésité à l’appeler de ce nom2. C’est au spiritisme français, rappelons-le encore, que cette théorie fut empruntée par le théosophisme d’abord, puis par l’occultisme papusien et diverses autres écoles, qui en ont fait également un de leurs articles de foi ; ces écoles ont beau reprocher aux spirites de concevoir la réincarnation d’une façon peu « philosophique », les modifications et les complications diverses qu’elles y ont apportées ne sauraient masquer cet emprunt initial.

 

 

Nous avons déjà noté quelques-unes des divergences qui existent, à propos de la réincarnation, soit parmi les spirites, soit entre eux et les autres écoles ; là-dessus comme sur tout le reste, les enseignements des « esprits » sont passablement flottants et contradictoires, et les prétendues constatations des « clairvoyants » ne le sont pas moins. Ainsi, l’avons vu, pour les uns, un être humain se réincarne constamment dans le même sexe ; pour d’autres, il se réincarne indifféremment dans un sexe ou dans l’autre, sans qu’on puisse fixer aucune loi à cet égard ; pour d’autres encore, il y a une alternance plus ou moins régulière entre les incarnations masculines et féminines. De même, les uns disent que l’homme se réincarne toujours sur la terre ; les autres prétendent qu’il peut aussi bien se réincarner, soit dans une autre planète du système solaire, soit même sur un astre quelconque ; certains admettent qu’il y a généralement plusieurs incarnations terrestres consécutives avant de passer à un autre séjour, et c’est là l’opinion d’Allan Kardec lui-même ; pour les théosophistes, il n’y a que des incarnations terrestres pendant toute la durée d’un cycle extrêmement long, après quoi une race humaine tout entière commence une nouvelle série d’incarnations dans une autre sphère, et ainsi de suite. Un autre point qui n’est pas moins discuté, c’est la durée de l’intervalle qui doit s’écouler entre deux incarnations consécutives : les uns pensent qu’on peut se réincarner immédiatement, ou tout au moins au bout d’un temps très court, tandis que, pour les autres, les vies terrestres doivent être séparées par de longs intervalles ; nous avons vu ailleurs que les théosophistes, après avoir d’abord supposé que ces intervalles étaient de douze ou quinze cents ans au minimum, en sont arrivés à les réduire considérablement, et à faire à cet égard des distinctions suivant les « degrés d’évolution » des individus3. Chez les occultistes français, il s’est produit également une variation qu’il est assez curieux de signaler : dans ses premiers ouvrages, Papus, tout en attaquant les théosophistes avec lesquels il venait de rompre, répète après eux que, « d’après la science ésotérique, une âme ne peut se réincarner qu’au bout de quinze cents ans environ, sauf dans quelques exceptions très nettes (mort dans l’enfance, mort violente, adeptat) »4, et il affirme même, sur la foi de Mme Blavatsky et de Sinnett, que « ces chiffres sont tirés de calculs astronomiques par l’ésotérisme hindou » 5, alors que nulle doctrine traditionnelle authentique n’a jamais parlé de la réincarnation, et que celle-ci n’est qu’une invention toute moderne et tout occidentale. Plus tard, Papus rejette entièrement la prétendue loi établie par les théosophistes et déclare qu’on n’en peut donner aucune, disant (nous respectons soigneusement son style) qu’ « il serait aussi absurde de fixer un terme fixe de douze cents ans comme de dix ans au temps qui sépare une incarnation d’un retour sur terre, que de fixer pour la vie humaine sur terre une période également fixe »6. Tout cela n’est guère fait pour inspirer confiance à ceux qui examinent les choses avec impartialité, et, si la réincarnation n’a pas été « révélée » par les « esprits » pour la bonne raison que ceux-ci n’ont jamais parlé réellement par l’intermédiaire des tables ou des médiums, les quelques remarques que nous venons de faire suffisent déjà pour montrer qu’elle ne peut pas davantage être une vraie connaissance ésotérique, enseignée par des initiés qui, par définition, sauraient à quoi s’en tenir. Il n’y a donc même pas besoin d’aller au fond de la question pour écarter les prétentions des occultistes et des théosophistes ; il reste que la réincarnation soit l’équivalent d’une simple conception philosophique ; effectivement, elle n’est que cela, et elle est même au niveau des pires conceptions philosophiques, puisqu’elle est absurde au sens propre de ce mot. Il y a bien des absurdités aussi chez les philosophes, mais du moins ne les présentent-ils généralement que comme des hypothèses ; les « néo-spiritualistes » s’illusionnent plus complètement (nous admettons ici leur bonne foi, qui est incontestable pour la masse, mais qui ne l’est pas toujours pour les dirigeants), et l’assurance même avec laquelle ils formulent leurs affirmations est une des raisons qui les rendent plus dangereuses que celles des philosophes.

 

 

 

Nous venons de prononcer le mot de « conception philosophique » ; celui de « conception sociale » serait peut-être encore plus juste en la circonstance, si l’on considère ce que fut l’origine réelle de l’idée de réincarnation. En effet, pour les socialistes français de la première moitié du XIXe siècle, qui l’inculquèrent à Allan Kardec, cette idée était essentiellement destinée à fournir une explication de l’inégalité des conditions sociales, qui revêtait à leurs yeux un caractère particulièrement choquant. Les spirites ont conservé ce même motif parmi ceux qu’ils invoquent le plus volontiers pour justifier leur croyance à la réincarnation, et ils ont même voulu étendre l’explication à toutes les inégalités, tant intellectuelles que physiques ; voici ce qu’en dit Allan Kardec : « Ou les âmes à leur naissance sont égales, ou elles sont inégales, cela n’est pas douteux. Si elles sont égales, pourquoi ces aptitudes si diverses ?... Si elles sont inégales, c’est que Dieu les a créées ainsi, mais alors pour cette supériorité innée accordée à quelques-unes ? Cette partialité est-elle conforme à sa justice et à l’égal amour qu’il porte a toutes ses créatures ? Admettons, au contraire, une succession d’existences antérieures progressives, et tout est expliqué. Les hommes apportent en naissant l’intuition de ce qu’ils ont acquis ; ils sont plus ou moins avancés, selon le nombre d’existences qu’ils ont parcourues, selon qu’ils sont plus ou moins éloignés du point de départ, absolument comme dans une réunion d’individus de tous âges chacun aura un développement proportionné au nombre d’années qu’il aura vécu ; les existences successives seront, pour la vie de l’âme, ce que les années sont pour la vie du corps… Dieu, dans sa justice, n’a pu créer des âmes plus ou moins parfaites ; mais, avec la pluralité des existences, l’inégalité que nous voyons n’a plus rien de contraire à l’équité la plus rigoureuse »7. M. Léon Denis dit pareillement : « La pluralité des existences peut seule expliquer la diversité des caractères, la variété des aptitudes, la disproportion des qualités morales, en un mot toutes les inégalités qui frappent nos regards. En dehors de cette loi, on se demanderait en vain pourquoi certains hommes possèdent le talent, de nobles sentiments, des aspirations élevées, alors que tant d’autres n’ont en partage que sottise, passions viles et instincts grossiers. Que penser d’un Dieu qui, en nous assignant une seule vie corporelle, nous aurait fait des parts aussi inégales et, du sauvage au civilisé, aurait réservé aux hommes des biens si peu assortis et un niveau moral si différent ? Sans la loi des réincarnations, c’est l’iniquité qui gouverne le monde… Toutes ces obscurités se dissipent devant la doctrine des existences multiples. Les êtres qui se distinguent par leur puissance intellectuelle ou leurs vertus ont plus vécu, travaillé davantage, acquis une expérience et des aptitudes plus étendues »8. Des raisons similaires sont alléguées même par les écoles dont les théories sont moins « primaires » que celles du spiritisme, car la conception réincarnationniste n’a jamais pu perdre entièrement la marque de son origine ; les théosophistes, par exemple, mettent aussi en avant, au moins accessoirement, l’inégalité des conditions sociales. De son côté, Papus fait exactement de même : « Les hommes recommencent un nouveau parcours dans le monde matériel, riches ou pauvres, heureux socialement ou malheureux, suivant les résultats acquis dans les parcours antérieurs, dans les incarnations précédentes »9. Ailleurs, il s’exprime encore plus nettement à ce sujet : « Sans la notion de la réincarnation, la vie sociale est une iniquité. Pourquoi des êtres inintelligents sont-ils gorgés d’argent et comblés d’honneurs, alors que des êtres de valeur se débattent dans la gêne et dans la lutte quotidienne pour des aliments physiques, moraux ou spirituels ?... On peut dire, en général, que la vie sociale actuelle est déterminée par l’état antérieur de l’esprit et qu’elle détermine l’état social futur »10.

 

Une telle explication est parfaitement illusoire, et voici pourquoi : d’abord, si le point de départ n’est pas le même pour tous, s’il est des hommes qui en sont plus ou moins éloignés et qui n’ont pas parcouru le même nombre d’existences (c’est ce que dit Allan Kardec), il y a là une inégalité dont ils ne sauraient être responsables, et que, par suite, les réincarnationnistes doivent regarder comme une « injustice » dont leur théorie est incapable de rendre compte. Ensuite, même en admettant qu’il n’y ait pas de ces différences entre les hommes, il faut bien qu’il y ait eu, dans leur évolution (nous parlons suivant la manière de voir des spirites), un moment où les inégalités ont commencé, et il faut aussi qu’elles aient une cause ; si l’on dit que cette cause, ce sont les actes que les hommes avaient déjà accomplis antérieurement, il faudra expliquer comment ces hommes ont pu se comporter différemment avant que les inégalités se soient introduites parmi eux. Cela est inexplicable, tout simplement parce qu’il y a là une contradiction : si les hommes avaient été parfaitement égaux, ils auraient été semblables sous tous rapports, et, en admettant que cela fût possible, ils n’auraient jamais pu cesser de l’être, à moins que l’on ne conteste la validité du principe de raison suffisante (et, dans ce cas, il n’y aurait plus lieu de chercher ni loi ni explication quelconque) ; s’ils ont pu devenir inégaux, c’est évidemment que la possibilité de l’inégalité était en eux, et cette possibilité préalable suffisait à les constituer inégaux dès l’origine, au moins potentiellement. Ainsi, on n’a fait que reculer la difficulté en croyant la résoudre, et, finalement, elle subsiste tout entière ; mais, à vrai dire, il n’y a pas de difficulté, et le problème lui-même n’est pas moins illusoire que sa solution prétendue. On peut dire de cette question la même chose que de beaucoup de questions philosophiques, qu’elle n’existe que parce qu’elle est mal posée ; et, si on la pose mal, c’est surtout, au fond, parce qu’on fait intervenir des considérations morales et sentimentales là où elles n’ont que faire : cette attitude est aussi inintelligente que le serait celle d’un homme qui se demanderait, par exemple, pourquoi telle espèce animale n’est pas l’égale de telle autre, ce qui est manifestement dépourvu de sens. Qu’il y ait dans la nature des différences qui nous apparaissent comme des inégalités, tandis qu’il y en a d’autres qui ne prennent pas cet aspect, ce n’est là qu’un point de vue purement humain ; et, si on laisse de côté ce point de vue éminemment relatif, il n’y a plus à parler de justice ou d’injustice dans cet ordre de choses. En somme, se demander pourquoi un être n’est pas l’égal d’un autre, c’est se demander pourquoi il est différent de cet autre ; mais, s’il n’en était aucunement différent, il serait cet autre au lieu d’être lui-même. Dès lors qu’il y a une multiplicité d’êtres, il faut nécessairement qu’il y ait des différences entre eux ; deux choses identiques sont inconcevables, parce que, si elles sont vraiment identiques, ce ne sont pas deux choses, mais bien une seule et même chose ; Leibnitz a entièrement raison sur ce point. Chaque être se distingue des autres, dès le principe, en ce qu’il porte en lui-même certaines possibilités qui sont essentiellement inhérentes à sa nature, et qui ne sont les possibilités d’aucun autre être ; la question à laquelle les réincarnationnistes prétendent apporter une réponse revient donc tout simplement à se demander pourquoi un être est lui-même et non pas un autre. Si l’on veut voir là une injustice, peu importe, mais, en tous cas, c’est une nécessité ; et d’ailleurs, au fond, ce serait plutôt le contraire d’une injustice : en effet, la notion de justice, dépouillée de son caractère sentimental et spécifiquement humain, se réduit à celle d’équilibre ou d’harmonie ; or, pour qu’il y ait harmonie totale dans l’Univers, il faut et il suffit que chaque être soit à la place qu’il doit occuper, comme élément de cet Univers, en conformité avec sa propre nature. Cela revient précisément à dire que les différences et les inégalités, que l’on se plaît à dénoncer comme des injustices réelles ou apparentes, concourent effectivement et nécessairement, au contraire, à cette harmonie totale ; et celle-ci ne peut pas ne pas être, car ce serait supposer que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, puisqu’il y aurait absurdité à supposer qu’il peut arriver à un être quelque chose qui n’est point une conséquence de sa nature ; ainsi les partisans de la justice peuvent se trouver satisfaits par surcroît, sans être obligés d’aller à l’encontre de la vérité.

 

Allan Kardec déclare que « le dogme de la réincarnation est fondé sur la justice de Dieu et la révélation »11; nous venons de montrer que, de ces deux raisons d’y croire, la première ne saurait être invoquée valablement ; quant à la seconde, comme il veut évidemment parler de la révélation des « esprits », et comme nous avons établi précédemment qu’elle est inexistante, nous n’avons pas à y revenir. Toutefois, ce ne sont là encore que des observations préliminaires, car, de ce qu’on ne voit aucune raison d’admettre une chose, il ne s’ensuit pas forcément que cette chose soit fausse ; on pourrait encore, tout au moins, demeurer à son égard dans une attitude de doute pur et simple. Nous devons dire, d’ailleurs, que les objections que l’on formule ordinairement contre la théorie réincarnationniste ne sont guère plus fortes que les raisons que l’on invoque d’autre part pour l’appuyer ; cela tient, en grande partie, à ce qu’adversaires et partisans de la réincarnation se placent également, le plus souvent, sur le terrain moral et sentimental, et que les considérations de cet ordre ne sauraient rien prouver. Nous pouvons refaire ici la même observation qu’en ce qui concerne la question de la communication avec les morts : au lieu de se demander si cela est vrai ou faux, ce qui seul importe, on discute pour savoir si cela est ou n’est pas « consolant », et l’on peut discuter ainsi indéfiniment sans en être plus avancé, puisque c’est là un critérium purement « subjectif », comme dirait un philosophe. Heureusement, il y a beaucoup mieux à dire contre la réincarnation, puisqu’on peut en établir l’impossibilité absolue ; mais, avant d’en arriver là, nous devons encore traiter une autre question et préciser certaines distinctions, non seulement parce qu’elles sont fort importantes en elles-mêmes, mais aussi parce que, sans cela, certains pourraient s’étonner de nous voir affirmer que la réincarnation est une idée exclusivement moderne. Trop de confusions et de notions fausses ont cours depuis un siècle pour que bien des gens, même en dehors des milieux « néo-spiritualistes », ne s’en trouvent pas gravement influencés ; cette déformation est même arrivée à un tel point que les orientalistes officiels, par exemple, interprètent couramment dans un sens réincarnationniste des textes où il n’y a rien de tel, et qu’ils sont devenus complètement incapables de les comprendre autrement, ce qui revient à dire qu’ils n’y comprennent absolument rien.

 

 

Le terme de « réincarnation » doit être distingué de deux autres termes au moins, qui ont une signification totalement différente, et qui sont ceux de « métempsychose » et de « transmigration » ; il s’agit là de choses qui étaient fort bien connues des anciens, comme elles le sont encore des Orientaux, mais que les Occidentaux modernes, inventeurs de la réincarnation, ignorent absolument12. Il est bien entendu que, lorsqu’on parle de réincarnation, cela veut dire que l’être qui a déjà été incorporé reprend un nouveau corps, c’est-à-dire qu’il revient à l’état par lequel il est déjà passé ; d’autre part, on admet que cela concerne l’être réel et complet, et non pas simplement des éléments plus ou moins importants qui ont pu entrer dans sa constitution à un titre quelconque. En dehors de ces deux conditions, il ne peut aucunement être question de réincarnation ; or la première la distingue essentiellement de la transmigration, telle qu’elle est envisagée dans les doctrines orientales, et la seconde ne la différencie pas moins profondément de la métempsychose, au sens ou l’entendaient notamment les Orphiques et les Pythagoriciens. Les spirites, tout en affirmant faussement l’antiquité de la théorie réincarnationniste, disent bien quelle n’est pas identique à la métempsychose ; mais, suivant eux, elle s’en distingue seulement en ce que les existences successives sont toujours « progressives », et en ce qu’on doit considérer exclusivement les êtres humains : « Il y a, dit Allan Kardec, entre la métempsychose des anciens et la doctrine moderne de la réincarnation, cette grande différence que les esprits rejettent de la manière la plus absolue la transmigration de l’homme dans les animaux, et réciproquement »13. Les anciens, en réalité, n’ont jamais envisagé une telle transmigration, pas plus que celle de l’homme dans d’autres hommes, comme on pourrait définir la réincarnation ; sans doute, il y a des expressions plus ou moins symboliques qui peuvent donner lieu à des malentendus, mais seulement quand on ne sait pas ce qu’elles veulent dire véritablement, et qui est ceci : il y a dans l’homme des éléments psychiques qui se dissocient après la mort, et qui peuvent alors passer dans d’autres êtres vivants, hommes ou animaux, sans que cela ait beaucoup plus d’importance, au fond, que le fait que, après la dissolution du corps de ce même homme, les éléments qui le composaient peuvent servir à former d’autres corps ; dans les deux cas, il s’agit des éléments mortels de l’homme, et non point de la partie impérissable qui est son être réel, et qui n’est nullement affectée par ces mutations posthumes. A ce propos, Papus a commis une méprise d’un autre genre, en parlant « des confusions entre la réincarnation ou retour de l’esprit dans un corps matériel, après un stage astral, et la métempsychose ou traversée par le corps matériel de corps d’animaux et de plantes, avant de revenir dans un nouveau corps matériel »14; sans parler de quelques bizarreries d’expression qui peuvent être des lapsus (les corps d’animaux et de plantes ne sont pas moins « matériels » que le corps humain, et ils ne sont pas « traversés » par celui-ci, mais par des éléments qui en proviennent), cela ne pourrait en aucune façon s’appeler « métempsychose », car la formation de ce mot implique qu’il s’agit d’éléments psychiques, et non d’éléments corporels. Papus a raison de penser que la métempsychose ne concerne pas l’être réel de l’homme, mais il se trompe complètement sur sa nature ; et d’autre part, pour la réincarnation, quand il dit qu’ « elle a été enseignée comme un mystère ésotérique dans toutes les initiations de l’antiquité »15, il la confond purement et simplement avec la transmigration véritable.

 

La dissociation qui suit la mort ne porte pas seulement sur les éléments corporels, mais aussi sur certains éléments que l’on peut appeler pychiques ; cela, nous l’avons déjà dit en expliquant que de tels éléments peuvent intervenir parfois dans les phénomènes du spiritisme et contribuer à donner l’illusion d’une action réelle des morts ; d’une façon analogue, ils peuvent aussi, dans certains cas, donner l’illusion d’une réincarnation. Ce qu’il importe de retenir, sous ce dernier rapport, c’est que ces éléments (qui peuvent, pendant la vie, avoir été proprement conscients ou seulement « subconscients ») comprennent notamment toutes les images mentales qui, résultant de l’expérience sensible, ont fait partie de ce qu’on appelle mémoire et imagination : ces facultés, ou plutôt ces ensembles, sont périssables, c’est-à-dire sujets à se dissoudre, parce que, étant d’ordre sensible, ils sont littéralement des dépendances de l’état corporel ; d’ailleurs, en dehors de la condition temporelle, qui est une de celles qui définissent cet état, la mémoire n’aurait évidemment aucune raison de subsister. Cela est bien loin, assurément, des théories de la psychologie classique sur le « moi » et son unité ; ces théories n’ont que le défaut d’être à peu près aussi dénués de fondement, dans leur genre, que les conceptions des « néo-spiritualistes ». Une autre remarque qui n’est pas moins importante, c’est qu’il peut y avoir transmission d’éléments psychiques d’un être à un autre sans que cela suppose la mort du premier : en effet, il y a une hérédité psychique aussi bien qu’une hérédité physiologique, cela est assez peu contesté, et c’est même un fait d’observation vulgaire ; mais ce dont beaucoup ne se rendent probablement pas compte, c’est que cela suppose au moins que les parents fournissent un germe psychique, au même titre qu’un germe corporel ; et ce germe peut impliquer potentiellement un ensemble fort complexe d’éléments appartenant au domaine de la « subconscience », en outre des tendances ou prédispositions proprement dites qui, en se développant, apparaîtront d’une façon plus manifeste ; ces éléments « subconscients », au contraire, pourront ne devenir apparents que dans des cas plutôt exceptionnels. C’est la double hérédité psychique et corporelle qu’exprime cette formule chinoise : « Tu revivras dans tes milliers de descendants », qu’il serait bien difficile, à coup sûr, d’interpréter dans un sens réincarnationniste, quoique les occultistes et même les orientalistes aient réussi bien d’autres tours de force comparables à celui-là. Les doctrines extrême-orientales envisagent même de préférence le côté psychique de l’hérédité, et elles y voient un véritable prolongement de l’individualité humaine ; c’est pourquoi, sous le nom de « postérité » (qui est d’ailleurs susceptible aussi d’un sens supérieur et purement spirituel), elles l’associent à la « longévité », que les Occidentaux appellent immortalité.

 

 

 

Comme nous le verrons par la suite, certains faits que les réincarnationnistes croient pouvoir invoquer à l’appui de leur hypothèse s’expliquent parfaitement par l’un ou l’autre des deux cas que nous venons d’envisager, c’est-à-dire, d’une part, par la transmission héréditaire de certains éléments psychiques, et, d’autre part, par l’assimilation à une individualité humaine d’autres éléments psychiques provenant de la désintégration d’individualités humaines antérieures, qui n’ont pas pour cela le moindre rapport spirituel avec celle-là. Il y a, en tout ceci, correspondance et analogie entre l’ordre psychique et l’ordre corporel ; et cela se comprend, puisque l’un et l’autre, nous le répétons, se réfèrent exclusivement à ce qu’on peut appeler les éléments mortels de l’être humain. Il faut encore ajouter que, dans l’ordre psychique, il peut arriver, plus ou moins exceptionnellement, qu’un ensemble assez considérable d’éléments se conserve sans se dissocier et soit transféré tel quel à une nouvelle individualité ; les faits de ce genre sont, naturellement, ceux qui présentent le caractère le plus frappant aux yeux des partisans de la réincarnation, et pourtant ces cas ne sont pas moins illusoires que tous les autres16. Tout cela, nous l’avons dit, ne concerne ni n’affecte aucunement l’être réel ; on pourrait, il est vrai, se demander pourquoi, s’il en est ainsi, les anciens semblent avoir attaché une assez grande importance au sort posthume des éléments en question. Nous pourrions répondre en faisant simplement remarquer qu’il y a aussi bien des gens qui se préoccupent du traitement que leur corps pourra subir après la mort, sans penser pour cela que leur esprit doive en ressentir le contre-coup ; mais nous ajouterons qu’effectivement, en règle générale, ces choses ne sont point absolument indifférentes ; si elles l’étaient, d’ailleurs, les rites funéraires n’auraient aucune raison d’être, tandis qu’ils en ont au contraire une très profonde. Sans pouvoir insister là-dessus, nous dirons que l’action de ces rites s’exerce précisément sur les éléments psychiques du défunt ; nous avons mentionné ce que pensaient les anciens du rapport qui existe entre leur non accomplissement et certains phénomènes de « hantise », et cette opinion était parfaitement fondée. Assurément, si on ne considérait que l’être, en tant qu’il est passé à un autre état d’existence, il n’y aurait point à tenir compte de ce que peuvent devenir ces éléments (sauf peut-être pour assurer la tranquillité des vivants) ; mais il en va tout autrement si l’on envisage ce que nous avons appelé les prolongements de l’individualité humaine. Ce sujet pourrait donner lieu à des considérations que leur complexité et leur étrangeté même nous empêchent d’aborder ici ; nous estimons, du reste, qu’il est de ceux qu’il ne serait ni utile ni avantageux de traiter publiquement d’une façon détaillée.

 

Après avoir dit en quoi consiste vraiment la métempsychose, nous avons maintenant à dire ce qu’est la transmigration proprement dite : cette fois, il s’agit bien de l’être réel, mais il ne s’agit point pour lui d’un retour au même état d’existence, retour qui, s’il pouvait avoir lieu, serait peut-être une « migration » si l’on veut, mais non une « transmigration ». Ce dont il s’agit, c’est, au contraire, le passage de l’être à d’autres états d’existence, qui sont définis, comme nous l’avons dit, par des conditions entièrement différentes de celles auxquelles est soumise l’individualité humaine (avec cette seule restriction que, tant qu’il s’agit d’états individuels, l’être est toujours revêtu d’une forme, mais qui ne saurait donner lieu à aucune représentation spatiale ou autre, plus ou moins modelée sur celle de la forme corporelle) ; qui dit transmigration dit essentiellement changement d’état. C’est là ce qu’enseignent toutes les doctrines traditionnelles de l’Orient, et nous avons de multiples raisons de penser que cet enseignement était aussi celui des « mystères » de l’antiquité ; même dans des doctrines hétérodoxes comme le Bouddhisme, il n’est nullement question d’autre chose, en dépit de l’interprétation réincarnationniste qui a cours aujourd’hui parmi les Européens. C’est précisément la vraie doctrine de la transmigration, entendue suivant le sens que lui donne la métaphysique pure, qui permet de réfuter d’une façon absolue et définitive l’idée de réincarnation ; et il n’y a même que sur ce terrain qu’une telle réfutation soit possible. Nous sommes donc amené ainsi à montrer que la réincarnation est une impossibilité pure et simple ; il faut entendre par là qu’un même être ne peut pas avoir deux existences dans le monde corporel, ce monde étant considéré dans toute son extension : peu importe que ce soit sur la terre ou sur d’autres astres quelconques17 ; peu importe aussi que ce soit en tant qu’être humain ou, suivant les fausses conceptions de la métempsychose, sous toute autre forme, animale, végétale ou même minérale. Nous ajouterons encore : peu importe qu’il s’agisse d’existences successives ou simultanées, car il se trouve que quelques-uns ont fait cette supposition, au moins saugrenue, d’une pluralité de vies se déroulant en même temps, pour un même être, en divers lieux, vraisemblablement sur des planètes différentes ; cela nous reporte encore une fois aux socialistes de 1848, car il semble bien que ce soit Blanqui qui ait imaginé le premier une répétition simultanée et indéfinie, dans l’espace, d’individus supposés identiques18. Certains occultistes prétendent aussi que l’individu humain peut avoir plusieurs « corps physiques », comme ils disent, vivant en même temps dans différentes planètes ; et ils vont jusqu’à affirmer que, s’il arrive à quelqu’un de rêver qu’il a été tué, c’est, dans bien des cas, que, à cet instant même, il l’a été effectivement dans une autre planète ! Cela pourrait sembler incroyable si nous ne l’avions entendu nous-même ; mais on verra, au chapitre suivant, d’autres histoires aussi fortes que celle-là. Nous devons dire aussi que la démonstration qui vaut contre toutes les théories réincarnationnistes, quelque forme qu’elles prennent, s’applique également, et au même titre, à certaines conceptions d’allure plus proprement philosophique, comme la conception du « retour éternel » de Nietzsche, et en un mot à tout ce qui suppose dans l’Univers une répétition quelconque.

 

Nous ne pouvons songer à exposer ici, avec tous les développements qu’elle comporte, la théorie métaphysique des états multiples de l’être ; nous avons l’intention d’y consacrer, lorsque nous le pourrons, une ou plusieurs études spéciales. Mais nous pouvons du moins indiquer le fondement de cette théorie, qui est en même temps le principe de la démonstration dont il s’agit ici, et qui est le suivant : la Possibilité universelle et totale est nécessairement infinie et ne peut être conçue autrement, car, comprenant tout et ne laissant rien en dehors d’elle, elle ne peut être limitée par rien absolument ; une limitation de la Possibilité universelle, devant lui être extérieure, est proprement et littéralement une impossibilité, c’est-à-dire un pur néant. Or, supposer une répétition au sein de la Possibilité universelle, comme on le fait en admettant qu’il y ait deux possibilités particulières identiques, c’est lui supposer une limitation, car l’infinité exclut toute répétition : il n’y a qu’à l’intérieur d’un ensemble fini qu’on puisse revenir deux fois à un même élément, et encore cet élément ne serait-il rigoureusement le même qu’à la condition que cet ensemble forme un système clos, condition qui n’est jamais réalisée effectivement. Dès lors que l’Univers est vraiment un tout, ou plutôt le Tout absolu, il ne peut y avoir nulle part aucun cycle fermé : deux possibilités identiques ne seraient qu’une seule et même possibilité ; pour qu’elles soient véritablement deux, il faut qu’elles diffèrent par une condition au moins, et alors elles ne sont pas identiques. Rien ne peut jamais revenir au même point, et cela même dans un ensemble qui est seulement indéfini (et non plus infini), comme le monde corporel : pendant qu’on trace un cercle, un déplacement s’effectue, et ainsi le cercle ne se ferme que d’une façon tout illusoire. Ce n’est là qu’une simple analogie, mais elle peut servir pour aider à comprendre que, « a fortiori », dans l’existence universelle, le retour à un même état est une impossibilité : dans la Possibilité totale, ces possibilités particulières que sont les états d’existence conditionnés sont nécessairement en multiplicité indéfinie ; nier cela, c’est encore vouloir limiter la Possibilité ; il faut donc l’admettre, sous peine de contradiction, et cela suffit pour que nul être ne puisse repasser deux fois par le même état. Comme on le voit, cette démonstration est extrêmement simple en elle-même, et, si certains éprouvent quelque peine à la comprendre, ce ne peut être que parce que les connaissances métaphysiques les plus élémentaires leur font défaut ; pour ceux-là, un exposé plus développé serait peut-être nécessaire, mais nous les prierons d’attendre, pour le trouver, que nous ayons l’occasion de donner intégralement la théorie des états multiples ; ils peuvent être assurés, en tout cas, que cette démonstration, telle que nous venons de la formuler en ce qu’elle a d’essentiel, ne laisse rien à désirer sous le rapport de la rigueur. Quant à ceux qui s’imagineraient que, en rejetant la réincarnation, nous risquons de limiter d’une autre façon la Possibilité universelle, nous leur répondrons simplement que nous ne rejetons qu’une impossibilité, qui n’est rien, et qui n’augmenterait la somme des possibilités que d’une façon absolument illusoire, n’étant qu’un pur zéro ; on ne limite pas la Possibilité en niant une absurdité quelconque, par exemple en disant qu’il ne peut exister un carré rond, ou que, parmi tous les mondes possibles, il ne peut y en avoir aucun où deux et deux fassent cinq ; le cas est exactement le même. Il y a des gens qui se font, en cet ordre d’idées, d’étranges scrupules : ainsi Descartes, lorsqu’il attribuait à Dieu la « liberté d’indifférence », par crainte de limiter la toute-puissance divine (expression théologique de la Possibilité universelle), et sans s’apercevoir que cette « liberté d’indifférence », ou le choix en l’absence de toute raison, implique des conditions contradictoires ; nous dirons, pour employer son langage, qu’une absurdité n’est pas telle parce que Dieu l’a voulu arbitrairement, mais que c’est au contraire parce qu’elle est une absurdité que Dieu ne peut pas faire qu’elle soit quelque chose, sans pourtant que cela porte la moindre atteinte à sa toute-puissance, absurdité et impossibilité étant synonymes.

 

Revenant aux états multiples de l’être, nous ferons remarquer, car cela est essentiel, que ces états peuvent être conçus comme simultanés aussi bien que comme successifs, et que même, dans l’ensemble, on ne peut admettre la succession qu’à titre de représentation symbolique, puisque le temps n’est qu’une condition propre à un de ces états, et que même la durée, sous un mode quelconque, ne peut être attribuée qu’à certains d’entre eux ; si l’on veut parler de succession, il faut donc avoir soin de préciser que ce ne peut être qu’au sens logique, et non pas au sens chronologique. Par cette succession logique, nous entendons qu’il y a un enchaînement causal entre les divers états ; mais la relation même de causalité, si on la prend suivant sa véritable signification (et non suivant l’acception « empiriste » de quelques logiciens modernes), implique précisément la simultanéité ou la coexistence de ses termes. En outre, il est bon de préciser que même l’état individuel humain, qui est soumis à la condition temporelle, peut présenter néanmoins une multiplicité simultanée d’états secondaires : l’être humain ne peut pas avoir plusieurs corps, mais, en dehors de la modalité corporelle et en même temps qu’elle, il peut posséder d’autres modalités dans lesquelles se développent aussi certaines des possibilités qu’il comporte. Ceci nous conduit à signaler une conception qui se rattache assez étroitement à celle de la réincarnation, et qui compte aussi de nombreux partisans parmi les « néo-spiritualistes » : d’après cette conception, chaque être devrait, au cours de son évolution (car ceux qui soutiennent de telles idées sont toujours, d’une façon ou d’une autre, des évolutionnistes), passer successivement par toutes les formes de vie, terrestres et autres. Une telle théorie n’exprime qu’une impossibilité manifeste, pour la simple raison qu’il existe une indéfinité de formes vivantes par lesquelles un être quelconque ne pourra jamais passer, ces formes étant toutes celles qui sont occupées par les autres êtres. D’ailleurs, quand bien même un être aurait parcouru successivement une indéfinité de possibilités particulières, et dans un domaine autrement étendu que celui des « formes de vie », il n’en serait pas plus avancé par rapport au terme final, qui ne saurait être atteint de cette manière ; nous reviendrons là-dessus en parlant plus spécialement de l’évolutionnisme spirite. Pour le moment, nous ferons seulement remarquer ceci : le monde corporel tout entier, dans le déploiement intégral de toutes les possibilités qu’il contient, ne représente qu’une partie du domaine de manifestation d’un seul état ; ce même état comporte donc, « a fortiori », la potentialité correspondante à toutes les modalités de la vie terrestre, qui n’est qu’une portion très restreinte du monde corporel. Ceci rend parfaitement inutile (même si l’impossibilité n’en était prouvée par ailleurs) la supposition d’une multiplicité d’existences à travers lesquelles l’être s’élèverait progressivement de la modalité la plus inférieure, celle du minéral, jusqu’à la modalité humaine, considérée comme la plus haute, en passant successivement par le végétal et l’animal, avec toute la multitude de degrés que comprend chacun de ces règnes ; il en est, en effet, qui font de telles hypothèses, et qui rejettent seulement la possibilité d’un retour en arrière. En réalité, l’individu, dans son extension intégrale, contient simultanément les possibilités qui correspondent à tous les degrés dont il s’agit (nous ne disons pas, qu’on le remarque bien, qu’il les contient ainsi corporellement) ; cette simultanéité ne se traduit en succession temporelle que dans le développement de son unique modalité corporelle, au cours duquel, comme le montre l’embryologie, il passe effectivement par tous les stades correspondants, depuis la forme unicellulaire des êtres organisés les plus rudimentaires, et même, en remontant plus haut encore, depuis le cristal, jusqu’à la forme humaine terrestre. Disons en passant, dès maintenant, que ce développement embryologique, contrairement à l’opinion commune, n’est nullement une preuve de la théorie « transformiste » ; celle-ci n’est pas moins fausse que toutes les autres formes de l’évolutionnisme, et elle est même la plus grossière de toutes ; mais nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin. Ce qu’il faut retenir surtout, c’est que le point de vue de la succession est essentiellement relatif, et d’ailleurs, même dans la mesure restreinte où il est légitimement applicable, il perd presque tout son intérêt par cette simple observation que le germe, avant tout développement, contient déjà en puissance l’être complet (nous en verrons tout à l’heure l’importance) ; en tout cas, ce point de vue doit toujours demeurer subordonné à celui de la simultanéité, comme l’exige le caractère purement métaphysique, donc extra-temporel (mais aussi extra-spatial, la coexistence ne supposant pas nécessairement l’espace), de la théorie des états multiples de l’être19.

 

Nous ajouterons encore que, quoi qu’en prétendent les spirites et surtout les occultistes, on ne trouve dans la nature aucune analogie en faveur de la réincarnation, tandis que, en revanche, on en trouve de nombreuses dans le sens contraire. Ce point a été assez bien mis en lumière dans les enseignements de la H. B, of L., dont il a été question précédemment, et qui était formellement antiréincarnationniste ; nous croyons qu’il peut être intéressant de citer ici quelques passages de ces enseignements, qui montrent que cette école avait au moins quelque connaissance de la transmigration véritable, ainsi que de certaines lois cycliques : « C’est une vérité absolue qu’exprime l’adepte auteur de Ghostland, lorsqu’il dit que, en tant qu’être impersonnel, l’homme vit dans une indéfinité de mondes avant d’arriver à celui-ci… Lorsque le grand étage de conscience, sommet de la série des manifestations matérielles, est atteint, jamais l’âme ne rentrera dans la matrice de la matière, ne subira l’incarnation matérielle ; désormais, ses renaissances sont dans le royaume de l’esprit. Ceux qui soutiennent la doctrine étrangement illogique de la multiplicité des naissances humaines n’ont assurément jamais développé eu eux-mêmes l’état lucide de conscience spirituelle ; sinon, la théorie de la réincarnation, affirmée et soutenue aujourd’hui par un grand nombre d’hommes et de femmes versés dans la « sagesse mondaine », n’aurait pas le moindre crédit. Une éducation extérieure est relativement sans valeur comme moyen d’obtenir la connaissance véritable… Le gland devient chêne, la noix de coco devient palmier ; mais le chêne a beau donner des myriades d’autres glands, il ne devient plus jamais gland lui-même, ni le palmier ne redevient plus noix. De même pour l’homme : dès que l’âme s’est manifestée sur le plan humain, et a ainsi atteint la conscience de la vie extérieure, elle ne repasse plus jamais par aucun de ses états rudimentaires… Tous les prétendus « réveils de souvenirs » latents, par lesquels certaines personnes assurent se rappeler leurs existences passées, peuvent s’expliquer, et même ne peuvent s’expliquer que par les simples lois de l’affinité et de la forme. Chaque race d’êtres humains, considérée en soi-même, est immortelle ; il en est de même de chaque cycle : jamais le premier cycle ne devient le second, mais les êtres du premier cycle sont (spirituellement) les parents, ou les générateurs20, de ceux du second cycle. Ainsi, chaque cycle comprend une grande famille constituée par la réunion de divers groupements d’âmes humaines, chaque condition étant déterminée par les lois de son activité, celles de sa forme et celles de son affinité : une trinité des lois… C’est ainsi que l’homme peut être comparé au gland et au chêne : l’âme embryonnaire, non individualisée, devient un homme tout comme le gland devient un chêne, et, de même que le chêne donne naissance à une quantité innombrable de glands, de même l’homme fournit à son tour à une indéfinité d’âmes les moyens de prendre naissance dans le monde spirituel. Il y a correspondance complète entre les deux, et c’est pour cette raison que les anciens Druides rendaient de si grands honneurs à cet arbre, qui était honoré au delà de tous les autres par les puissants Hiérophantes. » Il y a là une indication de ce qu’est la « postérité » entendue au sens purement spirituel ; ce n’est pas ici le lieu d’en dire davantage sur ce point, non plus que sur les lois cycliques auxquelles il se rattache ; peut-être traiterons-nous quelque jour ces questions, si toutefois nous trouvons le moyen de le faire en termes suffisamment intelligibles, car il y a là des difficultés qui sont surtout inhérentes à l’imperfection des langues occidentales.

 

Malheureusement, la H. B. of L. admettait la possibilité de la réincarnation dans certains cas exceptionnels, comme celui des enfants mort-nés ou morts en bas âge, et celui des idiots de naissance21 ; nous avons vu ailleurs que Mme Blavatsky avait admis cette manière de voir à l’époque où elle écrivit Isis Dévoilée22. En réalité, dès lors qu’il s’agit d’une impossibilité métaphysique, il ne saurait y avoir la moindre exception : il suffit qu’un être soit passé par un certain état, ne fût-ce que sous forme embryonnaire, ou même sous forme de simple germe, pour qu’il ne puisse en aucun cas revenir à cet état, dont il a ainsi effectué les possibilités suivant la mesure que comportait sa propre nature ; si le développement de ces possibilités semble avoir été arrêté pour lui à un certain point, c’est qu’il n’avait pas à aller plus loin quant à sa modalité corporelle, et c’est le fait de n’envisager que celle-ci exclusivement qui est ici la cause de l’erreur, car on ne tient pas compte de toutes les possibilités qui, pour ce même être, peuvent se développer dans d’autres modalités du même état ; si l’on pouvait en tenir compte, on verrait que la réincarnation, même dans des cas comme ceux-là, est absolument inutile, ce qu’on peut d’ailleurs admettre dès lors qu’on sait qu’elle est impossible, et que tout ce qui est concourt, quelles que soient les apparences, à l’harmonie totale de l’Univers. Cette question est tout à fait analogue à celle des communications spirites : dans l’une et dans l’autre, il s’agit d’impossibilités ; dire qu’il peut y avoir des exceptions serait aussi illogique que de dire, par exemple, qu’il peut y avoir un petit nombre de cas où, dans l’espace euclidien, la somme des trois angles d’un triangle ne soit pas égale à deux droits ; ce qui est absurde l’est absolument, et non pas seulement « en général ». Du reste, si l’on commence à admettre des exceptions, nous ne voyons pas très bien comment on pourrait leur assigner une limite précise : comment pourrait-on déterminer l’âge à partir duquel un enfant, s’il vient à mourir, n’aura plus besoin de se réincarner, ou le degré que doit atteindre la débilité mentale pour exiger une réincarnation ? Évidemment, rien ne saurait être plus arbitraire, et nous pouvons donner raison à Papus lorsqu’il dit que, « si l’on rejette cette théorie, il ne faut pas admettre d’exception, sans quoi on ouvre une brèche à travers laquelle tout peut passer »23.

 

Cette observation, dans la pensée de son auteur, s’adressait surtout à quelques écrivains qui ont cru que la réincarnation, dans certains cas particuliers, était conciliable avec la doctrine catholique ; le comte de Larmandie, notamment, a prétendu qu’elle pouvait être admise pour les enfants morts sans baptême24. Il est très vrai que certains textes, comme ceux du quatrième concile de Constantinople, qu’on a cru parfois pouvoir invoquer contre la réincarnation, ne s’y appliquent pas en réalité ; mais les occultistes n’ont pas à en triompher, car, s’il en est ainsi, c’est tout simplement parce que, à cette époque, la réincarnation n’avait pas encore été imaginée. Il s’agissait d’une opinion d’Origène, d’après laquelle la vie corporelle serait un châtiment pour des âmes qui, « préexistant en tant que puissances célestes, auraient pris satiété de la contemplation divine » ; comme on le voit, il n’est pas question là-dedans d’une autre vie corporelle antérieure, mais d’une existence dans le monde intelligible au sens platonicien, ce qui n’a aucun rapport avec la réincarnation. On a peine à concevoir comment Papus a pu écrire que « l’avis du concile indique que la réincarnation faisait partie de l’enseignement, et que s’il y en avait qui revenaient volontairement se réincarner, non par dégoût du Ciel, mais par amour de leur prochain, l’anathème ne pouvait pas les toucher » (il s’est imaginé que cet anathème était porté contre « celui qui proclamerait être revenu sur terre par dégoût du Ciel ») ; et il s’appuie là-dessus pour affirmer que « l’idée de la réincarnation fait partie des enseignements secrets de l’Eglise »25. A propos de la doctrine catholique, nous devons mentionner aussi une assertion des spirites qui est véritablement extraordinaire : Allan Kardec affirme que « le dogme de la résurrection de la chair est la consécration de celui de la réincarnation enseignée par les esprits », et qu’ « ainsi l’Eglise, par le dogme de la résurrection de la chair, enseigne elle-même la doctrine de la réincarnation » ; ou plutôt il présente ces propositions sous forme interrogative, et c’est l’ « esprit » de saint Louis qui lui répond que « cela est évident », ajoutant qu’ « avant peu on reconnaîtra que le spiritisme ressort à chaque pas du texte même des Ecritures sacrées »26 ! Ce qui est plus étonnant encore, c’est qu’il se soit trouvé un prêtre catholique, même plus ou moins suspect d’hétérodoxie, pour accepter et soutenir une pareille opinion ; c’est l’abbé J.-A. Petit, du diocèse de Beauvais, ancien familier de la duchesse de Pomar, qui a écrit ces lignes : « La réincarnation a été admise chez la plupart des peuples anciens… Le Christ aussi l’admettait. Si on ne la trouve pas expressément enseignée par les apôtres, c’est que les fidèles devaient réunir en eux les qualités morales qui en affranchissent… Plus tard, quand les grands chefs et leurs disciples eurent disparu, et que l’enseignement chrétien, sous la pression des intérêts humains, se fut figé en un aride symbole, il ne resta, comme vestige du passé, que la résurrection de la chair, ou dans la chair, qui, prise au sens étroit du mot, fit croire à l’erreur gigantesque de la résurrection des corps morts »27. Nous ne voulons faire là-dessus aucun commentaire, car de telles interprétations sont de celles qu’aucun esprit non prévenu ne peut prendre au sérieux ; mais la transformation de la « résurrection de la chair » en « résurrection dans la chair » est une de ces petites habiletés qui risquent de faire mettre en doute la bonne foi de leur auteur.

 

Avant de quitter ce sujet, nous dirons encore quelques mots des textes évangéliques que les spirites et les occultistes invoquent en faveur de la réincarnation ; Allan Kardec en indique deux28, dont le premier est celui-ci, qui suit le récit de la transfiguration : « Lorsqu’ils descendaient de la montagne, Jésus fit ce commandement et leur dit : Ne parlez à personne de ce que vous venez de voir, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. Ses disciples l’interrogèrent alors et lui dirent : Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’il faut qu’Élie vienne auparavant ? Mais Jésus leur répondit : Il est vrai qu’Élie doit venir et qu’il rétablira toutes choses. Mais je vous déclare qu’Élie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais l’ont fait souffrir comme ils ont voulu. C’est ainsi qu’ils feront mourir le Fils de l’homme. Alors ses disciples comprirent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé »29. Et Allan Kardec ajoute : « Puisque Jean- Baptiste était Élie, il y a donc eu réincarnation de l’esprit ou de l’âme d’Élie dans le corps de Jean-Baptiste. » Papus, de son côté, dit également : « Tout d’abord, les Évangiles affirment sans ambages que Jean-Baptiste est Élie réincarné. C’était un mystère. Jean-Baptiste interrogé se tait, mais les autres savent. Il y a aussi cette parabole de l’aveugle de naissance puni pour ses péchés antérieurs, qui donne beaucoup à réfléchir »30. En premier lieu, il n’est point dit dans le texte de quelle façon « Élie est déjà venu » ; et, si l’on songe qu’Élie n’était point mort au sens ordinaire de ce mot, il peut sembler au moins difficile que ce soit par réincarnation ; de plus, pourquoi Élie, à la transfiguration, ne s’était-il pas manifesté sous les traits de Jean-Baptiste31 ? Ensuite, Jean-Baptiste interrogé ne se tait point comme le prétend Papus, il nie au contraire formellement : « Ils lui demandèrent : Quoi donc ? êtes-vous Élie ? Et il leur dit : Je ne le suis point »32. Si l’on dit que cela prouve seulement qu’il n’avait pas le souvenir de sa précédente existence, nous répondrons qu’il y a un autre texte qui est beaucoup plus explicite encore ; c’est celui où l’ange Gabriel, annonçant à Zacharie la naissance de son fils, déclare : « Il marchera devant le Seigneur dans l’esprit et dans la vertu d’Élie, pour réunir le cœur des pères avec leurs enfants et rappeler les désobéissants à la prudence des justes, pour préparer au Seigneur un peuple parfait »33. On ne saurait indiquer plus clairement que Jean-Baptiste ne serait point Élie en personne mais qu’il appartiendrait seulement, si l’on peut s’exprimer ainsi, à sa « famille spirituelle » ; c’est donc de cette façon, et non littéralement, qu’il fallait entendre la « venue d’Élie ». Quant à l’histoire de l’aveugle-né, Allan Kardec n’en parle pas, et Papus ne semble guère la connaître, puisqu’il prend pour une parabole ce qui est le récit d’une guérison miraculeuse ; voici le texte exact : « Lorsque Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance ; et ses disciples lui firent cette demande : Maître, est-ce le péché de cet homme, ou le péché de ceux qui l’ont mis au monde, qui est cause qu’il est né aveugle ? Jésus leur répondit : Ce n’est point qu’il ait péché, ni ceux qui l’ont mis au monde ; mais c’est afin que les œuvres de la puissance de Dieu éclatent en lui »34. Cet homme n’avait donc point été « puni pour ses péchés », mais cela aurait pu être, à la condition qu’on veuille bien ne pas torturer le texte en ajoutant un mot qui ne s’y trouve point : « pour ses péchés antérieurs » ; sans l’ignorance dont Papus fait preuve en l’occasion, on pourrait être tenté de l’accuser de mauvaise foi. Ce qui était possible, c’est que l’infirmité de cet homme lui eût été infligée comme sanction anticipée en vue des péchés qu’il commettrait ultérieurement ; cette interprétation ne peut être écartée que par ceux qui poussent l’anthropomorphisme jusqu’à vouloir soumettre Dieu au temps. Enfin, le second texte cité par Allan Kardec n’est autre que l’entretien de Jésus avec Nicodème ; pour réfuter les prétentions des réincarnationnistes à cet égard, on peut se contenter d’en reproduire le passage essentiel : « Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu… En vérité, je vous le dis, si un homme ne renaît de l’eau et de l’esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit, qu’il faut que vous naissiez de nouveau »35. Il faut une ignorance aussi prodigieuse que celle des spirites pour croire qu’il peut s’agir de la réincarnation alors qu’il s’agit de la « seconde naissance », entendue dans un sens purement spirituel, et qui est même nettement opposée ici à la naissance corporelle ; cette conception de la « seconde naissance », sur laquelle nous n’avons pas à insister présentement, est d’ailleurs de celles qui sont communes à toutes les doctrines traditionnelles,  parmi  lesquelles  il n’en est pas une, en dépit des assertions des « néo- spiritualistes », qui ait jamais enseigné quelque chose qui ressemble de près ou de loin à la réincarnation.

 

René Guénon

L'Erreur spirite

Partie II, chap.VI

 

1Les Lumières et les Ombres du Spiritualisme, p. 118-141.

2Le Livre des Esprits, p. 75 et 96.

3Le Théosophisme, p, 88-90.

4Traité méthodique de Science occulte, pp. 296-297.

5Ibid., p. 341.

6La Réincarnation, p. 42-43.

7La Réincarnation, p. 42-43.

8Après la mort, p. 164-166.

9Traité méthodique de Science occulte, p. 167.

10La Réincarnation, p. 113 et 118.

11Le Livre des Esprits, p, 75

12Il y aurait lieu de mentionner aussi les conceptions de certains kabbalistes, que l’on désigne sons les noms de « révolution des âmes » et d’ « embryonnat » ; mais nous n’en parlerons pas ici, parce que cela nous entraînerait bien loin ; d’ailleurs, ces conceptions n’ont qu’une portée assez restreinte, car elles font intervenir des conditions qui, si étrange que cela puisse sembler, sont tout à fait spéciales au peuple d’Israël.

13Le Livre des Esprits, p. 96 ; cf. ibid., p. 262-264.

14La Réincarnation, p. 9. – Papus ajoute : « Il ne faut jamais confondre la réincarnation et la métempsychose, l’homme ne rétrogradant pas et l’esprit ne devenant jamais un esprit d’animal, sauf en plan astral, à l’état génial, mais ceci est encore un mystère. » Pour nous, ce prétendu mystère n’en est pas un : nous pouvons dire qu’il s’agit du « génie de l’espèce », c’est-à-dire de l’entité qui représente l’esprit, non pas d’une individualité, mais d’une espèce animale tout entière ; les occultistes pensent, en effet, que l’animal n’est pas comme l’homme un individu autonome, et que, après la mort, son âme retourne à l’ « essence élémentale », propriété indivise de l’espèce. D’après la théorie à laquelle Papus fait allusion en termes énigmatiques, les génies des espèces animales seraient des esprits humains parvenus à un certain degré d’évolution et à qui cette fonction aurait été assignée spécialement ; du reste, il y a des « clairvoyants » qui prétendent avoir vu ces génies sous la forme d’hommes à têtes d’animaux, comme les figures symboliques des anciens Egyptiens. La théorie en question est entièrement erronée : le génie de l’espèce est bien une réalité, même pour l’espèce humaine, mais il n’est pas ce que croient les occultistes, et il n’a rien de commun avec les esprits des hommes individuels ; quant au « plan » où il se situe, cela ne rentre pas dans les cadres conventionnels fixés par l’occultisme.

15La Réincarnation, p. 6.

16Certains pensent qu’un transfert analogue peut s’opérer pour des éléments corporels plus ou moins subtilisés, et ils envisagent ainsi une « métensomatose » à côté de la « métempsychose » ; on pourrait être tenté de supposer, à première vue, qu’il y a là une confusion et qu’ils attribuent à tort la corporéité aux éléments psychiques inférieurs ; cependant, il peut s’agir réellement d’éléments d’origine corporelle, mais « psychisés », en quelque sorte, par cette transposition dans l’ « état subtil » dont nous avons indiqué précédemment la possibilité ; l’état corporel et l’état psychique, simples modalités différentes d’un même état d’existence qui est celui de l’individualité humaine, ne sauraient être totalement séparés. Nous signalons à l’attention des occultistes ce que dit à ce sujet un auteur dont ils parlent volontiers sans le connaître, Keleph ben Nathan (Dutoit-Membrini), dans La Philosophie Divine, t. I, p. 62 et 292-293 ; à beaucoup de déclamations mystiques assez creuses, cet auteur mêle parfois ainsi des aperçus fort intéressants. Nous profiterons de cette occasion pour relever une erreur des occultistes, qui présentent Dutoit-Membrini comme un disciple de Louis-Claude de Saint-Martin (c’est M. Joanny Bricaud qui a fait cette découverte), alors qu’il s’est au contraire exprimé sur le compte de celui-ci en termes plutôt défavorables (ibid., t. I, p. 245 et 345) ; il y aurait tout un livre à faire, et qui serait bien amusant, sur l’érudition des occultistes et leur façon d’écrire l’histoire.

17L’idée de la réincarnation dans diverses planètes n’est pas absolument spéciale aux « néo-spiritualistes » ; cette conception, chère à M. Camille Flammarion, est aussi celle de Louis Figuier (Le Lendemain de la Mort ou la Vie future selon la Science) ; il est curieux de voir à quelles extravagantes rêveries peut donner lieu une science aussi « positive » que veut l’être l’astronomie moderne.

18L’Éternité par les Astres.

19Il faudrait pouvoir critiquer ici les définitions que Leibnitz donne de l’espace (ordre des coexistences) et du temps (ordre des successions) ; ne pouvant l’entreprendre, nous dirons seulement qu’il étend ainsi le sens de ces notions d’une façon tout à fait abusive, comme il le fait aussi, par ailleurs, pour la notion de corps.

 

20Ce sont les pitris de la tradition hindoue.

21Il y avait encore un troisième cas d’exception, mais d’un tout autre ordre : c’était celui des « incarnations messianiques volontaires », qui se produiraient tous les six cents ans environ, c’est-à-dire à la fin de chacun des cycles que les Chaldéens appelaient Naros, mais sans que le même esprit s’incarne jamais ainsi plus d’une fois, et sans qu’il n’ait consécutivement deux semblables incarnations dans une même race ; la discussion et l’interprétation de cette théorie sortiraient entièrement du cadre de la présente étude.

22Le Théosophisme, p. 97-99.

23La Réincarnation, p. 179 ; d’après le Dr Rozier : Initiation, avril 1898.

24Magie et Religion.

25La Réincarnation, p, 171.

26Le Livre des Esprits, p. 440-442

27L’Alliance Spiritualiste, juillet 1911.

28Le Livre des Esprits, p. 105-107. – Cf. Léon Denis, Christianisme et Spiritisme, p. 376-378. Voir aussi Les messies esséniens et l’Église orthodoxe, p. 33-35 ; cet ouvrage est une publication de la secte soi-disant « essénienne » à laquelle nous ferons allusion plus loin.

29St Mathieu, XVII, 9-15. – Cf. St Marc, IX, 8-12 ; ce texte ne diffère guère de l’autre qu’en ce que le nom de Jean-Baptiste n’y est pas mentionné.

30La Réincarnation, p. 170.

31L’autre personnage de l’Ancien Testament qui s’est manifesté à la transfiguration est Moïse, dont « personne n’a connu le sépulcre » ; Hénoch et Élie, qui doivent revenir « à la fin des temps », ont été l’un et l’autre « enlevés aux cieux » ; tout cela ne saurait être invoqué comme des exemples de manifestation des morts.

32St Jean, 1, 21.

33St Luc, I, 17.

34St Jean, IX, 1-3.

35Ibid., III, 3-7.

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18 mars 2012 7 18 /03 /mars /2012 18:17

Parmi les sectes religieuses ou pseudo-religieuses répandues en Amérique celle des Mormons est assurément une des plus anciennes et des plus importantes, et nous croyons qu'il n'est pas sans intérêt d'en exposer les origines.

 

Au début du XIXe siècle vivait dans la Nouvelle-Angleterre un pasteur presbytérien nommé Salomon Spalding, qui avait abandonné son ministère pour le commerce, où il ne tarda pas à faire faillite ; après cet échec, il se mit à composer une sorte de roman en style biblique, qu'il intitula le Manuscrit retrouvé, et sur lequel il comptait, paraît-il, pour remonter sa fortune, en quoi il se trompait, car il mourut sans avoir pu le faire accepter par aucun éditeur. Le sujet de ce livre se rapportait à l'histoire des Indiens de l'Amérique du Nord, qui y étaient présentés comme les descendants du Patriarche Joseph ; c'était un long récit de leurs guerres et de leurs émigrations supposées, depuis l'époque de Sédécias, roi de Juda, jusqu'au Ve siècle de l'ère chrétienne ; et ce récit était censé avoir été écrit par divers chroniqueurs successifs, dont le dernier, nommé Mormon, l'aurait déposé dans quelque cachette souterraine.

 

Comment Spalding avait-il eu l'idée de rédiger cet ouvrage, d'ailleurs fort ennuyeux, prodigieusement monotone et écrit dans un style déplorable ? C'est ce qu'il ne nous paraît guère possible de dire, et l'on peut se demander si cette idée lui vint spontanément ou si elle lui fut suggérée par quelqu'un d'autre, car il est loin d'avoir été seul à chercher ce qu'étaient devenues les tribus perdues d'Israël et à essayer de résoudre ce problème à sa façon. On sait que certains ont voulu retrouver les traces de ces tribus en Angleterre, et il est même des Anglais qui tiennent fort à revendiquer pour leur nation l'honneur de cette origine ; d'autre ont été rechercher ces mêmes tribus beaucoup plus loin, et jusqu'au Japon. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il existe dans quelques régions de l'Orient, notamment à Cochin, dans l'Inde méridionale, et aussi en Chine, des colonies juives fort anciennes, qui prétendent y être établies depuis l'époque de la captivité de Babylone. L'idée d'une émigration en Amérique peut paraître beaucoup plus invraisemblable et pourtant elle est venue à d'autres qu'à Spalding ; il y a là une coïncident assez singulière. En 1825, un Israélite d'origine portugaise, Mordecaï Manuel Noah, ancien consul des Etats-Unis à Tunis, acheta une île appelée Grand Island, située dans la rivière Niagara, et lança une proclamation engageant tous ses coreligionnaires à venir s'établir dans cette île, à laquelle il donna le nom d'Ararat. Le 2 septembre de la même année, on célébra en grande pompe la fondation de la nouvelle cité ; or, et c'est là ce que nous voulions signaler, les Indiens avaient été invités à envoyer des représentants à cette cérémonie, en qualité de descendants des tribus perdues d'Israël, et ils devaient aussi trouver un refuge dans le nouvel Ararat. Ce projet n'eut aucune suite, et la ville ne fut jamais bâtie ; une vingtaine d'années plus, Noah écrivit un livre dans lequel il préconisait le rétablissement de la nation juive en Palestine, et, bien que son nom soit aujourd'hui assez oublié, on doit le regarder comme le véritable promoteur du Sionisme. L'épisode que nous venons de rapporter est antérieur de près de cinq ans à la fondation du Mormonisme ; Spalding était déjà mort, et nous ne pensons pas que Noah ait eu connaissance de son Manuscrit retrouvé. En tout cas, on ne pouvait guère prévoir alors la fortune extraordinaire qui était réservée à cet ouvrage, et Spalding lui-même ne s'était probablement jamais douté qu'un jour devait venir où il serait considéré par des multitude comme une nouvelle révélation divine ; à cette époque on n'en était pas encore arrivé à composer de dessein prémédité des écrits soi-disant « inspirés », comme la Bible d'Oahspe ou l'Evangile Aquarien ; bizarres élucubrations qui trouvent chez les Américains de nos jours un milieu tout préparé pour les recevoir.

 

*

 

Il y avait à Palmyra, dans le Vermont, un jeune homme d'assez mauvaise réputation, nommé Joseph Smith ; il s'était d'abord signalé à l'attention de ses concitoyens, pendant une de ces périodes d'enthousiasme religieux que les Américains appellent revivals, en répandant le récit d'une vision dont il prétendait avoir été favorisé ; puis il s'était fait « trouveur de trésors », vivant de l'argent que lui remettaient les gens crédules auxquels il promettait d'indiquer, grâce à certains procédés divinatoires, les richesses enfouies dans le sol. C'est alors qu'il mit la main sur le manuscrit de Spalding, douze ans après la mort de son auteur ; on croit que ce manuscrit lui fut donné par un de ses compères, Sydney Rigdon, qui l'aurait dérobé dans une imprimerie où il faisait son apprentissage ; toujours est-il que la veuve, le frère et l'ancien associé de Spalding reconnurent et affirmèrent formellement l'identité du Livre de Mormon avec le Manuscrit retrouvé. Mais le « trouveur de trésors » prétendit que, guidé par un ange, il avait tiré ce livre de la terre où Mormon l'avait enfoui, sous la forme de plaque d'or couvertes de caractères hiéroglyphiques ; il ajoutait que l'ange lui avait également fait découvrir deux pierres translucides, qui n'étaient autre que l'Urim et le Thummim qui figuraient sur le pectoral du Grand-Prêtre d'Israël (1), et dont la possession, procurant le don des langues et l'esprit de prophétie, lui avait permis de traduire les plaques mystérieuses. Une dizaine de témoins déclarèrent avoir vu ces plaques ; trois d'entre eux affirmèrent même qu'ils avaient aussi vu l'ange, qui les avait ensuite enlevées et reprises sous sa garde. Parmi ces dernier était un certain Martin Harris, qui vendit sa ferme pour subvenir aux frais de la publication du manuscrit, malgré les avis du professeur Anthon, de New York, à qui il avait soumis un échantillon des prétendus hiéroglyphiques, et qui l'avait mis en garde contre ce qui lui paraissait bien n'être qu'une vulgaire supercherie. Il est à supposer que Smith s'était procuré quelques plaques de laiton et y avait tracé des caractères empruntés à divers alphabets ; d'après M. Anthon (2), il y avait surtout un mélange de caractères grecs et hébraïques, ainsi qu'une grossière imitation du calendrier mexicain publié par Humboldt. Il est d'ailleurs extrêmement difficile de dire si ceux qui aidèrent Smith à ses débuts furent ses dupes ou ses complices ; pour ce qui est de Harris, dont la fortune fut gravement compromise par le peu de succès qu'eut tout d'abord le Livre de Mormon, il ne tarda pas à renier la foi nouvelle et à se brouiller avec Smith. Celui-ci eut bientôt une révélation qui mettait son entretien à la charge de ses adhérents ; puis, le 6 avril 1830, une autre révélation vint le constituer prophète de Dieu, avec la mission d'enseigner aux hommes une religion nouvelle et d'établir l' « Église des Saints des Derniers Jours » (Church of Latter-Day Saints), dans laquelle on devait entrer par un nouveau baptême. Smith et son associé Cowdery s'administrèrent l'un à l'autre ce baptême ; l’Église ne comptait alors que six membres, mais, au bout d'un mois, elle en avait une trentaine, parmi lesquels le père et les frères de Smith. Cette Église, en somme, ne se différenciait guère de la majorité des sectes protestantes ; dans les treize articles de foi qui furent alors formulés par le fondateur, il y a lieu de signaler seulement la condamnation du baptême des enfants (article 4), la croyance « qu'un homme peut être appelé à Dieu par la prophétie et par l'imposition des mains » (article 5), et que les dons miraculeux tels que « prophétie, révélation, visions, guérison, exorcisme, interprétation des langues », se sont perpétués dans l’Église (article 7), l'adjonction du Livre de Mormon à la Bible comme étant la « parole de Dieu » (article 8), enfin la promesse « que Dieu révélera encore de grandes choses concernant Son Royaume » (article 9). Mentionnons encore l'article 10, ainsi conçu : « Nous croyons au rassemblement littéral d'Israël et à la restauration des dix tribus ; nous croyons que Sion sera rebâtie sur ce continent, que le Christ régnera personnellement sur la terre, et que la terre sera renouvelée et recevra la gloire paradisiaque. » Le début de cet article rappelle curieusement les projets de Noah ; la suite est l'expression d'un « millénarisme » qui n'est pas absolument exceptionnel dans les Églises protestantes et qui dans cette même région de la Nouvelle-Angleterre, devait aussi donner naissance, vers 1940, aux « Adventistes du Septième Jour ». Enfin, Smith voulut reconstituer l'organisation de l’Église primitive : Apôtre, Prophètes, Patriarches, Évangélistes, Anciens, Diacres, Pasteurs et Docteurs, plus deux hiérarchies de pontifes, l'une selon l'ordre d'Aaron, l'autre selon l'ordre de Melchissédec.

 

Les premiers adhérents de la nouvelle Église étaient des gens fort peu instruits, petits fermiers ou artisans pour la plupart ; le moins ignorant d'entre eux était Sydney Rigdon, celui qui avait probablement mis Smith en possession du manuscrit de Spalding ; aussi est-ce lui qui, par une révélation, fut chargé de la partie littéraire de l’œuvre, et on lui attribue la première partie du livre des Doctrines et Alliances, publié en 1846, et qui est en quelque sorte le Nouveau Testament des Mormons ; du reste, il ne tarda pas obliger le prophète, à qui il s'était ainsi rendu indispensable, à avoir une autre révélation qui partageait entre eux la suprématie. Cependant, la secte commençait à grandir et à faire connaître son existence au-dehors : les Irvingiens anglais, qui croient aussi à la perpétuation des dons miraculeux dans l’Église, envoyèrent à Smith une lettre signée d'un « concile de pasteurs » et exprimant leur sympathie. Mais le succès même suscita à Smith des adversaires qui ne manquèrent pas de rappeler son passé peu honorable ; aussi, dès 1831, le prophète jugea-t-il prudent de changer de résidence : de Fayette, dans le comté de Seneca, État de New York, où il avait institué son Église, il alla s'établir à Kirtland, dans l'Ohio ; puis il fit avec Rigdon un voyage d'exploration dans les pays de l'Ouest, et, à son retour, il émit une série de révélations ordonnant aux « Saints » de se rendre dans le comté de Jackson, État de Missouri, pour y bâtir une « Sion sainte ». En quelques mois, douze cents croyants répondirent à cet appel et se mirent à travailler au défrichement du pays et à l'érection de la « Jérusalem nouvelle » ; mais les premiers occupants de la région leur firent subir toutes sortes de vexations, et finalement les expulsèrent de Sion. Pendant ce temps, Joseph Smith, demeuré à Kirtland, y avait fondé une maison de commerce et de banque, dans la caisse de laquelle, comme nous l'apprend sa propre autobiographie, lui-même et sa famille avaient un droit illimité de puiser à pleines mains ; en 1837, la banque fut mise en faillite, et Smith et Rigdon, menacés de poursuites pour escroquerie, durent s'enfuir chez leurs fidèles du Missouri. Quatre ans s'étaient déjà écoulés depuis que ceux-ci avaient été chassés de Sion, mais ils s'étaient retirés dans les régions avoisinantes, où ils avaient acquis de nouvelles propriétés ; Smith, dès son arrivée, leur déclara que l'heure était venue où il allait « fouler ses ennemis sous ses pieds ». Les Missouriens, ayant eu connaissance de son attitude, en furent exaspérés, et les hostilités s'engagèrent presque immédiatement ; les Mormons, vaincus, durent capituler et s'engager à quitter le pays sans tarder ; le prophète, livré aux autorités, parvint à échapper à ses gardes et à rejoindre ses disciples dans l'Illinois. Là, les « Saints » se remirent à construire une ville, la cité de Nauvoo, sur la rive du Mississippi ; des prosélytes y arrivèrent, même d'Europe, car une mission envoyée en Angleterre en 1837 avait amené dix mille baptêmes, et une révélation somma ces nouveaux convertis d'accourir à Nauvoo « avec leur argent, leur or et leurs pierres précieuses ». L'état d'Illinois accorda à la cité une charte d'incorporation ; Joseph Smith en fut constitué maire, et il organisa une milice dont il fut nommé général ; depuis lors, il affecta même de paraître souvent à cheval et en uniforme. Son conseiller militaire était un certain général Bennet, qui avait servi dans l'armée des États-Unis ; ce Bennet avait offert ses services à Smith dans une lettre où, tout en professant une complète incrédulité quant à la mission divine de celui-ci, et en traitant de « joyeuse mascarade » le baptême mormon qu'il avait reçu, il promettait au prophète « une assistance dévouée et les apparences d'une foi sincère ». La prospérité croissante de la secte porta la vanité de Smith à un tel point qu'il osa, en 1844, poser sa candidature à la présidence des États-Unis.

 

C'est vers cette époque que la polygamie fut introduite dans le Mormonisme ; la révélation qui l'autorisa est datée de juillet 1843, mais elle fut longtemps tenue secrète et réservée à un petit nombre d'initiés ; ce n'est qu'au bout d'une dizaine d'années que cette pratique fut avouée publiquement par les chefs mormons (3). Seulement, on avait eu beau taire la révélation, les résultats en avaient été connus malgré tout ; un corps d'opposition, formé dans le sein même de la secte, fit entendre ses protestations dans un journal intitulé The Expositor. Les partisans du prophète rasèrent l'atelier de ce journal ; les rédacteurs s'enfuirent et dénoncèrent aux autorités Joseph Smith et son frère Hiram comme perturbateurs de l'ordre public. Un mandat d'arrêt fut lancé contre eux, et, pour le faire exécuter, le gouvernement de l'Illinois dut faire appel aux milices ; Joseph Smith, voyant qu'il ne pouvait résister, jugea prudent de se rendre ; il fut enfermé avec son frère à la prison du comté, à Carthage. Le 27 juillet 1844, une foule en armes envahit la prison et fit feu sur les détenus ; Hiram Smith fut tué sur place, et Joseph, en voulant s'enfuir par la fenêtre, manqua son élan et alla se briser au pied des murs ; il était âgé de trente-neuf ans. Il est peu vraisemblable que des assaillants se soient assemblés spontanément devant la prison ; on ne sait par qui il s furent dirigés ou tout au moins influencés, mais il est très possible que quelqu'un ait eu intérêt à faire disparaître Joseph Smith au moment précis où il voyait se réaliser toutes ses ambitions.

 

D'ailleurs, si celui-ci fut incontestablement un imposteur, bien que quelques-uns aient essayé de le présenter comme un fanatique sincère, il n'est pas sûr qu'il ait lui-même imaginé toutes ses impostures ; il y a trop d'autres cas plus ou moins similaires, où les chefs apparents d'un mouvement ne furent souvent que les instruments d'inspirations cachés, qu'eux-mêmes ne connurent peut-être pas toujours ; et un homme tel que Rigdon, par exemple, pourrait fort bien avoir joué un rôle d'intermédiaire entre Smith et de semblables inspirateurs. L'ambition personnelle qui était dans le caractère de Smith pouvait, jointe à son absence de scrupules, le rendre apte à la réalisation de desseins plus ou moins ténébreux ; mais, au-delà de certaines limites, elle risquait de devenir dangereuse, et d'ordinaire, en pareil cas, l'instrument est brisé impitoyablement ; c'est précisément ce qui arriva pour Smith. Nous n'indiquons ces considération qu'à titre d'hypothèse, ne voulant établir aucun rapprochement ; mais cela suffit pour montrer qu'il est difficile de porter un jugement définitif sur les individus, et que la recherche de véritables responsabilités est beaucoup plus compliquée que ne l'imaginent ceux qui s'en tiennent aux apparences extérieures.

 

*

 

Après la mort du prophète, quatre prétendants, Rigdon, William Smith, Lyman Wight et Brighman Young, se disputèrent sa succession ; ce fut Brigham Young, ancien ouvrier charpentier et président du « Collège des Apôtre », qui l'emporta finalement et fut proclamé « voyant, révélateur et président des Saints des Derniers Jours ». La secte continuait à s'accroître ; mais on apprit bientôt que les habitants de neuf comtés s'étaient ligués dans l'intention d'exterminer les Mormons. Les chefs de ceux-ci décidèrent alors une émigration en masse de leur peuple dans une région éloignée et déserte de la Haute-Californie, qui appartenait aux Mexique ; cette nouvelle fut annoncée par une « épître catholique » datée du 20 janvier 1846. Les voisins des Mormons consentirent à les laisser tranquilles, moyennant la promesse de partir avant le commencement de l'été suivant ; les « Saints » profitèrent de ce délai pour achever le temple qu'ils construisaient sur le sommet de la colline de Nauvoo, et auquel une révélation avait attaché certaines bénédictions mystérieuses ; la consécration eut lieu en mai. Les habitants de l'Illinois, voyant là un manque de sincérité et la marque d'une volonté de retour de la part des Mormons, chassèrent brutalement de leurs demeures ceux qui s'y trouvaient encore et, le 17 septembre, prirent possession de la ville abandonnée. Les émigrants entreprirent un pénible voyage ; beaucoup restèrent en route, certains même moururent de froid et de privation. Au printemps, le président partit en avant avec un corps de pionniers ; le 21 juillet 1847, ils atteignirent la vallée du Grand Lac Salé et, frappés par les rapports de sa configuration géographique avec celle de la terre de Chanaan, résolurent d'y fonder un « jalon de Sion » (stake of Sion), en attendant le moment où ils pourraient reconquérir la vraie Sion, c'est-à-dire la cité du comté de Jakson que les prophéties de Smith leur assuraient devoir être leur héritage. Quand la colonie fut rassemblée, elle comptait quatre mille personnes ; elle s'augmenta rapidement et, six ans plus tard, le nombre de ses membres s'élevait déjà à trente mille. En 1848, le pays avait été cédé par le Mexique aux États-Unis ; les habitants demandèrent au Congrès à être constitués en État souverain, sous le nom d' « État de Deseret », tiré du Livre de Mormon ; mais le Congrès érigea seulement le pays en Territoire sous le nom d'Utah, le Territoire ne pouvant se transformer en État libre que quand la population atteindrait le chiffre de soixante mille hommes, ce qui engagea d'ailleurs les Mormons à intensifier leur propagande pour y parvenir au plus vite et pouvoir ainsi légaliser la polygamie et leurs autres institutions particulières ; en attendant, le président Brigham Young fut d'ailleurs nommé gouverneur d'Utah. A partir de ce moment, la prospérité matérielle des Mormons alla toujours en croissant, ainsi que leur nombre, malgré quelques épisodes malheureux, parmi lesquels il faut noter un schisme qui se produisit en 1851 : ceux qui n'avaient pas suivi l'émigration constituèrent une « Église Réorganisée » ayant son siège à Lamoni, dans l'Iowa, et qui se prétend seule légitime ; ils placèrent à leur tête le jeune Joseph Smith, le propre fils du prophète, qui était demeuré à Independence, dans le Missouri. D'après une statistique officielle datant de 1911, cette « Église Réorganisée » comptait alors cinquante mille membres, tandis la branche d'Utah en comptait trois cent cinquante mille.

 

*

 

Le succès du Mormonisme peut sembler étonnant ; il est probable qu'il est plutôt dû à l'organisation hiérarchique et théocratique de la secte, fort habilement conçu, il faut le reconnaître, plutôt qu'à la valeur de sa doctrine, quoique l'extravagance même de celle-ci soit susceptible d'exercer un attrait sur certains esprits ; en Amérique surtout, les choses les plus absurdes dans ce genre réussissent d'une façon incroyable. Cette doctrine n'est pas restée ce qu'elle était au début, et cela se comprend sans peine, puisque de nouvelles révélations pouvaient venir la modifier à chaque instant : c'est ainsi que la polygamie était appelée dans le Livre de Mormon « une abomination aux yeux du Seigneur », ce qui n'empêcha pas Joseph Smith d'avoir une autre révélation par laquelle elle devenait « la grande bénédiction de la dernière Alliance ». Les innovations proprement doctrinales paraissent avoir été dues surtout à Orson Pratt, sous la domination intellectuelle duquel Smith était tombé vers la fin de sa vie, et qui avait une connaissance plus ou moins vague des idées de Hegel et de quelques autres philosophes allemands, popularisés par des écrivains tels que Parker et Emerson (4).

 

Les conceptions religieuses des Mormons sont du plus grossier anthropomorphisme, comme le prouvent ces extraits d'un de leurs catéchismes :

« Question 28 . Qu'est-ce que Dieu ? ─ Un être intelligent et matériel, ayant un corps et des membres. »

« Question 38. Est-il aussi susceptible de passion ? ─ Oui, il mange, il boit, il hait, il aime. »

« Question 44. Peut-il habiter plusieurs lieux à la fois ? ─ Non »

 

Ce Dieu matériel habite la planète Colob ; c'est matériellement aussi qu'il est le Père des créatures et qu'il les a engendrés, et le prophète dit dans son dernier sermon : « Dieu n'a pas eu le pouvoir de créer l'esprit de l'homme. Cette idée amoindrirait l'homme à mes yeux ; mais je sais mieux que cela. » Ce qu'il savait ou prétendait savoir, c'est ceci : d'abord, le Dieu des Mormons est un Dieu qui « évolue » ; son origine fut la « fusion de deux particules de matière élémentaire », et, par un développement progressif, il atteignit la forme humaine : « Dieu, cela va sans dire, a commencé par être un homme, et, par une voie de continuelle progression, il est devenu ce qu'il est, et il peut continuer à progresser de la même manière éternellement et indéfiniment. L'homme, de même, peut croître en connaissance et en pouvoir aussi loin qu'il lui plaira. Si donc l'homme est doué d'une progression éternelle, il viendra certainement un temps où il en saura autant que Dieu en sait maintenant. » Joseph Smith dit encore : « Le plus faible enfant de Dieu qui existe maintenant sur la terre, possédera en son temps plus de domination, de sujets, de puissance et de gloire que n'en possède aujourd'hui Jésus-Christ ou son Père, tandis que le pouvoir et l'élévation de ceux-ci se seront accrus dans la même proportion. » Et Parly Pratt, frère d'Orson, développe ainsi cette idée : « Que fera l'homme lorsque ce monde-ci sera trop peuplé ? Il fera d'autres mondes et s'envolera comme un essaim d'abeilles. Et quand un fermier aura trop d'enfants pour sa part de terre, il leur dira : Mes fils, la matière est infinie ; créez-vous un monde et peuplez-le. » Les représentations de la vie future sont d'ailleurs aussi matérielles que possible, et comportent des détails aussi ridicules que les descriptions du Summerland des spirites anglo-saxons : « Supposez, dit le même Parly Pratt, que de la population de notre terre, une personne sur cent ait part à la résurrection bienheureuse ; quelle portion pourrait bien avoir chacun des Saints ? Nous répondons : chacun d'eux pourrait bien avoir cent cinquante acres de terre, ce qui serait pleinement suffisant pour ramasser la manne, bâtir de splendide habitations, et aussi pour cultiver de fleurs et toutes les choses qu'affectionnent l'agriculteur et le botaniste. » Un autre « Apôtre », Spencer, chancelier de l'Université de Deseret et auteur de L'Ordre Patriarcal, dit aussi : « La résidence future des Saints n'est point une chose figurée ; aussi bien qu'ici-bas, ils auront besoin de maisons pour eux et leurs familles. C'est littéralement que ceux qui ont été dépouillés de leurs biens, maisons, fonds de terre, femme ou enfant, en recevront cent fois davantage...Abraham et Sarah continueront à multiplier non seulement ici-bas, mais dans tous les mondes à venir...La résurrection vous rendra votre propre femme, que vous garderez pour l'éternité, et vous élèverez des enfants de votre propre chair. » Certains spirites, il est vrai, n'attendent même pas la résurrection pour nous parler de « mariage célestes » et d' « enfants astraux » !

 

Mais ce n'est pas tout encore : de l'idée d'un Dieu « en devenir », qui ne leur appartient pas exclusivement et dont on peut trouver plus d'un exemple dans la pensée moderne, les Mormons sont bientôt passés à celle d'une pluralité de dieux formant une hiérarchie indéfinie. En effet, il fut révélé à Smith « que notre Bible actuelle n'était plus qu'un texte tronqué et perverti, qu'il avait la mission de ramener à sa pureté originelle », et que le premier verset de la Genèse devait être interprété ainsi : « Dieu le chef engendra les autres dieux avec le ciel et la terre. » En outre, « chacun de ces dieux est le Dieu spécial des esprits de toute chair qui habite dans le monde qu'il a formé ». Enfin, chose plus extraordinaire encore, une révélation nous apprend que le Dieu de notre planète est Adam, qui n'est lui-même qu'une autre forme de l'archange Michel : Quant notre père Adam vint en Éden, il amena avec lui Ève, l'une de ses femmes. Il aida à l'organisation de ce monde. C'est lui qui est Miche, l'Ancien des Jours. Il est notre père et notre Dieu, le seul Dieu avec qui nous ayons à faire. Dans ces histoires fantastiques, il y a des choses qui nous rappellent certaines spéculations rabbiniques, tant que, d'un autre côté, nous ne pouvons nous empêcher de songer au « pluralisme » de William James ; les Mormons ne sont-ils pas parmi les premiers à avoir formulé la conception, chère aux pragmatistes, d'un Dieu limité, « l'Invisible Roi » de Wells ?

 

La cosmologie des Mormons, autant qu'on peut en juger d'après des formules assez vagues et confuses, est une sorte de monisme atomiste, dans lequel la conscience ou l'intelligence est regardée comme inhérente à la matière : la seule chose qui ait existé de toute éternité est « une quantité indéfinie de matière mouvante et intelligente, dont chaque particule qui existe maintenant a existé dans toutes les profondeurs de l'éternité à l'état de livre locomotion. Chaque individu du règne animal ou végétal contient un esprit vivant et intelligent. Les personne ne sont que des tabernacles où réside l'éternelle vérité de Dieu. Quand nous disons qu'il n'y a qu'un Dieu et qu'Il est éternel, nous ne désignons aucun être en particulier, mais cette suprême Vérité qui habite une grande variété de substances ». Cette conception d'un Dieu impersonnel, que nous voyons apparaître ici, paraît être en contradiction absolue avec la conception anthropomorphique et évolutionniste que nous avons indiquée précédemment ; mais sans doute faut-il faire une distinction et admettre que le dieu corporel qui réside dans la planète Colob n'est que le chef de cette hiérarchie d'êtres « particuliers » que les Mormons appellent aussi des dieux ; et encore devons-nous ajouter que le Mormonisme, dont les dirigeants passent par toute une série d' « initiations », a vraisemblablement un exotérisme et un ésotérisme. Mais continuons : « Chaque homme est un agrégat d'autant d'individus intelligents qu'il entre dans sa formation de particules de matière. » Ici, nous trouvons quelque chose qui rappelle à la fois le monadisme leibnizien, entendu d'ailleurs dans son sens le plus extérieur, et la théorie du « polypsychisme » que soutiennent certaines « néo-spiritualistes ». Engin, toujours dans le même ordre d'idées, le président Brigham Young, dans un de ses sermons, proclama que « la récompense des bons sera une progression éternelle, et la punition des méchants un retour de leur substances aux éléments primitifs de toutes choses ». Dans diverses écoles d’occultisme, on menace pareillement de « dissolution finale » ceux qui ne pourront parvenir à acquérir l'immortalité ; et il y a aussi quelques sectes protestantes, comme les Adventistes notamment, qui n'admettent pour l'homme qu'une « immortalité conditionnelle ».

 

Nous pensons en avoir assez dit pour montrer ce que valent les doctrines des Mormons, et aussi pour faire comprendre que, malgré leur singularité, leur apparition ne constitue pas un phénomène isolé : elles représentent en somme, dans beaucoup de beaucoup de leurs parties, des tendances qui ont trouvé de multiples expressions dans le monde contemporain, et dont le développement actuel nous apparaît même comme le symptôme assez inquiétant d'un déséquilibre mental qui risque de se généraliser si l'on n'y veille soigneusement ; les Américain ont fait à l'Europe, sous ce rapport, de bien bien fâcheux présents.

 

 

 

  1. Exode, XXVIII, 30. - Ces deux mots hébreux signifient « lumière » et « vérité ».

  2. Lettre à M. Howe, 17 février 1834

  3. La révélation dont il s'agit a été publiée dans l'organe officiel de la secte, The Millenary Star (l'Etoile Millénaire), en janvier 1853. - Les autres révélations que nous avons mentionnées précédemment ont toutes été recueillies dans les Doctrines et Alliances ; nous n'avons pas cru nécessaire d'indiquer ici, pour chacune d'elles, le numéro de la « section » où elle se trouve.

  4. Orson Pratt édita en 1853 un organe intitulé The Seer (Le Voyant), auquel nous empruntons une grande partie des citations qui suivent.

     

 

René Guénon

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9 mars 2012 5 09 /03 /mars /2012 09:50

On cite habituellement cette phrase : « Connais-toi toi-même », mais on en perd souvent de vue le sens exact. A propos de la confusion qui règne au sujet de ces mots on peut se poser deux questions : la première concerne l'origine de cette expression, la seconde son sens réel et sa raison d'être. Certains lecteurs pourraient croire que ces deux questions sont entièrement distinctes et n'ont entre elles aucune relation. A la réflexion et après examen attentif il apparaît nettement qu'elles sont en étroit rapport.

 

Si l'on demande à ceux qui ont étudié la philosophie grecque quel est l'homme qui a prononcé le premier cette sage parole, la plupart d'entre eux n'hésiteront pas à répondre que l'auteur de cette maxime est Socrate, encore que d'aucuns prétendent la rapporter à Platon et d'autres à Pythagore. De ces avis contradictoires, de ces divergences d'opinion nous sommes en droit de conclure que cette phrase n'a pour auteur aucun de ces philosophes et que ce n'est pas chez eux qu'il faut en chercher l'origine.

 

Il nous semble licite de formuler cet avis, qui paraîtra juste au lecteur quand il saura que deux parmi ces philosophes, Pythagore et Socrate, n'ont laissé aucun écrit.

 

Quant à Platon nul, quelle que soit sa compétence philosophique, n'est à même de distinguer ce qui a été dit par lui ou par son maître Socrate. La majeure partie de la doctrine de ce dernier ne nous est connue que par l'intermédiaire de Platon et l'on sait d'autre part que c'est dans l'enseignement de Pythagore que Platon a recueilli certaines des connaissances dont il fait montre dans ses dialogues. Par là nous voyons qu'il est extrêmement difficile de délimiter ce qui revient à chacun des trois philosophes. Ce qu'on attribue à Platon est souvent attribué aussi à Socrate, et, parmi les théories visées, certaines sont antérieures à tous deux et proviennent de l'école de Pythagore ou de Pythagore lui-même.

 

A la vérité, l'origine de l'expression étudiée remonte bien plus haut que les trois philosophes ici nommés. Bien mieux, elle est plus ancienne que l'histoire de la philosophie, et elle dépasse aussi le domaine de la philosophie.

 

On dit que ces mots étaient inscrits au-dessus de la porte d'Apollon à Delphes. Ils furent ensuite adoptés par Socrate, comme ils le furent par d'autres philosophes, comme un des principes de leur enseignement, malgré la différence qui a pu exister entre ces divers enseignement et les buts poursuivis par leurs auteurs. Il est d'ailleurs probable que Pythagore aussi a employé cette expression bien avant Socrate. Par là, ces philosophes se proposaient de montrer que leur enseignement ne leur était pas strictement personnel, qu'il provenait d'un point de départ plus ancien, d'un point de vue plus élevé rejoignant la source même de l'inspiration originelle, spontanée et divine.

 

Nous constatons que ces philosophes étaient, en cela, très différents des philosophes modernes qui déploient tous leurs efforts pour exprimer quelque chose de nouveau afin de le donner comme l'expression de leur propre pensée, de se poser comme les seuls auteurs de leurs opinions, comme si la vérité pouvait être la propriété d'un homme.

 

Nous allons voir maintenant pourquoi les philosophes anciens ont voulu rattacher leur enseignement à cette expression ou à quelque autre similaire, et pourquoi on peut dire que cette maxime est d'un ordre supérieur à toute philosophie.

 

Pour répondre à la seconde partie de cette question, nous dirons que la réponse est contenue dans le sens originel et étymologique du mot « philosophie », qui aurait été, dit-on, employé pour la première fois par Pythagore. Le mot philosophie exprime proprement le fait d'aimer Sophia, la sagesse, l'aspiration à celle-ci ou la disposition requise pour l'acquérir.

 

Ce mot a toujours été employé pour qualifier une préparation à cette acquisition de la sagesse, et spécialement les études qui pouvaient aider le philosophos, ou celui qui éprouvait pour elle quelque penchant, à devenir sophos, c'est-à-dire sage.

 

Ainsi, comme le moyen ne saurait être pris pour une fin, l'amour de la sagesse ne saurait constituer la sagesse elle-même. Et du fait que la sagesse est en soi identique à la véritable connaissance intérieure, on peut dire que la connaissance philosophique n'est qu'une connaissance superficielle et extérieure. Elle n'a donc point en elle-même ni par elle-même une valeur propre. Elle constitue seulement un premier degré dans la voie de la connaissance supérieure et véritable qui est la sagesse.

 

Il est bien connu de ceux qui ont étudié les philosophes anciens que ceux-ci avaient deux sortes d'enseignement, l'un exotérique et l'autre ésotérique. Tout ce qui était écrit appartenait seulement au premier. Quant au second, il nous est impossible d'en connaître exactement la nature, parce que d'une part il était réservé à quelques-uns et que d'autre part il avait un caractère secret. Ces deux qualités n'auraient eu aucune raison d'être s'il n'y avait eu là quelque chose de supérieur à la simple philosophie.

 

 

On peut tout au moins penser que cet enseignement ésotérique était en relation étroite et directe avec la sagesse et qu'il ne faisait point appel seulement à la raison ou à la logique comme c'est le cas pour la philosophie qui pour cela a été appelée la connaissance rationnelle. Il était admis par les philosophes de l'Antiquité que la connaissance rationnelle, c'est-à-dire la philosophie, n'est pas le plus haut degré de la connaissance, n'est pas la sagesse.

 

Se peut-il que la sagesse soit enseignée comme on enseigne la connaissance extérieure par la parole ou par les livres ? Cela est réellement impossible et nous en verrons la raison. Mais ce que nous pouvons déjà affirmer, c'est que la préparation philosophique n'était pas suffisante, même comme préparation, car elle ne concerne qu'une faculté limitée qui est la raison, tandis que la sagesse concerne la réalité de l'être tout entier.

 

Donc il existe une préparation à la sagesse plus élevé que la philosophie, qui ne s'adresse plus à la raison, mais à l'âme et à l'esprit, et que nous pourrons appeler préparation intérieure ; et elle paraît avoir été le caractère des plus hauts degrés de l'école de Pythagore. Elle a étendu son influence à travers l'école de Platon jusqu'au néo-platonisme de l'école d'Alexandrie où elle apparaît de nouveau clairement, ainsi que chez les néo-pythagoriciens de la même époque.

 

Si pour cette préparation intérieure on employait encore des mots, ceux-ci ne pouvaient plus y être pris que comme des symboles destinés à fixer la contemplation intérieure. Par cette préparation, l'homme est amené à certains états qui lui permettent de dépasser la connaissance rationnelle à laquelle il était parvenu antérieurement, et comme tout ceci est au-dessus du niveau de la raison, il était aussi au-dessus de la philosophie, puisque le nom de philosophie est toujours employé en fait pour désigner quelque chose qui appartient à la seule raison.

 

Cependant il étonnant que les moderne en soient arrivés à considérer la philosophie, ainsi définie, comme si elle était complète en elle-même, et qu'ils oublient ainsi ce qu'il y a de plus élevé et de supérieur.

 

L'enseignement ésotérique a été connu dans les pays d'Orient avant de se propager en Grèce où il avait reçu le nom de « mystères ». Les premiers philosophes, en particulier Pythagore, y avaient rattaché leur enseignement, comme n'étant qu'une expression nouvelle des idées anciennes. Il existait plusieurs sortes de mystères ayant des origines diverses. Ceux qui inspirèrent Pythagore et Platon étaient en rapport avec le culte d'Apollon. Les « mystères » eurent toujours un caractère réservé et secret, le mot mystère lui-même signifie étymologiquement silence total, les choses auxquelles ils se rapportaient ne pouvant être exprimées par des mots, mais seulement enseignés par une voie silencieuses. Mais les modernes ignorant toute autre méthode que celle qui implique l'usage des mots, et que nous pouvons appeler la méthode de l'enseignement exotérique, ont cru faussement, à cause de cela, qu'il n'y avait là aucun enseignement.

 

Nous pouvons affirmer que cet enseignement silencieux usait de figures, de symboles, et d'autres moyens ayant pour but d'amener l'homme à des états intérieurs lui permettant de parvenir graduellement à la connaissance réelle ou sagesse. C'était là le but essentiel et final de tous les « mystères » et des choses semblables qu'on peut trouver ailleurs.

 

Quant aux « mystères » qui étaient spécialement rattachés au culte d'Apollon et à Apollon lui-même, il faut se souvenir que celui-ci était le dieu du soleil et de la lumière, celle-ci étant dans son sens spirituel la source d'où jaillit toute connaissance et d'où dérivent les sciences et les arts.

 

Il est dit que les rites d'Apollon étaient venus du Nord et cela se rapporte à une tradition très ancienne, qui se trouve dans les livres sacrés comme le Vêda hindou et l'Avesta perse. Cette origine nordique était même affirmée plus spécialement Delphes qui passait pour être un centre spirituel universel ; et il y avait dans son temple un pierre appelée « omphalos » qui symbolisait le centre du monde.

 

On pense que l'histoire de Pythagore et le nom même de Pythagore ont un lien certain avec les rites d'Apollon. Celui-ci était appelé Pythios, et il est dit que Pytho était le nom originel de Delphes. La femme qui recevait l'inspiration des Dieux dans le temple s'appelait Pythie. Le nom de Pythagore signifie donc guide de la Pythie, ce qui s'applique à Apollon lui-même. On raconte aussi que c'est la Pythie qui avait déclaré que Socrate était le plus sage des hommes. Il semble par là que Socrate avait un lien avec le centre spirituel de Delphes, ainsi que Pythagore lui-même.

 

Ajoutons que si toutes les sciences étaient attribuées à Apollon, il en était ainsi plus particulièrement pour la géométrie et la médecine. Dans l'école pythagoricienne, la géométrie et toutes les branches des mathématiques occupaient la première place dans la préparation à la connaissance supérieure. A l'égard de cette connaissance elle-même, ces sciences n'étaient pas mises de côté, mais demeuraient au contraire employées comme symboles de la vérité spirituelle. Platon aussi considérait la géométrie comme une préparation indispensable à tout autre enseignement et il avait fait inscrire sur la porte de son école ces mots : « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre. » On comprend le sens de ces mots quand on les rapproche d'une autre formule de Platon lui-même : « Dieu fait toujours de la géométrie », si nous ajoutons que, parlant d'un Dieu géomètre, Platon faisait encore allusion à Apollon.

 

Il ne faut donc pas s'étonner que les philosophes de l'Antiquité aient employé la phrase inscrite à l'entrée du temps de Delphes, puisque nous connaissons maintenant les liens qui les rattachaient aux rites et au symbolisme d'Apollon.

 

D'après tout cela, nous pouvons facilement comprendre le sens réel de la phrase étudiée ici et l'erreur des modernes à son sujet. Cette erreur vient de ce qu'ils ont considéré cette phrase comme une simple parole d'un philosophe, à qui ils attribuent toujours une pensée comparable à la leur. Mais en réalité la pensée ancienne différait profondément de la pensée moderne. Ainsi, beaucoup attribuent à cette phrase un sens psychologique ; mais ce qu'ils appellent psychologie consiste seulement dans l'étude des phénomènes mentaux, qui ne sont que des modifications extérieures – et non l'essence – de l'être.

 

D'autres y voient, surtout parmi ceux qui l'attribuent à Socrate, un but moral, la recherche d'une loi applicable à la vie pratique. Toutes ces interprétations extérieures, sans être toujours entièrement fausses, ne justifient pas le caractère sacré qu'elle avait à l'origine, et qui implique un sens beaucoup plus profond que celui qu'on voudrait ainsi lui attribuer. Elle signifie d'abord qu'aucun enseignement exotérique n'est capable de donner la connaissance réelle, que l'homme doit trouver seulement en lui-même, car, en fait, toute connaissance ne peut être acquise que par une compréhension personnelle.

 

Sans cette compréhension, aucun enseignement ne peut aboutir à un résultat efficace, et l'enseignement qui n'éveille pas chez celui qui le reçoit une résonance personnelle ne peut procurer aucune sorte de connaissance. C'est pourquoi Platon dit que « tout ce que l'homme apprend est déjà en lui ». Toutes les expériences, toutes les choses extérieures qui l'entourent ne sont qu'une occasion pour l'aider à prendre conscience de qu'il a en lui-même. Cet éveil est ce qu'on appelle anamnésis, ce qui signifie « réminiscence ».

 

Si cela est vrai pour toute connaissance, ce l'est d'autant plus pour une connaissance plus élevée et plus profonde, et, quand l'homme avance vers cette connaissance, tous les moyens extérieurs et sensibles deviennent de plus en plus insuffisants, jusqu'à perdre finalement toute utilité. S'ils peuvent aider à approcher la sagesse à quelque degré, ils sont impuissants à l'acquérir réellement et il est dit couramment dans l'Inde que le véritable guru ou maître se trouve dans l'homme lui-même et non point dans le monde extérieur, quoiqu'une aide extérieure puisse être utile au début, pour préparer l'homme à trouver en lui et par lui-même ce qu'il ne peut trouver ailleurs et particulièrement ce qui est au-dessus du niveau de la connaissance rationnelle. Il faut, pour y atteindre, réaliser certains états qui vont toujours plus profondément dans l'être, vers le centre qui est symbolisé par le cœur et où la conscience de l'homme doit être transférée pour le rendre capable d'arriver à la connaissance réelle. Ces états qui étaient réalisés dans les mystères antiques étaient des degrés dans la voie de cette transposition du mental au cœur.

 

Il y avait, avons-nous dit, dans le temple de Delphes une pierre appelée omphalos, qui représentait le centre de l'être humain aussi bien que le centre du monde, suivant la correspondance qui existe entre le macrocosme et le microcosme, c'est-à-dire l'homme, de telle sorte sorte que tout ce qui est dans l'un est en rapport direct avec ce qui est dans l'autre. Avicenne a dit : « Tu te crois un néant et c'est en toi que réside le monde. »

 

Il est curieux de signaler la croyance répandue dans l'Antiquité que l'omphalos étaient tombé du ciel, et l'on aurait une idée exacte du sentiment des Grecs à l'égard de cette pierre en disant qu'il avait quelque similitude avec celui que nous éprouvons à l'égard de la pierre noire sacrée de la Kaabah.

 

La similitude qui existe entre le macrocosme et le microcosme fait que chacun d'eux est l'image de l'autre, et la correspondance des éléments qui les composent montre que l'homme doit se connaître lui-même d'abord pour pouvoir connaître ensuite toutes choses, car, en vérité, il peut trouver toutes choses en lui. C'est pour cette raison que certaines sciences – surtout celles qui faisaient partie de la connaissance ancienne et qui sont presque ignorées par nos contemporains – possèdent un double sens. Par l'apparence extérieure, ces sciences se rapportent au macrocosme et peuvent être considérées justement à ce point de vue. Mais en même temps elles ont aussi un sens plus profond, celui qui se rapporte à l'homme lui-même et à la voie intérieure par laquelle il peut réaliser la connaissance en lui-même, réalisation qui n'est autre que celle de son propre être. Aristote a dit : « l'être est tout ce qu'il connaît », de telle sorte que, là où il y a une connaissance réelle – non son apparence ou son ombre – la connaissance et l'être sont une seule et même chose.

 

L'ombre, suivant Platon, est la connaissance par les sens et même la connaissance rationnelle qui, bien que plus élevée, a sa source dans le sens. Quant à la connaissance réelle, elle est au-dessus du niveau de la raison ; et sa réalisation, ou la réalisation de l'être lui-même, est semblable à la formation du monde suivant la correspondance dont nous avons parlé plus haut.

 

C'est pourquoi certaines sciences peuvent la décrire sous l'apparence de cette formation ; ce double sens était inclus dans les anciens mystères, comme il se rencontre aussi dans toutes les sortes d'enseignement visant le même but parmi les peuples de l'Orient.

 

Il semble qu'en Occident également cet enseignement a existé pendant tout le Moyen Age, bien qu'aujourd'hui il ait complètement disparu au point que la plupart des Occidentaux n'ont aucune idée de sa nature ou même de son existence.

 

Par tout ce qui précède, nous voyons que la connaissance réelle n'a pas pour voie la raison, mais l'esprit et l'être tout entier, car elle n'est autre chose que la réalisation de cet être dans tous ses états, ce qui est l'achèvement de la connaissance et l'obtention de la sagesse suprême. En réalité, ce qui appartient à l'âme, et même à l'esprit, représente seulement les degrés dans la voie vers l'essence intime qui est le vrai soi, et qui peut être trouvé seulement quand l'être a atteint son propre centre, toutes ses puissances étant unies et concentrées comme en un seul point, dans lequel toutes choses lui apparaissent, étant contenues dans ce point comme dans leur premier et unique principe, et ainsi il peut connaître toutes choses comme en lui-même et de lui-même, comme la totalité de l'existence dans l'unité de sa propre essence.

 

Il est facile de voir combien cela est loin de la psychologie au sens moderne de ce mot, et que cela va même plus loin qu'une connaissance plus vraie et plus profonde de l'âme, qui ne peut être que le premier pas dans cette voie. Il importe de remarquer que la signification du mot nefs ne doit pas être restreint ici à l'âme, car ce mot se trouve dans la traduction arabe de la phrase considérée alors que son équivalent grec psyché apparaît pas dans l'original. Il ne faut donc pas attribuer à ce mot le sens courant, car il est certain qu'il possède une autre signification beaucoup plus élevée qui le rend assimilable au mot essence, et qui se rapporte au Soi ou à l'être réel ; nous en avons pour preuve ce qui est dit dans le hadith, qui est comme un complément de la phrase grecque : « Qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur. »

 

Quand l'homme se connaît lui-même dans son essence profonde, c'est-à-dire dans le centre de son être, c'est alors qu'il connaît son Seigneur. Et connaissant son Seigneur, il connaît en même temps toutes choses, qui viennent de Lui et y retournent. Il connaît toutes choses dans la suprême unité du Principe divin, hors duquel, suivant la parole de Moyiddin ibn Arabî : « Il n'y a absolument rien qui existe », car rien ne peut être hors de l'Infini.

 

René Guénon

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24 février 2012 5 24 /02 /février /2012 07:53

On nous a fait remarquer que, tandis qu'il est souvent affirmé que l'esprit n'est autre qu'Atmâ, il y a cependant des cas où ce même esprit paraît s'identifier seulement à Buddhi ; n'y a-t-il pas là quelque chose de contradictoire ? Il ne suffirait pas d'y voir une simple question de terminologie, car, s'il en était ainsi, on pourrait tout aussi bien ne pas s'arrêter là et accepter indistinctement les multiples sens plus ou moins vagues et abusifs donnés vulgairement au mot « esprit », alors que, au contraire, nous nous sommes toujours appliqué à les écarter soigneusement ; et l'insuffisance trop évidente des langues occidentales, en ce qui concerne l'expression des idées d'ordre métaphysique, ne doit certes pas empêcher de prendre toutes les précautions nécessaires pour éviter les confusions. Ce qui justifie ces deux emplois d'un même mot, c'est, disons-le tout de suite, la correspondance qui existe entre différents « niveaux » de réalité, et qui rend possible la transposition de certains termes d'un de ces niveaux à l'autre.

 

Le cas dont il s'agit est en somme comparable à celui du mot « essence », qui est aussi susceptible de s'appliquer de plusieurs façons différentes ; en tant qu'il est corrélatif de « substance », il désigne proprement, au point du vue de la manifestation universelle, Purusha envisagé par rapport à Prakrili ; mais il peut aussi être transposé au-delà de cette dualité, et il en est forcément ainsi lorsqu'on parler de l' « Essence divine », même si, comme il arrive le plus souvent en Occident, ceux qui emploient cette expression ne vont pas dans leur conception de la Divinité, au-delà de l'Être pur (1). De même, on peut parler de l'essence d'une être comme complémentaire de sa substance, mais on peut aussi désigner comme l'essence ce qui constitue la réalité ultime, immuable et inconditionnée de cet être ; et la raison en est que la première n'est en définitive rien d'autre que l'expression de la seconde à l'égard de la manifestation. Or, si l'on dit que l'esprit d'un être est la même chose que son essence, on peut aussi l'entendre dans l'un et l'autre de ces deux sens ; et, si l'on se place au point de vue de la réalité absolue, l'esprit ou l'essence n'est et ne peut être évidemment rien d'autre qu'Atmâ. Seulement, il faut bien remarquer qu'Atmâ, comprenant en soi et principiellement toute réalité, ne peut peut par là même entrer en corrélation avec quoi que ce soit ; ainsi, dès lors qu'il s'agit des principes constitutifs d'un être dans ses états conditionnés, ce qu'on y envisage comme l'esprit, par exemple dans le ternaire « esprit, âme, corps », ne peut plus être l'Atmâinconditionné, mais ce qui le représente en quelque sorte de la façon la plus directe dans la manifestation. Nous pourrions ajouter que ce n'est même plus l'essence corrélative de la substance, car, s'il est vrai que c'est par rapport à la manifestation que celle-ci doit être considérée, elle n'est cependant pas dans la manifestation même ; ce ne pourra donc être proprement que le premier et le plus élevé de tous les principes manifestés, c'est-à-dire Buddhi.

 

Il faut aussi, dès lors qu'on se place au point de vue d'un état de manifestation tel que l'état individuel humain, faire intervenir ici ce qu'on pourrait appeler une question de « perspective » : c'est ainsi que, lorsque nous parlons de l'universel en le distinguant de l'individuel, nous devons y comprendre non seulement le non-manifesté, mais aussi tout ce qui, dans la manifestation elle-même, est d'ordre supra-individuel, c'est-à-dire la manifestation informelle, à laquelle Buddhi appartient essentiellement. De même, l'individualité comme telle comprenant l'ensemble des éléments psychiques et corporels, nous ne pouvons désigner que comme spirituels les principes transcendants par rapport à cette individualité, ce qui est précisément encore le cas de Buddhi ou de l'intellect ; c'est pourquoi nous pouvons dire, comme nous l'avons fait souvent, que, pour nous, l'intellectualité pure et la spiritualité sont synonymes au fond ; et d'ailleurs l'intellect lui-même est aussi susceptible d'une transposition du genre de celles dont il a été question plus haut, puisqu'on n'éprouve en général aucune difficulté à parler de l' « Intellect divin ». Nous ferons encore remarquer à ce propos que, bien que les gunas soient inhérents à Prakriti, on ne peut regarder sattwa que comme une tendance spirituelle (ou, si l'on préfère, « spiritualisante »), parce qu'il est la tendance qui oriente l'être les états supérieurs ; c'est là, en somme, une conséquence de la même « perspective » qui fait apparaître les états supra-individuels comme des degrés intermédiaires entre l'état humain et l'état inconditionné, bien que, entre celui-ci et un état conditionné quelconque, fût-il le plus élevé de tous, il n'y ait réellement aucune mesure.

 

Ce sur quoi il convient d'insister tout particulièrement, c'est la nature essentiellement supra-individuelle de l'intellect pur ; c'est d'ailleurs seulement ce qui appartient à cet ordre qui peut vraiment être dit « transcendant », ce terme ne pouvant s'appliquer qu'à ce qui est au-delà du domaine individuel. L'intellect n'est donc jamais individualisé ; ceci correspond encore à ce qu'on peut exprimer, au point de vue plus spécial du monde corporel, en disant que quelles que puissent être les apparences, l'esprit n'est jamais réellement « incarné », ce qui est d'ailleurs également vrai dans toutes les acceptions où ce mot d' « esprit » peut être pris légitimement (2). Il résulte de là que la distinction qui existe entre l'esprit et les éléments d'ordre individuel est beaucoup plus profonde que toutes celles qu'on peut établir parmi ces derniers, et notamment entre les éléments psychiques et les éléments corporels, c'est-à-dire entre ceux qui appartiennent respectivement à la manifestation subtile et à la manifestation grossière, lesquelles ne sont en somme l'une et l'autre que des modalités de la manifestation formelle (3).

 

Ce n'est pas tout encore : non seulement Buddhi, en tant qu'elle est la première des productions de Prakriti, constitue le lien entre tous les états de manifestation, mais d'un autre côté, si l'on envisage les choses à partir de l'ordre principiel, elle apparaît comme le rayon lumineux directement émané du Soleil spirituel, qui est Atmâ lui-même ; on peut donc dire qu'elle est aussi la première manifestation d'Atmâ (4), quoiqu'il doive être bien entendu que, en soi, celui-ci ne pouvant être affecté ou modifié par aucune contingence demeure toujours non manifesté (5). Or là lumière est essentiellement une et n'est pas d'une nature différente dans le Soleil et dans ses rayons qui ne se distinguent de lui qu'en mode illusoire à l'égard du Soleil lui-même (bien que cette distinction n'en soit pas moins réelle pour l’œil qui perçoit ces rayons, et qui représente ici l'être dans la manifestation) (6) ; en raison de cette « connaturalité » essentielle, Buddhi n'est donc en définitive pas autre chose que l'expression même d'Atmâ dans la manifestation. Ce rayon lumineux qui relie tous les états entre eux est aussi représenté symboliquement comme le « souffle » par lequel ils subsistent, ce qui, on le remarquera, est strictement conforme au sens étymologique des mots désignant l'esprit (que ce soit le latin spiritus ou le grec pneuma) ; et, ainsi que nous l'avons déjà expliqué en d'autres occasions, il est proprement le sûtrâtmâ, ce qui revient encore à dire qu'il est en réalité Atmâ même, ou, plus précisément, qu'il est l'apparence que prend Atmâ dès que, au lieu de ne considérer que le Principe suprême (qui serait alors représenté comme le Soleil contenant en lui-même tous ses rayons à l'état « indistingué »), on envisage aussi les états de manifestation, cette apparence n'étant d'ailleurs telle, en tant qu'elle semble donner au rayon une existence distincte de sa source, que du point de vue des êtres qui sont situés dans ces états, car il est évident que l' « extériorité » de ceux-ci par rapport au Principe ne peut être que purement illusoire.

 

La conclusion qui résulte immédiatement de là, c'est que, tant que l'être est, non pas seulement dans l'état humain, mais dans un état manifesté quelconque, individuel ou supra-individuel, il ne peut y avoir pour lui aucune différence effective entre l'esprit et l’intellect, ni par conséquent entre la spiritualité et l'intellectualité véritables. En d'autres termes, pour parvenir au but suprême et final, il n'y a d'autre voie pour cet être que le rayon même par lequel il est relié au Soleil spirituel ; quelle que que soit la diversité apparente des voies existant au point de départ, elles doivent toutes s'unifier tôt ou tard dans cette seule voie « axiale » ; et, quand l'être aura suivi celle-ci jusqu'au bout, il « entrera dans son propre Soi », qu'on l'appelle analogiquement esprit, essence ou de quelque autre nom qu'on voudra, est identique à la réalité absolue en laquelle tout est contenu, c'est-à-dire l'Atmâ suprême et inconditionné.

 

  1. L'emploi du terme Purushottama, dans la tradition hindoue, implique précisément la même transposition par rapport à ce que désigne Purusha dans son sens le plus habituel.

  2. On pourrait même dire que c'est là ce qui marque, d'une façon tout à fait générale, la distinction la plus nette et la plus importante entre ces acceptions et les sens illégitimes qui sont trop souvent attribués à ce même mot.

  3. C'est aussi pourquoi, en toute rigueur, l'homme ne peut pas parler de « son esprit » comme il parle de « son âme » ou de « son corps », le possessif impliquant qu'il s'agit d'un élément appartenant proprement au « moi », c'est-à-dire d'ordre individuel. Dans la division ternaire des éléments de l'être l'individu comme tel est composé de l'âme et du corps, tandis que l'esprit (sans lequel il ne pourrait d'ailleurs exister en aucune façon) est transcendant par rapport à lui.

  4. Cf. La Grande Triade, p. 80, note 2.

  5. Il est, suivant la formule upanishadique, « ce par quoi tout est manifesté, et qui n'est soi-même manifesté par rien ».

  6. On sait que la lumière est le symbole traditionnel de la nature même de l'esprit ; nous avons fait remarquer ailleurs qu'on rencontre également à cet égard, les expressions de « lumière spirituelle » et de « lumière intelligible », comme si elles étaient quelque sorte synonyme, ce qui implique encore manifestement une assimilation entre l'esprit et l'intellect.

 

René Guénon

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22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 16:18

Nous avons déjà, en maintes occasions, expliqué la différence fondamentale existant dans la nature des sciences chez les anciens et chez les modernes, différence qui est celle des sciences traditionnelles et des sciences profanes ; mais c'est là une question sur laquelle tant d’erreurs sont répandues qu'on ne saurait y revenir avec trop d'insistance. C'est ainsi que nous voyons souvent affirmer, comme une chose qui ne saurait faire aucun doute, que la science des anciens était purement « empirique », ce qui, au font, revient à dire qu'elle n'était pas même une science à proprement parler, mais seulement une sorte de connaissance toute pratique et utilitaire. Or il est facile de constater que, tout au contraire, les préoccupations de ce ordre n'ont jamais tenu tant de place que chez les modernes, et aussi, sans même remonter plus loin que l'antiquité dite « classique » , que tout ce qui relevait de l'expérimentation était considéré par les anciens comme ne pouvant constituer qu'une connaissance d’un degré très inférieur. Nous ne voyons pas très bien comment tout cela peut se concilier avec la précédente affirmation ; et, par une singulière inconséquence, ceux mêmes qui formulent celle-ci ne manquent presque jamais, par ailleurs, de reprocher aux anciens leur dédain de l'expérience !

 

La source de l'erreur dont il s'agit, comme d'un multitude d'autres, c'est la conception « évolutionniste » ou « progressiste » : on veut, en vertu de celle-ci, que toute connaissance ait commencé par être à un état rudimentaire, à partir duquel elle se serait développée et élevée peu à peu ; on postule une sorte de grossière simplicité primitive, qui, bien entendu, ne peut être l'objet d'aucune constatation ; et l'on prétend tout faire partir d'en bas, comme s'il n'était pas contradictoire d'admettre que le supérieur puisse sortir de l'inférieur. Une telle conception n'est pas simplement une erreur quelconque, mais constitue proprement une « contre-vérité » ; nous voulons dire par là qu'elle va exactement au rebours de la vérité, par un étrange reversement qui est bien caractéristique de l'esprit moderne. La vérité, c'est qu'il y a eu au contraire, depuis les origines, une sorte de dégradation ou de « descente » continuelle, allant de la spiritualité vers la matérialité, c'est-à-dire du supérieur vers l'inférieur, et se manifestant dans tous les domaines de l'activité humaine, et que de là sont nées, à des époques assez récentes, les sciences profanes, séparées de tout principe transcendant, et justifiées uniquement par les applications pratiques auxquelles elles donnent lieu, car c'est là, en somme, tout ce qui intéresse l'homme moderne, qui ne se soucie guère de connaissance pure, et qui, en parlant des anciens comme nous le disions tout à l'heure, ne fait que leur attribuer ses propres tendances (1), parce qu'il ne conçoit même pas qu'ils aient pu en avoir de toutes différentes, pas plus qu'il ne conçoit qu'il puisse exister des sciences tout autres, par leur objet et par leur méthode, que celles qu'il cultive lui-même de façon exclusive.

Cette même erreur implique aussi l' « empirisme » entendu au sens où ce mot désigne une théorie philosophique, c'est-à-dire l'idée, très moderne aussi, que toute connaissance dérive entièrement de l'expérience, et plus précisément de l'expérience sensible ; ce n'est d'ailleurs là, en réalité, qu'une des formes de l'affirmation que tout vient d'en bas. Il est clair que, en dehors de cette idée préconçue, il n'y a aucune raison de supposer que le premier état de toute connaissance a dû être un état « empirique » ; ce rapprochement entre les deux sens du même mot n'a certes rien de fortuit, et nous pourrions dire que c'est l' « empirisme » philosophique des modernes qui les porte à attribuer aux anciens un « empirisme » de fait. Or nous devons avouer que nous n'avons jamais pu arriver à comprendre même la possibilité d'une telle conception, tellement elle nous paraît aller à l'encontre de toute évidence : qu'il y ait des connaissances qui ne viennent point des sens, c'est là, purement et simplement, une question de fait ; mais les modernes, qui prétendent ne s'appuyer que sur les faits, les méconnaissent ou les nient volontiers quand ils ne s'accordent pas avec leurs théories. En somme, l'existence de cette conception « empiriste » prouve simplement, chez ceux qui l'ont émise et chez ceux qui l'acceptent, la disparition complète de certaines facultés d'ordre supra-sensible, à commencer, cela va de soi, par la pure intuition intellectuelle (2).

 

Les sciences telles que les comprennent les modernes, c'est-à-dire les sciences profanes, ne supposent effectivement, d'une façon générale, rien de plus ni d'autre qu'une élaboration rationnelle de données sensibles ; ce sont donc elles qui sont véritablement « empiriques » quant à leur point de départ ; et l'on pourrait dire que les modernes confondent indûment ce point de départ de leurs sciences avec l'origine de toute science. Encore y a-t-il parfois, même dans leurs sciences, comme des vestiges amoindris ou altérés de connaissances anciennes, dont la nature réelle leur échappe ; et nous pensons surtout ici aux sciences mathématiques ; dont les notions essentielles ne sauraient être tirées de l'expérience sensible ; les efforts de certains philosophes pour expliquer « empiriquement » l'origine de ces notions sont parfois d'un comique irrésistible ! Et, si certains sont tentés de protester quand nous parlons d'amoindrissement ou d'altération, nous leur demanderons de comparer à cet égard, par exemple, la science traditionnelle des nombre à l'arithmétique profane, ils pourront sans doute assez facilement comprendre par là ce que nous voulons dire.

 

D'ailleurs, la plupart des sciences profanes ne doivent réellement leur origine qu'à des débris ou, pourrait-on dire, à des résidus de sciences traditionnelles incomprises : nous avons cité ailleurs, comme particulièrement caractéristique, l'exemple de la chimie, issue, non point de l'alchimie véritable, mais de sa dénaturation par les « souffleurs », c'est-à-dire par des profanes qui, ignorant le vrai sens des symboles hermétiques, les prirent dans une acception grossièrement littérale. Nous avons cité aussi le cas de l'astronomie, qui ne représente que la partie matérielle de l'ancienne astrologie, isolée de tout ce qui constituait l' « esprit » de cette science, et qui est irrémédiablement perdu pour les modernes, lesquels s'en vont répétant niaisement que l'astronomie fut découverte, de façon « empirique », par des « bergers chaldéens », sans se douter que le nom des Chaldéens était en réalité la désignation d'une caste sacerdotale ! On pourrait multiplier les exemples du même genre, établir une comparaison entre les cosmogonies sacrées et la théories de la « nébuleuse » et autres hypothèses similaires, ou encore, dans un autre ordre d'idée, montrer la dégénérescence de la médecine à partir de son ancienne dignité d' « art sacerdotal », et ainsi de suite. La conclusion serait toujours la même : des profanes se sont emparés illégitimement de fragments de connaissances dont ils ne pouvaient saisir ni la portée ni la signification, et ils en ont formé soi-disant indépendantes, qui valent tout juste ce qu'ils valaient eux-mêmes ; la science moderne, qui est sortie de là, n'est donc proprement que la science des ignorants (3).

 

Les sciences traditionnelles, comme nous l'avons dit bien souvent, sont essentiellement caractérisées par leur rattachement aux principes transcendants, dont elles dépendent strictement à titre d'applications plus ou moins contingentes, et c'est bien là tout le contraire de l' « empirisme » ; mais les principes échappent nécessairement aux profanes, et c'est pourquoi ceux-ci, fussent-ils des savants modernes, ne peuvent jamais être au fond que des « empiriques ». Depuis que, par suite de la dégradation à laquelle nous faisions allusion précédemment, les hommes ne sont plus tous pareillement qualifiés pour toute connaissance, c'est-à-dire tout au moins depuis le début du Kali-Yuga, il y a forcément des profanes ; mais, pour que leur science tronquée et faussée ait pu se faire prendre au sérieux et se donner pour ce qu'elle n'est pas, il a fallu que la vraie connaissance disparaisse, avec les organisations initiatiques qui étaient chargées de la conserver et de la transmettre, et c'est là précisément ce qui est arrivé dans le monde occidental au cours des derniers siècles.

 

Nous ajouterons encore que, dans la façon dont les modernes envisagent les connaissances des anciens, on voit apparaître nettement cette négation de tout élément « supra-humain » qui fait le fond de l'esprit antitraditionnel, et qui n'est, somme toute, qu'une conséquence directe de l'ignorance profane. Non seulement on réduit tout à des proportions purement humaines, mais, du fait de ce renversement de toutes choses qu'entraîne la conception « évolutionniste », on va jusqu'à mettre de l' « infra-humain » à l'origine ; et le plus grave est que, aux yeux de nos contemporains, ces choses semblent aller de soi : on en est arrivé à les énoncer comme si elles ne pouvaient pas même être contestées, et à présenter comme des « faits » les hypothèses les moins fondées, parce qu'on n'a même plus l'idée qu'il puisse en être autrement ; c'est là le plus grave, disons-nous, parce que c'est ce qui peut faire craindre que, parvenue à un tel point, la déviation de l'esprit moderne ne soit tout à fait irrémédiable.

 

Ces considérations pourront encore aider à comprendre pourquoi il est absolument vain de chercher à établir un accord ou un rapprochement quelconque entre les connaissances traditionnelles et les connaissances profanes, et pourquoi les premières n'ont pas à demander aux secondes une « confirmation » dont, en elles-mêmes, elles n'ont d'ailleurs nul besoin. Si nous y insistons, c'est que nous savons combien cette façon de voir est répandue aujourd'hui chez ceux qui ont quelque idée des doctrines traditionnelles, mais une idée « extérieure », si l'on peut dire, et insuffisante pour leur permettre d'en pénétrer la nature profonde, ainsi que pour les empêcher d'être illusionnés par le prestige trompeur de la science moderne et de ses applications pratiques. Ceux-là, en mettant ainsi sur le même plan des choses qui ne sont nullement comparables, ne perdent pas seulement leur temps et leurs efforts ; ils risquent encore de s'égarer et les multiples variétés de l' « occultisme » sont là pour montre que ce danger n'est que trop réel.

 

  1. C'est par une illusion du même genre que les modernes, parce qu'ils sont mus surtout par des motifs « économiques », prétendent expliquer tous les événements historiques en les rapportant à des cause de cet ordre.

  2. Disparition de ces faculté quant à leur exercice effectif, bien entendu, car elles subsistent malgré tout à l'état latent en tout être humain ; mais cette sorte d'atrophie peut atteindre un tel degré que leur manifestation devienne complètement impossible, et c'est bien là ce que nous constatons chez la grande majorité de nos contemporains.

  3. Par une curieuse ironie des choses, le « scientisme » de notre époque tient par-dessus tout à se proclamer « laïque », sans s'apercevoir que c'est là, tout simplement, l'aveu explicite de cette ignorance.

 

René Guénon

Mélanges

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22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 09:11

La civilisation moderne apparaît dans l'histoire comme une véritable anomalie : de toutes celles que nous connaissons, elle est la seule qui se soit développée dans un sens purement matérialiste, la seule aussi qui ne s'appuie sur aucun principe d'ordre supérieur. Ce développement matériel qui se poursuit depuis plusieurs siècles déjà, et qui va en s'accélérant de plus en plus, a été accompagné d'une régression intellectuelle qu'il est fort incapable de compenser. Il s'agit en cela, bien entendu, de la véritable et pure intellectualité, que l'on pourrait aussi appeler spiritualité, et nous nous refusons à donner ce nom à ce à quoi les modernes se sont surtout appliqués : la culture des sciences expérimentales, en vue des applications pratiques auxquelles elles sont susceptibles de donner lieu. Un seul exemple pourrait permettre de mesurer l'étendue de cette régression : la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin était, dans son temps, un manuel à l'usage des étudiants ; où sont aujourd'hui les étudiants qui seraient capables de l'approfondir et de se l'assimiler ?

 

La déchéance ne s'est pas produite d'un seul coup ; on pourrait en suivre les étapes à travers toute la philosophie moderne. C'est la perte ou l'oubli de la véritable intellectualité qui a rendu possibles ces deux erreurs qui ne s'opposent qu'en apparence, qui sont en réalité corrélative et complémentaires : rationalisme et sentimentalisme. Dès lors qu'on niait ou qu'on ignorait toute connaissance purement intellectuelle, comme on l'a fait depuis Descartes, on devait logiquement aboutir, d'une part, au positivisme, à l'agnosticisme et à toutes les aberrations « scientistes », et, d'autre part, à toutes les théories contemporaines qui, ne se contenant pas de ce que la raison peut donner, cherchent autre chose, mais le cherchent du côté du sentiment et de l'instinct, c'est-à-dire au-dessous de la raison et non au-dessus, et en arrivent, avec William James par exemple, à voir dans la subconscience le moyen par lequel l'homme peut entrer en communication avec le Divin. La notion de la vérité, après avoir été rabaissée à n'être plus qu'une simple représentation de la réalité sensible, est finalement identifiée par le pragmatisme à l'utilité, ce qui revient à la supprimer purement et simplement ; en effet, qu'importe la vérité dans un monde dont les aspirations sont uniquement matérielles et sentimentales ?

 

Il n'est pas possible de développer ici toutes les conséquences d'un semblable état de choses ; bornons-nous à en indiquer quelques-unes, parmi celles qui se rapportent plus particulièrement au point de vue religieux. Et, tout d'abord, il est à noter que le mépris et la répulsion que les autres peuples, les Orientaux surtout, éprouvent à l'égard des Occidentaux, viennent en grande partie de ce que ceux-ci leur apparaissent en général comme des hommes sans tradition, sans religion, ce qui est à leurs yeux une véritables monstruosité. Un Oriental ne peut admettre une organisation sociale qui ne repose pas sur les principes traditionnels ; pour un musulman, par exemple, la législation toute entière n'est qu'une simple dépendance de la religion. Autrefois, il en a été ainsi en Occident également ; que l'on songe à ce que fut la Chrétienté au moyen âge ; mais, aujourd'hui, les rapports sont renversés. En effet, on envisage maintenant la religion comme un simple fait social ; au lieu que l'ordre social tout entier soit rattaché à la religion, celle-ci au contraire, quand on sent encore à lui faire une place, n'est plus regardée que comme l'un quelconque des éléments qui constituent l'ordre social ; et combien de catholiques, hélas ! acceptent cette façon de voir sans la moindre difficulté ! Il est grand temps de réagir contre cette tendance, et, à cet égard, l'affirmation du Règne social du Christ est une manifestation particulièrement opportune ; mais, pour en faire une réalité, c'est toute la mentalité actuelle qu'il faut réformer.

 

Il ne faut pas se le dissimuler, ceux mêmes qui se croient être sincèrement religieux n'ont, pour la plupart, de la religion qu'une idée fort amoindrie ; elle n'a guère d'influence effective sur leur pensée ni sur leur façon d'agir; elle est comme séparée de tout le reste de leur existence. Pratiquement, croyants et incroyants se comportent à peu près de la même façon ; pour beaucoup de catholiques, l'affirmation du surnaturel n'a qu'une valeur toute théorique, et ils seraient fort gênés d'avoir à constater un fait miraculeux. C'est là ce qu'on pourrait appeler un matérialisme pratique, un matérialisme du fait ; n'est-il pas plus dangereux encore que le matérialisme avéré, précisément parce que ceux qu'il atteint n'en ont même pas conscience ?

 

D'autre par, pour le plus grand nombre, la religion n'est qu'une affaire de sentiment, sans aucune portée intellectuelle ; on confond la religion avec une vague religiosité, on la réduit à une morale ; on diminue le plus possible la place de la doctrine, qui est pourtant tout l'essentiel, ce dont tout le reste ne doit être logiquement qu'une conséquence. Sous ce rapport, le protestantisme, qui aboutit à n'être plus qu'un « moralisme » pur et simple, est très représentatif des tendances de l'esprit moderne ; mais on aurait grand tort de croire que le catholicisme lui-même n'est pas affecté par ces mêmes tendances, non dans son principe, certes, mais dans la façon dont il est présenté d'ordinaire : sous prétexte de le rendre acceptable à la mentalité actuelle, on fait des concessions les plus fâcheuses, et on encourage ainsi ce qu'il faudrait au contraire combattre énergiquement. N'insistons pas sur l'aveuglement de ceux qui, sous prétexte de « tolérance », se font les complices inconscients de véritables contrefaçons de la religion, dont ils sont loin de soupçonner l'intention cachée. Signalons seulement en passant, à ce propos, l'abus déplorable qui est fait trop fréquemment du mot même de « religion » : n'emploie-t-on pas à tout instant des expressions comme celles de « religion de la patrie », de « religion de la science », de « religion du devoir » ? Ce ne sont pas là de simples négligences de langage, ce sont des symptômes de la confusion qui est partout dans le monde moderne, car le langage ne fait en somme que représenter fidèlement l'état des esprits ; et de telles expressions sont incompatibles avec le vrai sens religieux.

 

Mais venons-en à ce qu'il y a de plus essentiel : nous voulons parler de l'affaiblissement de l'enseignement doctrinal, presque entièrement remplacé par de vagues considération morales et sentimentales, qui plaisent peut-être davantage à certains, mais qui, en même temps, ne peuvent que rebuter et éloigner ceux qui ont des aspirations d'ordre intellectuel, et, malgré tout, il en est encore à notre époque. Ce qui le prouve, c'est que certains, plus nombreux même qu'on ne pourrait le croire, déplorent ce défaut de doctrine ; et nous voyons un signe favorable, en dépit des apparences, dans le fait qu'on paraît, de divers côtés, s'en rendre compte davantage aujourd'hui qu'il y a quelques années. On a certainement tort de prétendre, comme nous l'avons souvent entendu, que personne ne comprendrait un exposé de pure doctrine ; d'abord, pourquoi vouloir toujours se tenir au niveau le plus bas, sous prétexte que c'est celui du plus grand nombre, comme s'il fallait considérer la quantité plutôt que la qualité ? N'est-ce pas là une conséquence de cet esprit démocratique qui est un des aspects caractéristiques de la mentalité moderne ? Et, d'autre part, croit-on que tant de gens seraient réellement incapables de comprendre, si on les avait habitués à un enseignement doctrinal ? Ne faut-il pas penser même que ceux qui ne comprendraient pas tout en retireraient cependant un certain bénéfice peut-être plus grand qu'on ne le suppose ?

 

Mais ce qui est sans doute l'obstacle le plus grave, c'est cette sorte de défiance que l'on témoigne, dans trop de milieux catholiques, et même ecclésiastiques, à l'égard de l'intellectualité en général ; nous disons le plus grave, parce que c'est une marque d'incompréhension jusque chez ceux-là mêmes à qui incombe la tâche de l'enseignement. Ils ont été touchés par l'esprit moderne au point de ne plus savoir, pas plus que les philosophes auxquels nous faisions allusion tout à l'heure, ce qu'est l'intellectualité vraie, au point de confondre parfois intellectualisme avec rationalisme, faisant ainsi involontairement le jeu des adversaires. Nous pensons précisément que ce qui importe avant tout, c'est de restaurer cette véritable intellectualité, et avec elle le sens de la doctrine et de la tradition ; il est grand temps de montrer qu'il y a dans la religion autre chose qu'une affaire de dévotion sentimentale, autre chose aussi que des préceptes moraux ou des consolations à l'usage des esprits affaiblis par la souffrance, qu'on peut y trouver la « nourriture solide » dont parle saint Paul dans l’Épître aux Hébreux

 

Nous savons bien que cela a le tort d'aller contre certaines habitudes prises et dont on s'affranchit difficilement ; et pourtant il ne s'agit pas d'innover, loin de là, il s'agit au contraire de revenir à la tradition dont on s'est écarté, de retrouver ce qu'on a laissé se perdre. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de faire à l'esprit moderne les concessions les plus injustifiées, celles par exemple qui se rencontrent dans tant de traités d'apologétique, où l'on s'efforce de concilier le dogme avec tout ce qu'il y a de plus hypothétique et de moins fondé dans la science actuelle, quitte à tout remettre en question chaque fois que ces théories soi-disant scientifiques viennent à être remplacées par d'autres ? Il serait pourtant bien facile de montrer que la religion et la science ne peuvent entrer réellement en conflit, pour la simple raison qu'elles ne se rapportent pas au même domaine. Comment ne voit-on pas le danger qu'il y a à paraître chercher, pour la doctrine qui concerne les vérités immuables et éternelles, un point d'appui dans ce qu'il de plus changeant et de plus incertain ? Et que penser de certains théologiens catholiques qui sont affectés de l'esprit « scientiste » au point de se croire obligés de tenir compte dans une mesure plus ou moins large, des résultats de l'exégèse moderne et de la « critique textuelle », alors qu'il serait si aisé, à la condition d'avoir une base doctrinale un peu sûre, d'en faire apparaître l'inanité ? Comment ne s'aperçoit-on pas que la prétendue « science des religions », telle qu'elle est enseigné dans les milieux universitaires, n'a jamais été en réalité autre chose qu'une machine de guerre dirigée contre la religion et, plus généralement, contre tout ce qui peut subsister encore de l'esprit traditionnel, que veulent naturellement détruire ceux qui dirigent le monde moderne dans un sens qui ne peut aboutir qu'à une catastrophe ?

 

Il y aurait beaucoup à dire sur tout cela, mais nous n'avons voulu qu'indiquer très sommairement quelques-uns des points sur lesquels une réforme serait nécessaire et urgente ; et, pour terminer par une question qui nous intéresse tout spécialement ici, pourquoi rencontre-t-on tant d'hostilité plus ou moins avouée à l'égard du symbolisme ? Assurément, parce qu'il y a là un mode d'expression qui est devenu entièrement étranger à la mentalité moderne, et parce que l'homme est naturellement porté à se méfier de ce qu'il ne comprend pas. Le symbolisme est le moyen le mieux adapté à l'enseignement des vérités d'ordre supérieur, religieuses et métaphysiques, c'est-à-dire de tout ce que repousse néglige l'esprit moderne ; il est tout le contraire de ce qui convient au rationalisme, et tous ses adversaires se comportent, certains sans le savoir, en véritables rationalistes. Pour nous, nous pensons que, si le symbolisme est aujourd'hui incompris, c'est une raison de plus pour y insister, en exposant aussi complètement que possible la signification réelle des symboles traditionnels, en leur restituant toute leur portée intellectuelle, au lieu d'en faire simplement le thème de quelques exhortations sentimentales pour lesquelles, du reste, l'usage du symbolisme est chose fort inutile.

 

Cette réforme de la mentalité moderne, avec tout ce qu'elle implique : restauration de l'intellectualité vraie et de la tradition doctrinale, qui pour nous ne se séparent pas l'une de l'autre, c'est là, certes, une tâche considérable ; mais est-ce une raison pour ne pas l'entreprendre ? Il ns semble, au contraire, qu'une telle tâche constitue un des buts les plus hauts et les plus importants que l'on puisse proposer à l'activité d'une société comme celle du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur, d'autant plus que tous les efforts accomplis en ce sens seront nécessairement orientés vers le Cœur du Verbe incarné, Soleil spirituel et Centre du Monde, « en lequel  sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science », non de cette vaine science profane, mais de la véritable science sacrée, qui ouvre, à ceux qui l'étudient comme il convient, des horizons insoupçonnés et vraiment illimités.

 

René Guénon

Symboles fondamentaux de la Science sacrée

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6 février 2012 1 06 /02 /février /2012 18:15

- Comment as-tu obtenu un tel rang ?

- J'ai rassemblé toutes les nécessités de la vie, je les ai fagotées avec la corde du contentement, je les ai chargées sur le mangonneau de la sincérité, et je le les ai lancées dans l'océan du désespoir. Alors je fus soulagé.

 

*

 

- Par quel moyen parvient-on à Allah, le Très-Haut ?

- Par la mutité, la surdité, la cécité.

 

*

 

- Par quoi ont-ils obtenu ce qu'ils ont obtenu ?

- Pa la perte de ce qu'ils ont et le constat de ce qu'Il a.

 

*

 

Si vous voyez un homme ayant reçu le don des prodiges au point de s'asseoir en tailleur dans l'air, n'en soyez pas dupes avant de vous assurer comme il agit en ce qui concerne l’exhortation et le déni, le respect des règles et l'application de la loi.

 

*

 

J'ai désobéi à ma mère deux fois et chaque fois j'ai subi un dommage. Une fois, je jetai du toit des branches d'absinthe. Elle me dit :

- Abstiens-toi !

Je me suis avancé et j'ai lancé un bout ; puis j'ai voulu le rattraper pour lui obéir ; je suis alors tombé du toit et me suis blessé au nez. J'attribuai cette blessure à ma désobéissance. Une autre fois, elle me demanda à boire et dit :

- Prends un jarre.

J'en pris deux. Dès que je fus dehors, vint à moi un ivrogne qui me frappa et brisa les deux jarres. J'estimai que cela était dû à mon écart de son ordre.

 

*

 

S'il arrive à l'homme d'être en accord avec lui-même ; si la gaîté emplit son cœur à cause de l'excellente pensée qu'il a de son Seigneur ; si, par acte de volonté, il réalise le bien-fondé de cette pensée ; si sa volonté même s'attache au bon vouloir de son Créateur ; s'il désire selon le désir d'Allah ; s'il élève son cœur à la hauteur d'Allah ; s'il assujettit son mouvement à l'autorité d'Allah ; si tel serviteur va où il veut selon le vouloir d'Allah Très Haut ; s'il s'arrête où Allah souhaite, partout, en toute connaissance et en tout vouloir : tel homme sera en tout climat avec Lui ; pas un site, de lui, ne se vide : si ce serviteur a été avec Allah, certes, il aura été en toute région ; et s'il n'était pas avec Allah, il n'aurait été nulle part. Le souffle de l'homme est rivé à son cœur, et son cœur est attaché à sa pensée, et sa pensée est liée à sa volonté, et sa volonté est soumise au bon vouloir d'Allah Très Haut. Allah dit « Je suis où Mon serviteur M'évoque en pensée. » Si Allah est dans la pensée même du serviteur, ce sera comme si tel serviteur était où est Allah. De même que Allah n'abandonne jamais Son serviteur, où qu'il se trouve, de même le serviteur ne délaisse point son Allah où qu'il se trouve. Et Allah ne quitte point un séjour pour un autre. Si donc le serviteur authentifie l'excellente pensée qu'il a de Allah, telle pensée dépendra de Allah comme son cœur dépend de sa pensée, et son souffle de son cœur. Aussi va-t-il d'où il veut à là où il veut selon le bon vouloir d'Allah. Et toute chose lui advient sans qu'il bouge et sans peine : viennent à lui l'Orient et l'Occident au complet. Dès qu'il évoque une contrée, cette contrée à lui se présente, tandis qu'il reste où il est. Car jamais Il ne disparaît d'une contrée. Il est Celui qui jamais ne disparaît et qui en toute pérennité demeure. Il est Celui-là même que rien n'abolit et qui est de toute éternité. Comprends cela. Les choses Le poursuivent, et Lui ne pourchasse rien. C'est que les choses accèdent à l'être par Allah.

 

*

 

J'ai accompli le pèlerinage une première fois, là je vis le Temple. La deuxième fois, je vis le Maître du Temple, sans voir le Temple. La troisième fois, je ne vis ni le Temple, ni le Maître.

 

*

 

Le recueillement se reconnaît à cinq indices : en évoquant son moi, on s'appauvrit ; en se remémorant son péché, on se repent ; en se représentant le monde, on médite ; en imaginant l'au-delà, on se réjouit ; en invoquant le Souverain, on s'honore.

 

*

 

Qui regarde les êtres avec l’œil de la science les honnit et les fuit en se réfugiant en Allah, Glorieux et Sublime. Et qui les regarde avec l’œil de la vérité, les absout et devient pour eux la voie qui mène à Lui.

 

*

 

Tous les nom désignent les attributs, seul Allah désigne l'essence. Le nom est un indice qui mène au sens ; et par le sens on reconnaît l'essence ; et par les noms on saisit les attributs ; et par les attributs on perçoit l'essence. Celui qui admet les attributs sans reconnaître l'essence n'est point musulman. On appelle musulman celui qui consacre l'essence avant de se préoccuper des attributs. Il devra ensuite adopter les attributs. La preuve de cela : si un homme proclame : « Point de dieu hormis le Miséricordieux » ou « Point de dieu hormis le Clément » ; quand il alignerait tous les autres noms, jamais il ne serait musulman avant de prononcer « Point de dieu hormis Allah. » celui qui célèbre ce seul nom, qui est Allah, établit tous les autres noms qui sont contenus en lui et en dérivent. De ce nom proviennent les sens de tous les autres noms. Et tel nom recouvre l'être des noms. Tel nom n'a besoin de nul autre que lui-même. Car Dieu Très Haut S'est réservé la jouissance exclusive de ce nom et a fait participer Ses créatures à tous les autres noms. A l'exception de tel nom. Il est permis de qualifier l'homme de savant, clément, généreux, selon le sens même de ces noms. Mais il n'est pas autorisé d'appeler l'homme « Allah », Son nom étant : « Point de dieu hormis Allah. » Et jamais l'on ne s'adresse à Allah par un de Ses noms sans obtenir pour soi-même quelque avantage ; sauf pour ce qui concerne le nom « Allah », lequel représente la part d'Allah seul à laquelle ne peut accéder le serviteur. C'est-à-dire : celui qui réclame à Allah sa miséricorde dit : « O miséricordieux ! » et celui qui demande Sa générosité dit : « O Généreux ! », et celui cherche Sa libéralité dit : « O Libéral ! » Sous chaque nom gît un sens, à répartir entre les humains pour les affaires de ce monde et de l'autre : tous les noms, hormis « Allah » ; tel nom renvoie à l'unicité d'Allah Très Haut ; le moi n'en a point part. Celui qui veut être doté par Allah s'adresse à Lui par les noms des attributs ; et celui qui présent Son essence, L'invoque par le nom de l'essence.

 

*

 

Qui regarde les humains par la science les abomine ; et qui les regarde par la vérité leur accorde sa compassion.

 

*

 

Il dit :

- Le croyant n'a pas de moi.

Puis il récita :

- « Allah a acheté aux croyants leur personne. »

Comment peut-on conserver son moi quand on a vendu sa personne ?

 

*

 

Interrogé sur le nom suprême, il dit :

- Tu le trouves en proclamant : « Point de dieu hormis Allah », tout en étant absent à toi-même.

 

*

 

- Qu'est-ce que le soufisme ?

- C'est l'attribut du Vrai dont se vêt le serviteur.

 

*

 

- On dit que la profession de foi : « Point de dieu hormis Allah », est la clé du paradis.

- On dit vrai. Mais la clé n'ouvre pas sans une serrure. Et la serrure de « Point de dieu hormis Allah » est composé de quatre choses qui sont : une langue sans mensonge ni médisance, un cœur sans ruse ni traîtrise, un ventre sans péché ni soupçon, une œuvre sans caprice ni déviance.

 

*

 

Il y avait dans la contrée d'Abu Yazid un docteur de la loi qui était le savant dans la région. Il alla vers Abu Yazid et lui dit :

- On me rapporta sur ton compte des choses extraordinaires.

- Il en existe d'autres bien plus extraordinaires, lui répliqua Abu Yazid.

- Ta science, de qui et d'où te vient-elle ?

- Ma science est un don de Allah, Glorieux et Sublime ; elle illustre ce dit de l'Envoyé de Dieu : « Qui agit par ce qu'il sait, Allah lui fait hériter ce qu'il ignore », et cet autre dit : « Il y a deux sciences : la science évidente qui est la preuve d'Allah pour Ses créatures ; et la science ésotérique qui contient le savoir salutaire. » Ta science, ô docteur, fut transmise, d'une voix à l'autre, pour l'enseignement, non pour l’œuvre. Et ma science, ce sont les inspirations qui me viennent de Lui.

- Ma science est corroborée par la chaîne des autorités : de plus grands aux plus grands, jusqu'à l'Envoyé d'Allah, à l'ange Gabriel, à Allah, Glorieux et sublime.

- Docteur, le Prophète possédait une science provenant d'Allah et à laquelle n'étaient initiés ni l'ange Gabriel, ni l'ange Michaël.

- Certes, mais je voudrais authentifier cette science dont tu te réclames.

- Oui, je te préciserai cela dans la mesure de la connaissance qui est fixée dans ton cœur.

Puis il reprit :

- Docteur, sais-tu que le Glorieux et Sublime parla formellement à Moïse, qu'Il parla à Mohmmad – lequel Le vit ouvertement – comme Il parla aux prophètes à travers Ses révélations ?

- Assurément.

Puis il dit :

- Docteur, sais-tu que les paroles des véridiques et des saints proviennent d'une inspiration qu'Il suscite en eux ? Ne sais-tu pas que ce sont Ses bienfaits et Ses confirmations qui les incitent à prononcer la sagesse au profit de la communauté ? Allah n'a-t-Il pas inspiré la mère Moïse quand elle mit son enfant dans le coffret et le jeta dans le fleuve ? N'a-t-Il pas inspiré Khadir dans l'affaire du bateau, l'affaire du jeune homme et l'affaire du mur ? Khadir lui-même n'a-t-il pas affirmé à Moïse : « Je n'ai pas agi de ma propre initiative, mais d'après une science provenant d'Allah, Glorieux et Sublime », lequel dit : « Nous lui avons conféré une science émanant de Nous »?Aussi n'a-t-Il pas inspiré Joseph en sa prison ? De même pour Abu Bakr qui révéla à Aïcha que telle femme était enceinte d'une fille ; et quand la mère mit au monde d'une fille, Abu Bakr dit : « Cela me fut inspiré. » Et Umar ne fut-il pas inspiré quand il cria sur la chaire : « O Chari'a, la montagne ! » De semblables exemples ne manquent pas. Allah réserve aux êtres qu'Il inspire Ses bienfaits en puisant dans Sa grâce et Sa générosité. Et Allah distingue les uns des autres dès qu'il s'agit de l'inspiration et de la sagacité.

Le docteur se leva et dit :

- Tu m'as donné accès au fondement et tu m'as mis du baume au cœur.

 

*

 

- Allah est Très Grand, dit quelqu'un.

- Que signifie cette parole ? lui demande Abu Yazid.

- Il est plus grand que toute chose.

- Prends garde ! Tu Le limites. A quoi peut-Il être mesuré pour paraître le Très Grand ?

- Que veut donc dire cette parole ?

- Il est le Très Grand car Il ne peut être comparé aux hommes, ni soumis à l'analogie, ni perçu par les sens.

 

*

 

Abu Yazid apprit qu'un tel, son voisin le mage, était malade. Il lui rendit visite. Lorsque le mage vit Abu Yazid, il dégagea sa tête de son lit et posa son visage à même la terre par considération et déférence pour son visiteur, lequel resta une heure, puis se décida à partir. Parvenu au patio, Abu Yazid leva les yeux vers le ciel comme pour l'interroger sur le sort du malade. Dans le vestibule, voici que l'un des enfants du mage le rattrapa et l'interpella :

- Mon père te dit : « Par le pouvoir d'Allah sur toi, ne pars pas. »

Il resta. Le malade lui parla ainsi :

- Abu Yazid, expose-moi les principes de l'islam.

Il les lui exposa. Et le mage devint musulman. Puis trépassa. Abu Yazid se chargea de tout et l'enterra.

 

*

 

La Tradition recommande l'abandon du monde et la Loi ordonne la compagnie du Seigneur. Celui qui se conforme à la Tradition et à la Loi parfait sa connaissance. Le Le livre le conduit à la compagnie du Seigneur et la Tradition le guide à travers le monde.

 

*

 

Le soufi est celui qui prend le Livre d'Allah de sa main droite et la Tradition de Son Envoyé de sa main gauche. Et qui regarde d'un œil le jardin et de l'autre le feu. Et qui se drape de ce monde et se vêt de l'au-delà. Et qui, en attendant, se met à la disposition du Seigneur : « Me voici, ô Allah, me voici ! »

 

*

 

Il y a trois façons de cheminer sur la voie de la servitude vers Allah Très Béni et Très Haut : ce sont celle du vulgaire, celle de l'élite, et celle de l'élite dans l'élite.

Quant au cheminement qui consiste à sauvegarder la servitude du vulgaire, il varie selon cinq types de serviteurs :

  1. Le serviteur coupable, suspect, non repentant, séduit par le monde, oublieux de l'au-delà, acceptant les vanités d'ici-bas : celui-là, quand même il révérait Son Seigneur, ne saura jamais distinguer la part que réclame Allah pour que soit préserver Son inviolabilité. Or, il n'est pas nuisible à cet homme de ne craindre pas Allah Il n'est pas concerné par la menace et la promesse. S'il se repent, Allah lui pardonnera et s'il meurt sans s'être repenti, Allah en décidera selon Son désir : s'Il veut, Il le condamnera ; et s'Il veut, Il lui pardonnera : cet acte de justice dépend de Lui seul.

  2. Le serviteur simulateur en ses œuvres, briguant la louange et l'éloge des autres ; en se consacrant à l'adoration et au service d'Allah, Glorieux et Sublime, il vise à conquérir la considération des gens, ainsi que l'honneur et la mention parmi les grands. Trouvant son compte en ce monde sans envisager les rétributions de l'au-delà, donnant tout ce dont il dispose pour soigner sa renommée, tel homme est perdant, inconscient.

  3. Le serviteur docile à Allah Très Haut, soumis à Son commandement, se conformant à Ses règles, évitant toutes les infractions, s’éloignant des fautes, obéissant à l'ordre divin, imitant la Tradition de l'Envoyé d'Allah, Glorieux et Sublime : tel serviteur est d'un bon conseil tant pour Allah et pour lui-même que pour les croyants et les croyantes. Loué par Allah et Ses serviteurs, vigilant à sauvegarder la servitude envers Allah, il est la droiture même.

  4. Le serviteur désirant se répandre en actes de générosité, prompt à accomplir des oraisons supplémentaires après s'être acquitté de toutes les obligations, abondant en ses prières surérogatoires, solliciteur d’œuvres pies, troquant ici-bas pour l'au-delà, portant ses jours dans l'obédience de Allah : celui-là se comporte avec Allah comme demander de récompense, cherchant à Le satisfaire, en quête de ce qui loge en Son sein, marchant dans les pas des prophètes et des envoyés : béni soit-il !

  5. Le serviteur qui s'attache à fréquenter la demeure où contenter Allah, précepteur de son propre moi, appliqué à en extirper les défauts, guerrier contre tel ennemi, homme d'effort, de veille, de sursaut, nourrissant la contradiction avec son moi, ne suivant pas sa passion, indifférent à ses relances, aspirant à le briser, le menant vers une destination claire, tantôt se relevant, tantôt s'écroulant, en constant combat contre son ennemi jusqu'à l'octroi de la servitude nécessaire à l'exercice du Seigneur.

    Quant à la marche de l'élite, elle est aussi illustré par cinq figures :

  1. Le serviteur repenti à son Allah, regrettant fût-ce le peu qu'il a pu perdre en ce qui a trait à son Seigneur, allant vers Lui avec son cœur, fuyant les créatures pour se réfugier en Lui.

  2. Le serviteur affligé, terrifié, lui qui connaît la menace et la promesse, l'espoir et le désir, chaste, généreux de par Allah, sincère, Le remerciant pour Ses bienfaits, satisfait de Son décret, convaincu à jamais.

  3. Le serviteur s'abstenant de tout ce qui le distrait de Allah, Glorieux et Sublime, s'écartant d'ici-bas, se tournant vers l'au-delà, préférant à tout le reste l'invocation de de son Seigneur.

  4. Le serviteur déléguant sa décision à Allah Très Haut, content de Son don, le cœur reposant en Lui, sans mouvement en Sa demeure, Le mandatant en toute affaire, souhaitant devenir Son intime et Son proche courtisan, ne désirant, d'ici-bas et de l'au-delà, rien d'autre que Lui.

 

*

 

Cherche Sa passion à l'opposé de ta passion et Son amour dans la haine de ton moi ; tu parviendras à Le connaître dans la passion contraire, et à L'aimer dans la haine du moi.

 

*

 

Le Vrai est comme le soleil éclatant. A Sa vue, on en este convaincu. Court à sa perte celui qui exige une preuve devant l'évidence.

 

*

 

Dix préceptes constituent la règle du corps :

  1. Accomplir les obligations légales ;

  2. Éviter les interdits ;

  3. Être modeste à Dieu ;

  4. S'abstenir d'offenser les frères ;

  5. Guider les vertueux et le libertin ;

  6. Solliciter le pardon ;

  7. Réclamer le consentement de Dieu dans toutes les affaires ;

  8. Délaisser la colère, l'orgueil, l'outrage et la dispute qui engendre l'hostilité ;,

  9. Être son propre conseil ;

  10. Se préparer à la mort.

 

*

 

Dix recommandations font le château du corps :

  1. Se protéger les yeux ;

  2. Habituer sa langue à l’invocation ;

  3. Procéder à l'examen de conscience ;

  4. Utiliser la science ;

  5. Respecter la bienséance ;

  6. Vider le corps des préoccupations mondaines ;

  7. Se mettre à l'écart des humains ;

  8. Combattre le moi ;

  9. Être abondant dans la prière ;

  10. Se conformer à la Tradition.

 

*

 

Dix qualités fondent la noblesse du corps : la mansuétude, la pudeur, la science, le scrupule, la crainte, le caractère affable, l'endurance, la conviction, la contenance, l'abandon et l'interrogation.

 

*

 

Dix errements ruinent le corps :

  1. L'amitié pour l'indifférent à sa religion

  2. L'évitement des gens de bien ;

  3. La subordination au moi ;

  4. L'aversion pour la communauté ;

  5. La fréquentation des hérétiques ;

  6. L'immixtion dans les affaires d'autrui ;

  7. L'accusation de ses semblables ;

  8. La quête de notabilité ;

  9. Les vanités du monde.

 

 

*

 

 

Dix défauts rendent le corps vil : l'animosité, la colère, l'orgueil, l'outrage, la querelle, l'avarice, l'ostentation du dénuement, l'abandon du respect, la grossièreté, la renonciation à l'équité.

 

 

*

 

- Qu'est-ce que le soufisme ?

- C'est le rejet du moi dans la servitude, et l'attachement du cœur à la souveraineté, et l’utilisation de ce qui est conforme à la Tradition, et à la conception de Allah comme totalité.

 

*

 

Il m'est parvenu qu'Allah Très Haut dit : « Qui vient à moi coupé de tout, Je lui accorderai une vie sans mort, lui offrirai un royaume impérissable et mettrai Ma volonté dans la sienne. »

 

*

 

Abu Yazid dit :

- Allah Très Haut dit : « Si Mon serviteur fait de Moi son occupation dominante, Je mettrai son appétit et sa délectation dans Mon invocation, Je lèverai le voile entre lui et Moi et serai l'image qui ne quitte plus ses yeux. »

 

*

 

Qui s'en tient à la servitude doit observer deux préceptes : craindre son péché et ne pas s'émerveiller de son œuvre.

 

*

 

Un homme vint à Abu Yazid et dit :

- Conseille-moi !

- Regarde le ciel.

Il regarda. Abu Yazid dit :

Sais-tu qui a créé cela ?

- Allah.

- Qui l'a créé t'observe où que tu sois. Crains-Le.

 

*

 

Allah fit d'Iblis un chien Ses chiens. Il fit de ce monde une charognes. Il fit asseoir Iblis ici-ba, où commence l'au-delà. Il lui dit : Je mets sous ton autorité quiconque se penche sur la charogne. »

 

 

 

Extrait de Les Dits de Bistami

Traduit de l'arabe, présentation et notes par

Abdelwahab Meddeb

Fayard

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27 octobre 2011 4 27 /10 /octobre /2011 17:56

Un homme endormi avala une bête venimeuse ; elle s'enfonça dans sa gorge.

Il se leva, en proie à une sorte de délire, et se mit à tousser et à se secouer pour tenter de se débarrasser d'un tourment dont il comprenait mal l'origine et la nature.

Un cavalier vint à passer. Il jugea la situation d'un coup d’œil, leva son fouet, se mit à en cingler le malheureux. Tandis que les coups pleuvaient, implacables, celui-ci essayait vainement de lui crier d'arrêter : il ne pouvait proférer une parole. Il courait éperdu en tous sens, se roulait sur le sol, se tordait de douleur. Quoi qu'il fît, les coups s'abattaient sur lui, drus comme la grêle.

Le cavalier ne prononça pas un mot.

Enfin le malheureux eut un violent haut-le-cœur et vomit la bête venimeuse.

Elle tomba à terre et partit en rampant.

Le cavalier, toujours silencieux, éperonna sa monture et s'éloigna.

L'homme comprit alors que ce qui lui avait paru être une attaque d'autant plus injuste qu'il était dans la détresse était en fait la seule façon de le débarrasser de la bête avant que le venin ne pénétrât son organisme.

 

Idries Shah

Caravane de rêves

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