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25 avril 2011 1 25 /04 /avril /2011 17:45

Quelques passages de W. Shakespeare, de Victor Hugo

 

Dieu se manifeste à nous premier degré à travers la vie de l'univers, et au deuxième degré la pensée de l'homme. La deuxième manifestation n'est pas moins sacrée que la première. La première s'appelle la Nature, la deuxième s'appelle l'Art. De là cette réalité : le poète est prêtre.

 

Le moi latent du l'infini patent, voilà Dieu.

Dieu est l'invisible évident.

 

Vivre est une chanson dont mourir est le refrain.

 

La science fait des découvertes, l'art fait des œuvres. La science est un acquêt de l'homme, la science est un échelle, un savant monte sur l'autre. La poésie est un coup d'aile.

 

La science est l'asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse et ne touche jamais.

 

L'homme qui ne médite pas vit dans l'aveuglement pas, l'homme qui médite vit dans l'obscurité.

 

La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l'ombre qu'il en fait sortit la clarté.

 

Dieu crée dans l'intuition ; l'homme créé dans l'inspiration, compliquée d'observation. Cette création seconde, qui n'est autre chose que l'action divine faite par l'homme, c'est ce qu'on nomme le génie.

 

Le poète rend ce service à votre esprit. Un génie est un promontoire dans l'infini.

 

La nuit n'est que la nuit du monde ; le mal est la nuit de l'âme.

 

Nous venons de dire : la littérature sécrète de la civilisation. En doutez-vous ? Ouvrez la première statistique venue.

En voici une qui nous tombe sous la main : bagne de Toulon, 1862. Trois mille dix condamnés. Sur ces trois mille dix forçats, quarante savent un peu plus que lire et écrire, deux quatre-vingt-sept savent lire et écrire, neuf cent quatre lisent mal et écrivent mal, dix-sept cent soixante-dix-neuf ne savent ni lire ni écrire. Dans cette foule misérable, toutes les professions machinales sont représentées par des nombres décroissant à mesure qu'on monte vers les professions éclairées, et vous arrivez à ce résultat final : orfèvres et bijoutiers au bagne : quatre ; ecclésiastiques, trois ; notaires, deux ; comédiens, un ; artistes musiciens, un ; hommes de lettres, pas un.

 

L'art pour l'art peut être beau, mais l'art pour le progrès est plus beau encore. Rêver la rêverie est bien, rêver l'utopie est mieux.

 

Vous dites : la muse est faite pour chanter, pour aimer, pour croire, pour prier. Oui et non. Entendons-nous. Chanter qui ? Le vide. Aimer quoi ? Soi-même. Croire quoi ? Le dogme. Prier quoi ? L'idole. Non, voici le vrai : Chantez l'idéal, aimer l'humanité, croire au progrès, prier vers l'infini.

 

Pour qui n'a eu d'autre action que celle de l'esprit, la tombe est l'élimination de l'obstacle. Être mort, c'est être tout-puissant.

 

Les hommes méchants viennent des choses mauvaises. Donc corrigeons les choses.

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25 avril 2011 1 25 /04 /avril /2011 17:37

EPISTRE X

A mes vers

 

J'ai beau vous arrester, ma remontrance est vaine.

Allés, partés, mes Vers, dernier fruit de ma veine ;

C'est trop languir chés moi dans un obscur sejour.

La prison vous déplaist, vous cherchés le grand jour,

Et déjà chés Barbin, ambitieux Libelles,

Vous brûlez d'étaler vos feuilles criminelles.

Vains et foibles Enfants dans ma vieillesse nés,

Vous croyés sur les pas de vos heureux Aisnés,

Voir bien-tost vos bons mots passant du Peuple aux Princes,

Charmer également la Ville et les Provinces,

Et par le prompt effet d'un sel réjoüissant

Devenir quelquefois proverbes en naisssant.

Mais perdés cette erreur dont l'appas vous amorce.

Le temps n'est plus, mes Vers, où ma Muse en sa force

Du Parnasse François formant les Nouriçons,

De si riches couleurs habilloit ses leçons :

Quand mon Esprit poussé d'un courroux légitime,

Vint devant la Raison plaider contre la Rime,

A tout le Genre Humain sceüt faire le procez,

Et s'attaqua soy-même avec tant de succez.

Alors il n'estoit point de Lecteur si sauvage

Qui ne se déridast en lisant mon Ouvrage,

Et qui, pour égayer, souvent dans ses Discours

D'un mot pris en mes Vers n'empruntast le secours.

     Mais aujourd'hui qu'enfin la Vieillesse venuë,

Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chénuë,

A jetté sur ma teste, avec doigts pezans,

Onze lustres complets surchargés de trois ans,

Cessés de présumer, dans vos folles pensées,

Mes Vers, de voir en foule à vos rimes glacées,

Courir l'argent en main les Lecteur empressés.

Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés.

Dans peu vous allés voir vos froides resveries

Du Public exciter les justes moqueries,

Et leur Auteur, jadis à Regnier préféré

A Pynchesne, à Liniere, à Perrin comparé.

Vous aurez beau crier : O vieillesse ennemie !

N'a-t-il donc tant vescu que pour cette infamie ?

Vous n'entendrez par tout qu'injurieux brocards

Et sur vous, et sur lui fondre de toutes parts.

     « Que veut-il, dira-t-on ? Quelle fougue indiscrette

Ramene sur les rangs encor ce vain Athlete ?

Quels pitoyables vers ! Quel stile languissant !

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant :

Depeur que tout à coup efflanqué, sans haleine,

Il ne laisse en tombant son Maistre sur l'arene. »

Ainsi s'expliqueront nos Censeurs sourcilleux :

Et bien-tost vous verrés mille Auteurs pointilleux

Piece à piece épluchant vos sons, et vos paroles,

Interdire chez vous l'entrée aux hyperboles,

Traiter tout noble mot de terme hazardeux,

Et dans tous vos Discours, comme monstres hideux,

Hüer la Metaphore, et la Metonymie,

(Grands mots que Pradon croit des termes de Chymie)

Vous soûtenir qu'un Lict ne peut estre effronté :

Que nommer la Luxure est une impureté.

Envain contre ce flot d'aversion publique,

Vous tiendrez quelque temps ferme sur la boutique ;

Vous irés à la fin honteusement exclus

Trouver au magazin Pyrâme, et Regulus,

Ou couvrir chés Thierry d'une feüille encor neuve

Les Meditations de Buzée et d'Hayneuve,

Puis, en tristes lambeaux semés dans les Marchés,

Souffrir tout les affronts au Jonas reprochés.

     Mais quoy, de ce discours bravant la vaine attaque

Déja comme comme les vers de Cinna, d'Andromaque,

Vous croyés à grands pas chés la Postérité

Courir marqués au coin de l'Immortalité.

Hé bien, contentés donc l'orgueil qui vous enyvre.

Montrés-vous, j'y consens : mais du moins dans mon Livre

Commencez par vous joindre à mes premiers Escrits.

C'est-là qu'à la faveur de vos Frères chéris

Peut-estre enfin soufferts, comme Enfants de ma plume,

Vous pourrés vous sauver épars dans le volume.

Que si mesmes un jour le Lecteur gracieux

Amorcé par mon nom sur vous tourne les yeux ;

Pour m’en récompenser, mes Vers, avec usure,

De votre Auteur alors faites-lui la peinture :

Et surtout prenés soin d’effacer bien les traits

Dont tant de Peintres faux ont flestri mes portraits.

Déposés hardiment : qu’au fond cet Homme horrible,

Ce Censeur qu’ils ont peint si noir, et si terrible,

Fut un Esprit doux, simple, ami de l’équité,

Qui cherchant dans ses vers la seule vérité,

Fit sans estre malin ses plus grandes malices,

Et qu’enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.

Dites : que harcelé par les plus vils Rimeurs

Jamais blessant leurs vers il n’effleura leurs mœurs :

Libre dans ses discours, mais pourtant toûjours sage,

Assés foible de corps, assés doux de visage,

Ni petit ni trop grand, tres-peu voluptueux,

Ami de la vertu plûtost que vertueux.

     Que si quelqu’un, mes Vers, alors vous importune

-Pour sçavoir mes parens, ma vie et ma fortune,

Contés lui, qu’allié d’assés hauts Magistrats,

Fils d’un Père Greffier,  né d’ayeux  Avocats,

Dés le berceau perdant une fort jeune Mere,

Reduit seize ans après à pleurer mon vieux Père,

J’allay d’un pas hardi, par moi-mesme guidé,

Et du mon seul genie en marchant secondé,

Studieux amateur et de Perse et d’Horace,

Assés prés de Regnier m’asseoir sur le Parnasse.

Que par un coup du sort au grand jour amené,

Et des bords du Permesse à la Cour entraisné,

Je sçeûs, prenant l’essor par des routes nouvelles,

Eslever assés haut mes poétiques aîles,

Que ce Roy dont le nom fait trembler tant de Rois

Voulut bien que ma main crayonnast ses exploits :

Que plus d’un Grand m’aima jusques à la tedresse :

Que ma veuë à Colbert inspiroit l’allegresse :

Qu’aujourd’hui mesme encor de deux sens affoibli,

Retiré de la Cour, et non mis en oubli,

Plus d’un Heros épris des fruits de mon estude

Vient quelquefois chés moi gouster la solitude.

    Mais des heureux regards de mon Astre estonnant

Marqués bien cet effet encor plus surprenant,

Qui dans mon souvenir aura toûjours sa place :

Que de tant d’Escrivains de l’Ecole d’Ignace

Estant, comme je suis, ami si déclaré,

Ce Docteur toutefois si craint, si reveré,

Qui contre Eux de sa plume épuisa l’énergie,

Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie.

Su mon tombeau futur, mes Vers, pour l’énoncer,

Courés en lettres d’or de ce pas vous place.

Allés jusqu’où l’Aurore en naissant void l’Hydaspe,

Chercher, pour l’y graver, le précieux jaspe.

Sur tout à mes Rivaux sçachés bien l’étaler.

    Mais je vous retiens trop. C’est assés vous parler.

Déjà plein du beau feu qui pour vous le transporte,

Barbin impatient chés moi frappe à la porte.

Il vient pour vous chercher. C’est lui : j’entens sa voix.

Adieu,  mes Vers, adieu pour la derniere fois.

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17 avril 2011 7 17 /04 /avril /2011 11:49

SUPPRESSION DU LATIN

À Charles

 

Jusques à quand enfin, ô gibier de potence !

Vas-tu rire, en tyran, de notre patience ?

Combien de temps encor ton fol emportement

Suivra-t-il sa fureur avec acharnement ?

Le blâme des partis, la voix des dignitaires,

Les citoyens nombreux qui furent signataires

Du désaveu public condamnant, justement,

Les effets corrupteurs de ton égarement,

Le courroux bouillonnant, les croissantes tempêtes

Qui troublent sans répit nos âmes inquiètes,

Tout cela n'a-t-il donc nul effet à tes yeux

Pour te faire oublier tes desseins odieux ?

 

Tes méfaits sont connus, et chacun a conscience

Que tu es pour la ville une immense nuisance,

Car tout projet sorti de ton esprit sournois

Nuit à l'instruction des enfants genevois.

Oui, Charles, on le sait ! La ville unanime

Réprouve dès longtemps cette pente de crime

Que tu descends avec la seule ambition

De réduire à néant toute notre instruction ;

Et la Curie en deuil, désormais avertie,

Te montre, en se taisant, la porte de sortie...

Le peuple te regarde, et scrute à tout moment

De tes forfaits conçus l'affreux enfantement,

Le Sénat te poursuit avec sa vigilance

Et te voudrait vaincu par sa seule clémence.

Mais toi...O temps, ô mœurs ! Loin de te repentir,

Tu méprises son vœu, tu railles son soupir,

Et, ignorant l'effet du vote populaire,

Tu maintiens, impudent ! ton projet délétère.

Que te faut-il de plus ? Quels autres désaveux

Voudrais-tu pour barrière à tes desseins honteux ?

Veux-tu que les élus, que tout le peuple en masse

À grands coups de bâton de la cité te chasse,

Et efface à jamais de nos institutions

Ton nom, lourd de méfaits, et tes noires actions ?

Veux-tu que les torrents d'une juste colère

Répriment ton audace et brisent ta carrière ?

Ah !... Faut-il en venir à cette extrémité

Pour freiner les effets de ta témérité ?

 

Allons ! Reprends-toi donc ! délaisse tes caprices !

Recouvre ce bon sens dont les fastes prémices

T'ont permis d'accéder, lors des votations,

Aux honneurs passagers des hautes fonctions.

Redore ton image aux yeux de notre ville

En honorant, enfin, la langue de Virgile !

 

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28 novembre 2010 7 28 /11 /novembre /2010 11:47

Fonction du poète

 

Dieu le veut, dans les temps contraires,

Chacun travaille et chacun sert.

Malheur à qui dit à ses frères :

Je retourne dans le désert !

Malheur à qui prend ses sandales

Quand les haines et les scandales

Tourmentent le peuple agité !

Honte au penseur qui se mutile

Et s'en va, chanteur inutile,

Par la porte de la cité !

 

Le poète en des jours impies

Vient préparer des jours meilleurs.

Il est l'homme des utopies,

Les pieds ici, les yeux ailleurs.

C'est lui qui sur toutes les têtes,

En tout temps, pareil aux prophètes,

Dans sa main, où tout peut tenir,

Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,

Comme une torche qu'il secoue,

Faire flamboyer l'avenir !

 

Il voit, quand les peuples végètent !

Ses rêves, toujours pleins d'amour,

Sont faits des ombres que lui jettent

Les choses qui seront un jour.

On le raille. Qu'importe ! il pense.

Plus d'une âme inscrit en silence

Ce que la foule n'entend pas.

Il plaint ses contempteurs frivoles ;

Et maint faux sage à ses paroles,

Rit tout haut et songe tout bas !

 

Peuples ! écoutez le poète !

Ecoutez le rêveur sacré !

Dans votre nuit, sans lui complète,

Lui seul a le front éclairé.

Des temps futurs perçant les ombres,

Lui seul distingue en leurs flancs sombres

Le germe qui n'est pas éclos.

Homme, il est doux comme une femme.

Dieu parle à voix basse à son âme

Comme aux forêts et comme aux flots.

 

C'est lui qui, malgré les épines,

L'envie et la dérision,

Marche, courbé dans vos ruines,

Ramassant la tradition.

De la tradition féconde

Sort tout ce qui couvre le monde,

Tout ce que le ciel peut bénir,

Qui prend le passé pour racine,

A pour feuillage l'avenir.

 

Il rayonne ! il jette sa flamme

Sur l'éternelle vérité !

Il la fait resplendir pour l'âme

D'une merveilleuse clarté.

Il inonde de sa lumière

Ville et désert, Louvre et chaumière,

Et les plaines et les hauteurs ;

A tous d'en haut il la dévoile,

Car la poésie est l'étoile

Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

 

Victor Hugo, Les Rayons et les ombres

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20 novembre 2010 6 20 /11 /novembre /2010 11:31

 

ABIME

 

L'HOMME

 

Je suis l'esprit, vivant au sein des choses mortes.

Je sais forger les clefs quand on ferme les portes ;

Je fais vers le désert reculer le lion ;

Je m'appelle Bacchus, Noé, Deucalion ;

Je m'appelle Shakspeare, Annibal, César, Dante ;

Je suis le conquérant ; je tiens l'épée ardente,

Et j'entre, épouvantant l'ombre que je poursuis,

Dans toutes les terreurs et dans toutes les nuits.

Je suis Platon, je vois ; je suis Newton, je trouve :

Du hibou je fais naître Athène, et de la louve

Rome ; et l'aigle m'a dit : Toi, marche le premier !

J'ai Christ dans mon sépulcre et Job dans mon fumier ;

Je vis ! dans mes deux mains je porte l'équilibre

L'âme et la chair ; je suis l'homme, enfin maître et libre !

Je suis l'antique Adam ! j'aime, je sais, je sens ;

J'ai pris l'arbre de vie entre poings puissants ;

Joyeux, je le secoue au-dessus de ma tête,

Et, comme si j'étais le vent de la tempête,

J'agite ses rameaux d'oranges d'or chargés,

Et je cris ─ Accourez, peuples ! prenez, mangez !

Et je fais sur leurs fronts tomber toutes les pommes ;

Car, science, pour moi, pour mes fils, pour les hommes

Ta sève à flots descend des cieux pleins de bonté,

Car la Vie est ton fruit, racine Eternité !

Et tout germe, et tout croît, et, fournaise agrandie,

Comme en une forêt court le rouge incendie,

Le beau Progrès vermeil, l'oeil sur l'azur fixé,

Marche, et tout en marchant dévore le passé.

Je veux, tout obéit, la matière inflexible

Cède ; je suis égal presque au grand Invisible ;

Coteaux, je fais le vin comme lui fait le miel ;

Je lâche comme lui des globes dans le ciel.

Je me fais un palais de ce qui fut ma geôle ;

J'attache un fil vivant d'un pôle à l'autre pôle ;

Je fais voler l'esprit sur l'aile de l'éclair.

Je tends l'arc de Nemrod, le divin arc de fer,

Et la flèche qui siffle et la flèche qui vole

Et que j'envoie au bout du monde, est ma parole.

Je fais causer le Rhin, Le Gange et l'Orégon

Comme trois voyageurs dans le même wagon.

La distance n'est plus. Du vieux géant Espace

J'ai fait un nain. Je vais, et, devant mon audace,

Les noirs titans jaloux lèvent leur front flétri ;

Prométhée, au Caucase enchaîné, pousse un cri,

Tout étonnée de voir Franklin voler la foudre ;

Fulton, qu'un Jupiter eût mis jadis en poudre,

Monte Léviathan et traverse la mer ;

Galvani, calme, étreint la mort au rire amer ;

Volta prend dans ses mains le glaive de l'archange

Et le dissout ; le monde à ma voix tremble et change ;

Caïn meurt, l'avenir ressemble au jeune Abel ;

Je reconquiers Eden et j'achève Babel.

Rien sans moi. La nature ébauche ; je termine.

Terre, je suis ton roi.

 

LA TERRE

 

Tu n'es que ma vermine.

Le sommeil, lourd besoin, la fièvre, feu subtil,

Le ventre abject, la faim, la soif, l'estomac vil,

T'accablent, noir passant, d'infirmités sans nombre,

Et, vieux, tu n'es qu'un spectre, et, mort, tu n'est qu'une ombre.

Tu t'en vas dans la cendre, et moi je reste au jour ;

J'ai toujours le printemps, l'aube, les fleurs, l'amour ;

Je suis plus jeune après des millions d'années.

J'emplis d'instincts rêveurs les bêtes étonnées.

Du gland je tire un chêne et le fruit du pépin.

Je me verse, urne sombre, au brin d'herbe, au sapin,

Au cep d'où sort la grappe, aux blés qui font des gerbes.

Se tenant par la main, comme des sœurs superbes,

Sur ma face où s'épand l'ombre, où le rayon luit,

Les douze heures du jour, les douze heure de la nuit

Dansent incessamment une ronde sacrée.

Je suis source et chaos ; j'ensevelis, je crée.

Quand le matin naquit dans l'azur, j'étais là.

Vésuve est mon usine, et ma forge est l'Hékla ;

Je rougis de l'Etna les hautes cheminées.

En remuant Cusco, j'émeus Pyrénées.

J'ai pour esclave un astre ; alors que vient le soir

Sur un de mes côtés jetant son voile noir,

J'ai ma lampe : la lune au front humain m'éclaire ;

Et si quelque assassin, dans un bois séculaire,

Vers l'ombre la plus sûre et le plus âtre lieu

S'enfuit, je le poursuis de ce masque de feu.

Je peuple l'air, la flamme et l'onde ; et mon haleine

Fait, comme l'oiseau-mouche, éclore la baleine ;

Comme je fais le ver, j'enfante les typhons.

Globe vivant, je suis vêtu des flots profonds,

Des forêts et des monts ainsi que d'une armure.

 

SATURNE

 

Qu'est-ce que cette voix chétive qui murmure ?

Terre, à quoi bon tourner dans ton champ si borné,

Grain de sable, d'un grain de cendre accompagné ?

Moi, dans l'immense azur je trace un cercle énorme ;

L'espace avec terreur voit ma beauté difforme ;

Mon anneau, qui des nuits empourpre la pâleur,

Comme les boules d'or qui croise le jongleur,

Lance, mêle et retient sept lunes colossales.

 

LE SOLEIL

 

Silence au fond des cieux, planètes, mes vassales !

Paix ! Je suis le pasteur, vous êtes le bétail.

Comme deux chars de front passent sous un portail,

Dans mon moindre volcan Saturne avec la Terre

Entreraient sans toucher aux parois du cratère.

Chaos ! je suis la loi ! Fange ! Je suis le feu.

Contemplez-moi ! je suis la vie et le milieu,

Le Soleil, l'éternel orage de lumière.

 

SIRIUS

 

J'entends parler l'atome. Allons, Soleil, poussière,

Tais-toi ! Tais-toi, fantôme, espèce de clarté !

Pâtres dont le troupeau fuit dans l'immensité,

Globes obscurs, je suis moins hautain que vous n'êtes.

Te voilà-t-il pas fier, ô gardeur de planètes,

Pour sept ou huit moutons que tu pais dans l'azur !

Moi, j'emporte en mon orbe auguste, vaste et pur,

Mille sphères de feu dont la moindre a cent lunes.

Le sais-tu seulement, larve qui m'importunes ?

Que me sert de briller auprès de ce néant ?

L'astre nain ne voit pas même l'astre géant.

 

ALDÉBRAN

 

Sirius dort ; je vis ! C'est à peine s'il bouge.

J'ai trois soleil, l'un blanc, l'autre vert, l'autre rouge ;

Centre d'un tourbillon de mondes effrénés,

Si vite, qu'on croit voir passer une flamme ivre,

Et que la foudre a dit : Je renonce à les suivre !

 

ARCTURUS

 

Moi, j'ai quatre soleils tournants, quadruple enfer,

Et leurs quatre rayons ne font qu'un seul éclair.

 

LA COMÈTE

 

Place à l'oiseau comète, effroi des nuits profondes !

Je passe. Frissonnez ! Chacun de vous, ô mondes,

O soleils ! N'est pour moi qu'un grain de sénevé !

 

SEPTENTRION

 

Un bras mystérieux me tient toujours levé ;

Je suis le chancelier à sept branches du pôle.

Comme des fantassins le glaive sur l'épaule,

Mes feux veuillent au bord du vide où tout finit ;

Les univers semés du nadir au zénith,

Sous tous les équateurs et sous tous les tropiques,

Disent entr'eux : ─ On voit la pointe de leurs piques ;

Ce sont les noirs gardiens du pôle monstrueux. ─

L'éther ténébreux, plein de globes tortueux,

Ne sait pas qui je suis, et dans la nuit vermeille

Il me guette, pendant que moi, clarté, je veille.

Il me voit m'avancer, moi l'immense éclaireur,

Se dresse, et, frémissant, écoute avec horreur

S'il n'entend pas marcher mes chevaux invisibles.

Il me jette des noms sauvages et terribles,

Et voit en moi la bête errante dans les cieux.

Or nous sommes le nord, les lumières, les yeux,

Sept yeux vivants, ayant des soleils pour prunelles,

Les éternel flambeaux des ombres éternelles.

Je suis Septentrion qui sur vous apparaît.

Sirius avec tous ses globes ne serait

Pas même une étincelle en ma moindre fournaise.

Entre deux de mes feux cent mondes sont à l'aise.

J'habite sur la nuit radieux sommets.

Les comètes de braise elles-mêmes jamais

N'oseraient effleurer des des flammes de leurs queues

Le Chariot roulant dans les profondeur bleues.

Cet astre parlait, je ne l'aperçois pas.

Les étoiles des cieux vont et viennent là-bas,

Traînant leurs sphères d'or et leurs lunes fidèles,

Et, si je me mettais en marche au milieu d'elles

Dans les champs de l'éther à ma splendeur soumis,

Ma roue écraserait tous les soleils fourmis !

 

LE ZODIAQUE

 

Qu'est-ce dont ta roue à côté de la mienne ?

De quelque point du ciel que la lumière vienne,

Elle se heurte à moi qui suis le cabestan

De l'abîme, et qui dis aux soleils : Toi, va-t'en !

Toi, reviens. C'est ton tour. Toi, sors. Je te renvoie !

Car je n'existe pas seulement pour qu'on voie

A jamais, dans l'azur farouche et flamboyant,

Le Taureau, le Bélier et le Lion, fuyant

Devant ce monstrueux chasseur, le Sagittaire,

Je plonge un seau profond dans le puits du mystère,

Et je suis le rouage énorme d'où descend

L'ordre invisible au fond du gouffre éblouissant.

Ciel sacré, si des yeux pouvaient avoir entrée

Dans ton prodige, et dans l'horreur démesurée,

Peut-être, en l'engrenage où je suis, verrait-on,

Comme l'Ixion noir d'un divin Phlégéton,

Quelque effrayant damné, quelque immense âme en peine,

Recommençant sans cesse une ascension vaine,

Et, pour l'astre qui vient quittant l'astre qui fuit,

Monter les échelons sinistres de la nuit !

 

 

LA VOIE LACTEE

 

Millions, millions, et millions d'étoiles !

Je suis, dans l'ombre affreuse et sous les sacrés voiles,

La splendide forêt des constellations.

C'est moi qui suis l'amas des yeux et des rayons,

L'épaisseur inouïe et morne des lumières.

Encor tout débordant des effluves premières,

Mon éclatant abîme est votre source à tous.

O les astres d'en bas, je suis si loin de vous

Que mon tas de soleils n'est, pour vos yeux débiles,

Au fond du ciel, désert lugubre où meurt le bruit,

Qu'un peu de cendre rouge éparse dans la nuit !

Mais, ô globes rampants et lourds, quelle épouvante

Pour qui pénétrerait dans ma lueur vivante,

Pour qui verrait de près mon nuage vermeil !

Chaque point est un astre et chaque astre un soleil.

Autant d'astres, autant d'humanités étranges,

Diverses, s'approchant des démons ou des anges,

Dont les planètes font autant de nations ;

Un groupe d'univers, en proie aux passions,

Tourne autour de chacun de mes soleils de flammes ;

Dans chaque humanité sont des cours et des âmes,

Miroirs profonds ouverts à l'œil universel,

Dans chaque cœur l'amour, dans chaque âme le ciel !

Tout cela naît, meurt, croît, décroît, se multiplie.

La lumière en regorge et l'ombre en est remplie.

Dans le gouffre sous moi, de mon aube éblouis,

Globes, grains de lumière au loin épanouis,

Toi, zodiaque, vous comètes éperdues,

Tremblants, vous traversez les blêmes étendues,

Et vos bruit sont pareils à de vagues clairons,

Et j'ai plus de soleil que vous de moucherons.

Mon immensité vit, radieuse et féconde.

J'ignore par moments si le reste du monde,

Errant dans quelque coin du morne firmament,

Ne s'évanouit pas dans mon rayonnement.

 

LES NÉBULEUSES

 

A qui donc parles-tu, flocon lointain qui passes ?

A peine entendons-nous ta voix dans les espaces.

Nous ne te distinguons que comme un nimbe obscur

Au coin le plus perdu du plus nocturne azur.

Liasse-nous luire en paix, nous, blancheurs des ténèbres,

Mondes spectre éclos dans les chaos funèbres,

N'ayant ni pôle austral ni pôle boréal ;

Nous, les réalités vivant dans l'idéal,

Les univers, d'où sort l'immense essaim des rêves,

Dispersés dans l'éther, cet océan sans grèves

Dont le flot à son bord n'est jamais revenu ;

Nous les créations, îles de l'inconnu !

 

L'INFINI

 

L'être multiple vit dans mon unité sombre

 

DIEU

 

Je n'aurais qu'à souffler, et tout serait de l'ombre.

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14 novembre 2010 7 14 /11 /novembre /2010 15:45

Quelques passages

 

Dieu se manifeste à nous premier degré à travers la vie de l'univers, et au deuxième degré la pensée de l'homme. La deuxième manifestation n'est pas moins sacrée que la première. La première s'appelle la Nature, la deuxième s'appelle l'Art. De là cette réalité : le poète est prêtre.

 

Le moi latent du l'infini patent, voilà Dieu

Dieu est l'invisible évident.

 

Vivre est une chanson dont mourir est le refrain.

 

La science fait des découvertes, l'art fait des œuvres. La science est un acquêt de l'homme, la science est un échelle, un savant monte sur l'autre. La poésie est un coup d'aile.

 

La science est l'asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse et ne touche jamais.

 

L'homme qui ne médite pas vit dans l'aveuglement pas, l'homme qui médite vit dans l'obscurité.

 

La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l'ombre qu'il en fait sortit la clarté.

 

Dieu crée dans l'intuition ; l'homme créé dans l'inspiration, compliquée d'observation. Cette création seconde, qui n'est autre chose que l'action divine faite par l'homme, c'est ce qu'on nomme le génie.

 

Le poète rend ce service à votre esprit. Un génie est un promontoire dans l'infini.

 

La nuit n'est que la nuit du monde ; le mal est la nuit de l'âme.

 

Nous venons de dire : la littérature sécrète de la civilisation. En doutez-vous ? Ouvrez la première statistique venue.

En voici une qui nous tombe sous la main : bagne de Toulon, 1862. Trois mille dix condamnés. Sur ces trois mille dix forçats, quarante savent un peu plus que lire et écrire, deux quatre-vingt-sept savent lire et écrire, neuf cent quatre lisent mal et écrivent mal, dix-sept cent soixante-dix-neuf ne savent ni lire ni écrire. Dans cette foule misérable, toutes les professions machinales sont représentées par des nombres décroissant à mesure qu'on monte vers les professions éclairées, et vous arrivez à ce résultat final : orfèvres et bijoutiers au bagne : quatre ; ecclésiastiques, trois ; notaires, deux ; comédiens, un ; artistes musiciens, un ; hommes de lettres, pas un.

 

L'art pour l'art peut être beau, mais l'art pour le progrès est plus beau encore. Rêver la rêverie est bien, rêver l'utopie est mieux.

 

Vous dites : la muse est faite pour chanter, pour aimer, pour croire, pour prier. Oui et non. Entendons-nous. Chanter qui ? Le vide. Aimer quoi ? Soi-même. Croire quoi ? Le dogme. Prier quoi ? L'idole. Non, voici le vrai : Chantez l'idéal, aimer l'humanité, croire au progrès, prier vers l'infini.

 

Pour qui n'a eu d'autre action que celle de l'esprit, la tombe est l'élimination de l'obstacle. Être mort, c'est être tout-puissants.

 

Les hommes méchants viennent des choses mauvaises. Donc corrigeons les choses.

 

 

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13 novembre 2010 6 13 /11 /novembre /2010 12:36

Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est celle de l'aristocratie.

Livre II, chapitre II

 

Il y a deux genre de corruption : l'un, lorsque le peuple n'observe point les lois ; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois ; mal incurable, parce qu'il est dans le remède même.

VI, XIII

 

Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l'on a au-delà, les uns dépenseront, les autres acqerront, et l'inégalité s'établira.

VII, I

 

Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix et la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différents des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'Etat.

XI, VI

 

Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu'on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser.

XI, XX

 

Il y quatre sortes de crimes : ceux de la première espèce choquent la religion ; ceux de la seconde, les moeurs, ceux de la troisième, la tranquillité ; ceux de la quatrième, la sûreté des citoyens.

XII, IV

 

La secte stoïque

Les diverses sectes de philosophie, chez les anciens, pouvaient être considérées comme des espèces de religion. Il n'y en a jamais eu dont les principes fussent plus dignes de l'hommes, et plus propres à former des gens de bien, que celles des stoïciens ; et, si je ne pouvais un moment cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrais m'empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs de genre humain.

Elle n'outrait que les choses dans lesquelles il y a de la grandeur : le mépris des plaisir et de la douleur.

Elle seule savait faire les citoyens ; elle seule faisait les grands hommes ; elle seule faisait les grands empereurs.

Faites pour un moment abstraction des vérités révélées ; cherchez dans toute la nature, et vous n'y trouverez pas de plus grand objet que les Antonins ; Julien même, Julien (un suffrage ainsi arraché ne me rendra point complice de son apostasie), non, il n'y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes.

Pendant que les stoïciens regardaient comme une chose vaine les richesse, les grandeurs humaines, la douleur, les chagrins, les plaisirs, ils n'étaient occupés qu'à travailler au bonheur des hommes, à exercer les devoirs de la société : il  semblait qu'il regardassent cet esprit sacré qu'ils croyaient en eux-même, comme une espèce de providence favorable qui veillait sur le genre humain.

Nés pour la société, ils croyaient tous que leur destin était de travailler pour elle : d'autant moins à charge, que leurs récompenses étaient toutes dans eux-mêmes ; qu'heureux par la philosophie seule, il semblait que le seul bonheur des autres pût augmenter le leur.

XXIV, X

 

En en mot, l'histoire nous apprend assez que les lois pénales n'ont jamais eu d'effet que comme destruction.

XXV, XIII

 

Les lois ne doivent point être subtiles ; elles sont faites pour des gens de médiocre entendement : elles ne sont point un art de logique, mais la raison simple d'un père de famille.

XXIX, XVI

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10 novembre 2010 3 10 /11 /novembre /2010 16:33

 

Est-ce que tu serais par hasard un poëte ?

Qui te rend si hardi ? réponds, questionneur.

Viens-tu comme Shakspeare à la tour d'Elseneur ?

Pour entrer dans la brume où s'éteint la science,

Pour tenter le mystère, aurais-tu confiance,

Homme dont l'ombre fuit les pas trop approchants,

Dans le pouvoir suave et sinistre des chants ?

 

Oui, c'est vrai, le poëte est puissant. Qui l'ignore ?

L'esprit, force et clarté, sort de sa voix sonore.

Trophonius est seul dans son caveau divin ;

L'homme lui dit : poëte ! et l'abîme devin !

Amphion chante et met en mouvement les pierres ;

Linus errant du tigre éblouit les paupières ;

Homère est dans la tombe, et son âme, à travers,

Pousse au Gange Alexandre enivré de ses vers ;

Prenant forme au plus noir de l'antre, les fantômes

Blanchissent à l'appel des blêmes Chrystostomes ;

Isaïe en criant : Deuil ! malheur ! fait hennir

L'affreux Sennachérib qui dit : je vais venir !

Euripide, Sophocle, Escyle qu'un dieu mine,

Sont comme le trépied d'où jaillit Salamine ;

Élie à son gré vide et lance au peuple hébreu

Les flèches de la pluie ou le carquois du feu ;

L'âpre Archiloque avec le marteau de l'ïambe

Enfonce le clou sombre où pendra Lycambe ;

Dante dit, l'oeil fixé sur un homme passant :

‒ Je t'ai vu dans l'enfer ! L'homme, pâle, y descend.

La Marseillaise énorme est un bruit de mêlée ;

Tyrtée est une lyre effrayate, envolée

Au-devant des combats et des drapeaux mouvants,

Et traînant après elle un peuple dans les vents.

 

Les poëtes profonds, hommes de la stature

Des éléments, du bien, du mal, de la nature,

Vivaient jadis, géants, en familiarité

Avec le jour, la nuit, l'ombre et l'éternité ;

Ils méditaient, ayant, dans l'horreur solennelle,

Toujours devant leur âme et devant leur prunelle

La contemplation, ce mur vertigineux ;

Ils avaient la science et l'ignorance en eux ;

Épars, ils blanchissaient le fond des solitudes ;

Ils rêvaient ; ils avaient diverses attitudes.

Les uns, calmes, restaient, leur menton dans leur main,

Du côté des vivants, sur le rivage humain ;

Ils regardaient passer les foules pêle-mêle,

Homme, femme, vieillard, enfant à la mamelle,

Chocs de glaives, pavois, codes, moeurs, échafauds,

Les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux,

Le trône avec son roi, le prêtre avec son livre ;

Et, devant tout ce flot, forcené, bruyant, ivre,

Triste, joyeux, confus, violent, inclément,

Sourd, ignorant la chute et l'âptre escarpement,

Ils contemplaient de loin la mort, sombre barrage.

Les autres se tenaient hors du terrestre orage,

Comme s'ils étaient morts, et de l'autre côté ;

Ils regardaient, roulant vers eux, l'humanité

S'engouffrer sous leurs pieds, race à race engloutie ;

De ce faîte, ils étaient présents à la sortie

Des empires, des faits, des grands événements,

Des princes, de puissance et de guerre écumants,

Et voyaient peuples, rois, tout ce qu'en la nuit noire

Dégorge le sépulcre, immense vomitoire ;

Il rayonnaient ; leurs yeux sereins étincelaient ;

Ils devenaient eux-mêmes ombre et souffle, et semblaient

Au genre humain, perdu dans ses mornes délires,

Des fantômes chatants passant avec des lyres.

Quelques-uns, murés, sourds, n'avaient plus de regardaient

Que l'oeil intérieur, lumineux et hagard,

Et ces hommes sacrés, semblables à des mânes,

Hors du monde, habitaient dans l'antre de leurs crânes ;

D'autres vivaient aux bois, et leurs esprits songeaient,

Et, laissant là leurs corps, éblouis, voyaigeaient ;

Ils erraient d'être en être et du fait à la cause,

Voyaient s'épanouir l'arbre en apothéose ;

Ils allaient, pénétrant au delà du réel,

Par la racine au gouffre et par la fleur au ciel,

Dans la création entraient le plus possible,

Tordaient l'insaisissable avec l'inaccessible,

Étudiaient comment se forment les métaux

Dans la forge invisible aux tébébreux marteaux,

Et la sève, et le feu des volcans, et les haltes

Des laves sous l'écorce affreuse des basaltes ;

Le vent chantait pour eux un sublime paean ;

Ils observaient l'hiver, l'ouragan, l'océan,

L'avalanche, l'écueil, les grêles épaissies,

Les vagues, effarés de ces épilepsies ;

Et, pensifs, saisissant, jusqu'aux plus hauts zéniths,

Les intersections de tous les infinis,

L'endroit où le bien nuit, l'endroit où le mal aime,

Ils tâchaient de trouver le point fatal, suprême,

Terrible, surprenant, caché sous le linceu,

Sombre, où tous les secrets se fondent en un seul.

 

Dans les grottes de l'Inde ou dans les rocs d'Eubée,

Lieux où l'on croit toujours être à la nuit tombée,

A Glaris où la fleur mandragore chanta,

A Delphe, à Sunium, dans l'île Éléphanta,

Ou dans la Bactriane ou dans la Sogdiane,

Ou dans les monts qu'emplit la funeste Diane,

Dans des déserts où l'être a l'air de se mouvoir

En dégageant un sombre et lugubre pouvoir,

Les pâtres rencontraient un homme dont la face

Semblait une lueur étrange de l'espace,

Dont la bouche parlait, et dont l'égarement

Attirait tout à lui comme un farouche aimant ;

Et tou craignait cet homme, et les brutes fuyantes

S'en allaient de son ombre encor plus effrayantes ;

Et toute chose douce à ses pieds triomphait,

L'agneau, l'aube, et c'était le poëte en effet.

 

Et de quoi vivait-il ? Nul ne le sait. Son âme

Aspirait l'inconnu comme un puissant dictame ;

Sa s'oubliait ; l'homme était en lui dissous ;

Du splendide univers il tâtait le dessous ;

Il assistait par l'âme aux blancheurs idéales,

Aux détonations d'aurore boréales,

Aux déluges roulant dans leurs vaste limons

Des hydres qui semblaient des gouffres et des monts

Aux chaos combattant la vie, aux héroïsmes

Des globes affrontant les rudes cataclysme,

Au miracle, à l'atome ; et son regard voyait

Des naissances d'édens dans l'abîme inquit,

Des jets d'étoiles d'or, des chutes de décombres,

Et des explosions de créations sombres.

Et pendant qu'il rêvait, immobile, voyant

L'inouï, l'ignoré, le trouble, l'ondoyant,

Les visions, l'azur indicible, feux, nimbes,

Masques crispés d'enfants sanglotant dans les limbes,

Et la torches de l'astre allant mettre le feu

A des mondes perdus au fond de l'éther bleu,

Et la larve, à travers les brumes décuplantes,

Entre les doigts des pieds il lui poussait des plantes,

Et les feuilles, qui dont leur ouvrage sans bruit,

Couvraient cet homme aini qu'un chêne dans la nuit.

 

Et cette intimité formidable avec l'être

Faisait de ce songeur farouche plus qu'un prêtre,

Plus qu'un augure, plus qu'un pontife ; un esprit ;

Un spectre à qui la mort radieuse sourit.

Et de là que vient cette auguste puissance

Faite d'immensité, d'épouvante, d'essence,

Qu'a le poëte saint et qu'on sent dans ces vers ;

Les prodiges au fond du mystère entr'ouvers

Mêlant leur rayon fauve à son âme élargie

Presque jusqu'à l'horreur et jusqu'à la magie,

Et qui parfois côtoie, ainsi qu'un noir plongeur,

Le cercle où l'enfer commence la rougeur.

 

Oui, le poëte peut ce qu'il veut, le poëte

Arrête en lui parlant l'emmese gypaëte ;

Il domine la ville et le désert ; il peut

Unit la terre au ciel, et dans le même noeud

L'idéal au réel, et tisser une toile

Avec des fils de chanvre et des rayons d'étoile ;

Il dégage de tout, du fait, vaste ou petit,

De tout ce qu'on apprend de tout ce qu'on bâtit,

Du progrès, du tombeau, de la matière même,

Une grande Uranie azurée et suprême ;

Il met sur la science un plafond sidéral ;

Il fait tomber la haine et l'épine et le mal

De la ronce hideuse et de l'âme méchante ;

Tendre, il plane au-dessus du cirque horrible, et chante

Pour les martyrs un chant qui fait honte aux lions ;

A la guerre civile il fait dire : oublions !

Il prend des coeurs lointains des peuples et les même,

Accouple à la raison la foi, sa soeur jumelle,

Calme la foule, endort le flot, dompte le feu,

Change l'homme. Il peut tout !

 

Hors ceci : nommer Dieu,

Nommer Dieu de façon que l'abîme comprenne.

Il peut tout, hors ceci : faire à l'aube sereine,

Au lys, à l'astre, à l'hydre, à l'éclair enflammé,

Dire dans l'étendu obscure : Il l'a nommé !

 

Ce nom déborde vaste, inouï, réfractaire,

Quelque être que ce soir, au ciel et sur la terre !

 

O passant, entends-tu bégayer à la fois

Par toutes les rumeurs et par toute les voix

De la création ténébreuse et murée,

Par toute l'étendue et toute la durée,

Ce nom mystérieux, énorme, illimité ?

Le printemps et l'automne et l'hiver et l'été

Sont quatre accents divers de ce grand nom qui gronde :

La syllabe du vent n'est pas celle de l'onde ;

Chaque être dit la sienne et la murmure à part ;

L'antilope en a peur quand c'est le léopard

Qui le proclame au fond de la forêt sonore ;

Et la nuit le prononce autrement que l'aurore.

L'homme à saisir ce mot s'est parfois occupé ;

Mais en vain ; car ce nom ineffable est coupé

En autant de tronçons qu'il est de créatures ;

Il est épars au loin dans les autres natures ;

Personne n'a l'alpha, personne l'oméga ;

Ce nom, qu'en expirant le passé nous légua,

Sera continué par ceux qui sont à naître ;

Et tout l'unvers n'a qu'un objet : nommer l'être !

Et des soleils sont morts et des soleils mourront,

Et l'espace où l'étoile éclôt, la flamme au front,

A vu naître et pâlir dans ses profondeurs fauves

Des feux qui ne sont plus que de vieux astres chauves ;

L'heure apporte et reprend les jours, les mois, les ans,

Et la mémoire avorte à compter ces passants,

Et l'ombre épouvantable en ses aveugles ondes

Roule des millions de millions de mondes,

Et le sillon engendre et la fosse enfouit,

Et tout se développe et tout s'évanouit,

Et tout brille et s'éteint, ma lueur et la vôtre,

Et les êtres confus tombent l'un après l'autre...

Et toujours, à jamais, sans qu'il cesse un moment

D'emplir le jour, la nuit, l'éther, le firmament,

Sans qu'aucun autre bruit l'interrompe et s'y mêle,

Le nom infini sort de la bouche éternelle !

 

Victor Hugo , Dieu

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9 novembre 2010 2 09 /11 /novembre /2010 16:38

A Baebius Macer

 

     L'intérêt que tu portes aux livres de mon oncle me fait plaisir : désireux d'avoir la collection complète, tu me demandes d'en établir la liste. Je vais donc les recenser en respectant l'ordre chronologique : c'est une indication qui a de la valeur pour les chercheurs.

 

- Le Lancer de javelot dans la cavalerie, en un livre : ouvrage brillant et bien documenté, rédigé lorsqu'il commandait une aile ;

- Vie de Pomponius Sécundus, en deux livres : c'est quelqu'un qui l'aimait beaucoup ; il s'est en quelque sorte acquitté d'une dette en écrivant cet ouvrage dédié à sa mémoire ;

- Guerres contre les Germains, en vingt livres : l'ouvrage traite de l'ensemble des guerres contre les Germains. C'est un songe qui lui a donné l'idée de commencer cet ouvrage quand il était à l'armée en Germanie : Drusus Néron, mort en Germanie après avoir conquis une bonne partie du pays, lui apparut pendant qu'il dormait et lui demanda de lui épargner les injures de l'oubli ;

- L'Homme de lettres, en trois livres qui représentent six volumes en raison de leur taille : formation de l'orateur depuis le berceau jusqu'à la fin de ses études ;

- Questions de grammaire, en huit livres : écrit pendant les dernières années du règne de Néron à un moment où l'esclavage rendait dangereux tout écrit sincère et courageux ;

- Suite d'Aufidius Bassus, en trente et un livres ;

- Histoire naturelle, en trente-sept livres : vaste ouvrage, bien documenté, aussi varié que la nature elle-même.

     Tu t'étonnes, n'est-ce pas ? qu'un homme aussi occupé ait pu rédiger tant de livres, dont beaucoup demandent des recherches si minutieuses : tu seras bien plus étonné encore si tu sais qu'il a beaucoup plaidé à une certaine période et qu'il est mort à l'âge de cinquante-cinq ans ; il a consacré beaucoup de temps aussi aux charges qu'il a remplies et à l'amitié des princes. Mais il avait une vive intelligence, une puissance de travail extraordinaire et dormait très peu. Il travaillait à la lumière dès les fêtes de Vulcain, non pour obtenir un bon présage mais pour pouvoir travailler la nuit, dès quatre ou cinq heures du matin suivant la saison et souvent à partir de minuit. il avait un bon sommeil, il lui arrivait même parfois de s'assoupir en travaillant puis de se réveiller.

     Il rendait visite à Vespasien avant l'aube (l'empereur aussi travaillait la nuit) et s'acquittait de sa charge. De retour chez lui, il consacrait le reste de son temps à ses recherches. Après le déjeuner, une légère collation à l'ancienne mode, il se mettait au soleil en été s'il avait le temps ; on lui lisait un livre, il prenait des notes et relevait des passages. Jamais il ne lisait un livre sans prendre de notes : aucun livre, disait-il souvent, n'est si mauvais qu'on ne puisse en tirer quelque profit. Après s'être reposé au soleil, il prenait généralement un bain froid, mangeait quelque chose et dormait un peu. Il travaillait ensuite jusqu'au dîner comme si c'était une nouvelle journée qui commençait.

     Pendant le dîner, on lui faisait une lecture et il prenait des notes, le tout sans perdre de temps. Je me rappelle qu'un de ses amis avait arrêté le lecteur qui avait fait une faute et l'avait obligé à revenir en arrière. "Tu n'avais donc pas compris ? lui demanda mon oncle. - Si, répondit l'autre. - Alors, pourquoi l'avoir interrompu ? Nous avons perdu dix vers à cause de toi", tellement il avait peur de perdre son temps. L'été il sortait de table quand il faisait encore jour, l'hiver avant dix heures du soir, comme si la loi l'y obligeait.

     Tel était son emploi du temps au milieu des occupations et des bruits de la ville. A la campagne, il travaillait sans arrêt, sauf pendant son bain : je veux dire le temps qu'il passait dans l'eau ; en effet on lisait ou il dictait quelque chose pendant qu'on le séchait et le frottait. En voyage, se considérant totalement libre, il se consacrait à son travail : son secrétaire était à côté de lui avec un livre et des tablettes ; il portait des  gants en hiver pour se protéger du froid, car il ne fallait pas que la température extérieure gêne son travail ; pour la même raison, il circulait en chaise à Rome. Je me rappelle qu'il m'avait reproché de marcher à pied : "Ce sont des heures perdues !" Il considérait en effet que tout le temps passé à autre chose que travailler était du temps perdu.

     Cet effort intellectuel constant lui a permis d'écrire tant de livres, de me laisser cent soixante carnets de notes, écrits recto verso et très serrés. Il racontait que lorsqu'il était procurateur en Espagne, Larcius Licinus était prêt à lui acheter ces carnets quatre cent mille sesterces ; la collection n'était pourtant pas encore complète.

     On a vraiment peine à croire qu'il a rempli des fonctions officielles et qu'il a été l 'ami du prince quand on considère tout ce qu'il a lu et tout ce qu'il a écrit ; qu'il a tant lu et tant écrit quand on sait quels efforts il a consacrés à ses recherches. S'il n'avait pas rempli de charges qu'aurait-il pu faire de plus ? et sans cet effort soutenu quelle oeuvre pouvait-il accomplir ? C'est pourquoi je souris quand on me dit que je travaille beaucoup alors que je suis d'une extrême paresse comparé à lui. Encore suis-je pris par des fonctions officielles et la défense de mes amis ; mais parmi les intellectuels qui passent tout leur temps avec leurs livres, y en a-t-il un qui je rougirait pas de la comparaison, estimant qu'il a passé sa vie à dormir et à ne rien faire ?

     J'avais l'intention de te donner simplement la liste de ses ouvrages et voici que ma lettre n'en finit pas. Je suis sûr pourtant que ces détails t'intéresseront autant que les titres des livres : ils te donneront envie de lire son oeuvre et peut-être même de l'imiter en écrivant quelque chose. Adieu.

 

Pline le Jeune, Lettres, 3, 5

 

 

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9 novembre 2010 2 09 /11 /novembre /2010 16:01

                                                                                 - Passant,

Ecoute. - Tu n'as vu jusqu'ici que des songes,

Que de vagues lueurs flottant sur des mensonges,

Que les aspects confus qui passent dans les vents

Ou tremblent dans la nuit pour vous autres vivants.

Mais maintenant veux-tu d'une volonté forte

Entrer dans l'infini, quelle que soit la porte ?

 

Ce que l'homme endormi peut savoir, tu le sais.

Mais, esprit, trouves-tu que ce n'est pas assez ?

Ton regard, d'ombre en ombre et d'étage en étage,

A vu plus d'horizon... - en veux-tu davantage ?

Veux-tu, perçant le morne et ténébreux réseau,

T'envoler dans le vrai comme un sinistre oiseau ?

Veux-tu derrière toi laisser tous les décombres,

Temps, espace, et, hagard, sortir des branches sombres ?

Veux-tu, réponds, aller plus loin qu'Amos n'alla,

Et plus savant qu'Esdras et qu'Elie, au delà

Des prophètes pensifs et des blancs cénobites,

Percer l'ombre, emporté par des ailes subites ?

O semeur du sillon nébuleux, laboureur

Perdu dans la fumée horrible de l'erreur,

Front où s'abat l'essaim tumultueux des rêves,

Doutes, système vains, effrois, luttes sans trêves,

Te plaît-il de savoir comment s'évanouit

En adoration toute cette âpre nuit ?

Veux-tu, flèche tremblante, atteindre enfin la cible ?

Veux-tu toucher le but, regarder l'invisible,

L'innomé, l'idéal, le réel, l'inouï ?

Comprendre, déchiffrer, lire ? être un ébloui ?

Veux-tu planer plus haut que la sombre nature ?

Veux-tu dans la lumière inconcevable et pure

Ouvrir tes yeux, par l'ombre affreuse appesantis ?

Le veux-tu ? Réponds. - Oui, criai-je. - Et je sentis

Que la création tremblait comme une toile.

 

Alors, levant un bras et, d'un pan de son voile,

Couvrant tous les objets terrestres disparus,

Il me toucha le front du doigt.

 

                                                  Et je mourus.

 

Victor Hugo, Dieu

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