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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 09:32

Les origines du Mormonisme

 

Parmi les sectes religieuses ou pseudo-religieuses répandues en Amérique celle des Mormons est assurément une des plus anciennes et des plus importantes, et nous croyons qu'il n'est pas sans intérêt d'en exposer les origines.

 

Au début du XIXe siècle vivait dans la Nouvelle-Angleterre un pasteur presbytérien nommé Salomon Spalding, qui avait abandonné son ministère pour le commerce, où il ne tarda pas à faire faillite ; après cet échec, il se mit à composer une sorte de roman en style biblique, qu'il intitula le Manuscrit retrouvé, et sur lequel il comptait, paraît-il, pour remonter sa fortune, en quoi il se trompait, car il mourut sans avoir pu le faire accepter par aucun éditeur. Le sujet de ce livre se rapportait à l'histoire des Indiens de l'Amérique du Nord, qui y étaient présentés comme les descendants du Patriarche Joseph ; c'était un long récit de leurs guerres et de leurs émigrations supposées, depuis l'époque de Sédécias, roi de Juda, jusqu'au Ve siècle de l'ère chrétienne ; et ce récit était censé avoir été écrit par divers chroniqueurs successifs, dont le dernier, nommé Mormon, l'aurait déposé dans quelque cachette souterraine.

 

Comment Spalding avait-il eu l'idée de rédiger cet ouvrage, d'ailleurs fort ennuyeux, prodigieusement monotone et écrit dans un style déplorable ? C'est ce qu'il ne nous paraît guère possible de dire, et l'on peut se demander si cette idée lui vint spontanément ou si elle lui fut suggérée par quelqu'un d'autre, car il est loin d'avoir été seul à chercher ce qu'étaient devenues les tribus perdues d'Israël et à essayer de résoudre ce problème à sa façon. On sait que certains ont voulu retrouver les traces de ces tribus en Angleterre, et il est même des Anglais qui tiennent fort à revendiquer pour leur nation l'honneur de cette origine ; d'autre ont été rechercher ces mêmes tribus beaucoup plus loin, et jusqu'au Japon. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il existe dans quelques régions de l'Orient, notamment à Cochin, dans l'Inde méridionale, et aussi en Chine, des colonies juives fort anciennes, qui prétendent y être établies depuis l'époque de la captivité de Babylone. L'idée d'une émigration en Amérique peut paraître beaucoup plus invraisemblable et pourtant elle est venue à d'autres qu'à Spalding ; il y a là une coïncident assez singulière. En 1825, un Israélite d'origine portugaise, Mordecaï Manuel Noah, ancien consul des Etats-Unis à Tunis, acheta une île appelée Grand Island, située dans la rivière Niagara, et lança une proclamation engageant tous ses coreligionnaires à venir s'établir dans cette île, à laquelle il donna le nom d'Ararat. Le 2 septembre de la même année, on célébra en grande pompe la fondation de la nouvelle cité ; or, et c'est là ce que nous voulions signaler, les Indiens avaient été invités à envoyer des représentants à cette cérémonie, en qualité de descendants des tribus perdues d'Israël, et ils devaient aussi trouver un refuge dans le nouvel Ararat. Ce projet n'eut aucune suite, et la ville ne fut jamais bâtie ; une vingtaine d'années plus, Noah écrivit un livre dans lequel il préconisait le rétablissement de la nation juive en Palestine, et, bien que son nom soit aujourd'hui assez oublié, on doit le regarder comme le véritable promoteur du Sionisme. L'épisode que nous venons de rapporter est antérieur de près de cinq ans à la fondation du Mormonisme ; Spalding était déjà mort, et nous ne pensons pas que Noah ait eu connaissance de son Manuscrit retrouvé. En tout cas, on ne pouvait guère prévoir alors la fortune extraordinaire qui était réservée à cet ouvrage, et Spalding lui-même ne s'était probablement jamais douté qu'un jour devait venir où il serait considéré par des multitude comme une nouvelle révélation divine ; à cette époque on n'en était pas encore arrivé à composer de dessein prémédité des écrits soi-disant « inspirés », comme la Bible d'Oahspeou l'Evangile Aquarien ; bizarres élucubrations qui trouvent chez les Américains de nos jours un milieu tout préparé pour les recevoir.

 

*

 

Il y avait à Palmyra, dans le Vermont, un jeune homme d'assez mauvaise réputation, nommé Joseph Smith ; il s'était d'abord signalé à l'attention de ses concitoyens, pendant une de ces périodes d'enthousiasme religieux que les Américains appellent revivals, en répandant le récit d'une vision dont il prétendait avoir été favorisé ; puis il s'était fait « trouveur de trésors », vivant de l'argent que lui remettaient les gens crédules auxquels il promettait d'indiquer, grâce à certains procédés divinatoires, les richesses enfouies dans le sol. C'est alors qu'il mit la main sur le manuscrit de Spalding, douze ans après la mort de son auteur ; on croit que ce manuscrit lui fut donné par un de ses compères, Sydney Rigdon, qui l'aurait dérobé dans une imprimerie où il faisait son apprentissage ; toujours est-il que la veuve, le frère et l'ancien associé de Spalding reconnurent et affirmèrent formellement l'identité du Livre de Mormon avec le Manuscrit retrouvé. Mais le « trouveur de trésors » prétendit que, guidé par un ange, il avait tiré ce livre de la terre où Mormon l'avait enfoui, sous la forme de plaque d'or couvertes de caractères hiéroglyphiques ; il ajoutait que l'ange lui avait également fait découvrir deux pierres translucides, qui n'étaient autre que l'Urim et le Thummim qui figuraient sur le pectoral du Grand-Prêtre d'Israël (1), et dont la possession, procurant le don des langues et l'esprit de prophétie, lui avait permis de traduire les plaques mystérieuses. Une dizaine de témoins déclarèrent avoir vu ces plaques ; trois d'entre eux affirmèrent même qu'ils avaient aussi vu l'ange, qui les avait ensuite enlevées et reprises sous sa garde. Parmi ces dernier était un certain Martin Harris, qui vendit sa ferme pour subvenir aux frais de la publication du manuscrit, malgré les avis du professeur Anthon, de New York, à qui il avait soumis un échantillon des prétendus hiéroglyphiques, et qui l'avait mis en garde contre ce qui lui paraissait bien n'être qu'une vulgaire supercherie. Il est à supposer que Smith s'était procuré quelques plaques de laiton et y avait tracé des caractères empruntés à divers alphabets ; d'après M. Anthon (2), il y avait surtout un mélange de caractères grecs et hébraïques, ainsi qu'une grossière imitation du calendrier mexicain publié par Humboldt. Il est d'ailleurs extrêmement difficile de dire si ceux qui aidèrent Smith à ses débuts furent ses dupes ou ses complices ; pour ce qui est de Harris, dont la fortune fut gravement compromise par le peu de succès qu'eut tout d'abord le Livre de Mormon, il ne tarda pas à renier la foi nouvelle et à se brouiller avec Smith. Celui-ci eut bientôt une révélation qui mettait son entretien à la charge de ses adhérents ; puis, le 6 avril 1830, une autre révélation vint le constituer prophète de Dieu, avec la mission d'enseigner aux hommes une religion nouvelle et d'établir l' « Église des Saints des Derniers Jours » (Church of Latter-Day Saints), dans laquelle on devait entrer par un nouveau baptême. Smith et son associé Cowdery s'administrèrent l'un à l'autre ce baptême ; l’Église ne comptait alors que six membres, mais, au bout d'un mois, elle en avait une trentaine, parmi lesquels le père et les frères de Smith. Cette Église, en somme, ne se différenciait guère de la majorité des sectes protestantes ; dans les treize articles de foi qui furent alors formulés par le fondateur, il y a lieu de signaler seulement la condamnation du baptême des enfants (article 4), la croyance « qu'un homme peut être appelé à Dieu par la prophétie et par l'imposition des mains » (article 5), et que les dons miraculeux tels que « prophétie, révélation, visions, guérison, exorcisme, interprétation des langues », se sont perpétués dans l’Église (article 7), l'adjonction du Livre de Mormon à la Bible comme étant la « parole de Dieu » (article 8), enfin la promesse « que Dieu révélera encore de grandes choses concernant Son Royaume » (article 9). Mentionnons encore l'article 10, ainsi conçu : « Nous croyons au rassemblement littéral d'Israël et à la restauration des dix tribus ; nous croyons que Sion sera rebâtie sur ce continent, que le Christ régnera personnellement sur la terre, et que la terre sera renouvelée et recevra la gloire paradisiaque. » Le début de cet article rappelle curieusement les projets de Noah ; la suite est l'expression d'un « millénarisme » qui n'est pas absolument exceptionnel dans les Églises protestantes et qui dans cette même région de la Nouvelle-Angleterre, devait aussi donner naissance, vers 1940, aux « Adventistes du Septième Jour ». Enfin, Smith voulut reconstituer l'organisation de l’Église primitive : Apôtre, Prophètes, Patriarches, Évangélistes, Anciens, Diacres, Pasteurs et Docteurs, plus deux hiérarchies de pontifes, l'une selon l'ordre d'Aaron, l'autre selon l'ordre de Melchissédec.

 

Les premiers adhérents de la nouvelle Église étaient des gens fort peu instruits, petits fermiers ou artisans pour la plupart ; le moins ignorant d'entre eux était Sydney Rigdon, celui qui avait probablement mis Smith en possession du manuscrit de Spalding ; aussi est-ce lui qui, par une révélation, fut chargé de la partie littéraire de l’œuvre, et on lui attribue la première partie du livre des Doctrines et Alliances, publié en 1846, et qui est en quelque sorte le Nouveau Testament des Mormons ; du reste, il ne tarda pas obliger le prophète, à qui il s'était ainsi rendu indispensable, à avoir une autre révélation qui partageait entre eux la suprématie. Cependant, la secte commençait à grandir et à faire connaître son existence au-dehors : les Irvingiens anglais, qui croient aussi à la perpétuation des dons miraculeux dans l’Église, envoyèrent à Smith une lettre signée d'un « concile de pasteurs » et exprimant leur sympathie. Mais le succès même suscita à Smith des adversaires qui ne manquèrent pas de rappeler son passé peu honorable ; aussi, dès 1831, le prophète jugea-t-il prudent de changer de résidence : de Fayette, dans le comté de Seneca, État de New York, où il avait institué son Église, il alla s'établir à Kirtland, dans l'Ohio ; puis il fit avec Rigdon un voyage d'exploration dans les pays de l'Ouest, et, à son retour, il émit une série de révélations ordonnant aux « Saints » de se rendre dans le comté de Jackson, État de Missouri, pour y bâtir une « Sion sainte ». En quelques mois, douze cents croyants répondirent à cet appel et se mirent à travailler au défrichement du pays et à l'érection de la « Jérusalem nouvelle » ; mais les premiers occupants de la région leur firent subir toutes sortes de vexations, et finalement les expulsèrent de Sion. Pendant ce temps, Joseph Smith, demeuré à Kirtland, y avait fondé une maison de commerce et de banque, dans la caisse de laquelle, comme nous l'apprend sa propre autobiographie, lui-même et sa famille avaient un droit illimité de puiser à pleines mains ; en 1837, la banque fut mise en faillite, et Smith et Rigdon, menacés de poursuites pour escroquerie, durent s'enfuir chez leurs fidèles du Missouri. Quatre ans s'étaient déjà écoulés depuis que ceux-ci avaient été chassés de Sion, mais ils s'étaient retirés dans les régions avoisinantes, où ils avaient acquis de nouvelles propriétés ; Smith, dès son arrivée, leur déclara que l'heure était venue où il allait « fouler ses ennemis sous ses pieds ». Les Missouriens, ayant eu connaissance de son attitude, en furent exaspérés, et les hostilités s'engagèrent presque immédiatement ; les Mormons, vaincus, durent capituler et s'engager à quitter le pays sans tarder ; le prophète, livré aux autorités, parvint à échapper à ses gardes et à rejoindre ses disciples dans l'Illinois. Là, les « Saints » se remirent à construire une ville, la cité de Nauvoo, sur la rive du Mississippi ; des prosélytes y arrivèrent, même d'Europe, car une mission envoyée en Angleterre en 1837 avait amené dix mille baptêmes, et une révélation somma ces nouveaux convertis d'accourir à Nauvoo « avec leur argent, leur or et leurs pierres précieuses ». L'état d'Illinois accorda à la cité une charte d'incorporation ; Joseph Smith en fut constitué maire, et il organisa une milice dont il fut nommé général ; depuis lors, il affecta même de paraître souvent à cheval et en uniforme. Son conseiller militaire était un certain général Bennet, qui avait servi dans l'armée des États-Unis ; ce Bennet avait offert ses services à Smith dans une lettre où, tout en professant une complète incrédulité quant à la mission divine de celui-ci, et en traitant de « joyeuse mascarade » le baptême mormon qu'il avait reçu, il promettait au prophète « une assistance dévouée et les apparences d'une foi sincère ». La prospérité croissante de la secte porta la vanité de Smith à un tel point qu'il osa, en 1844, poser sa candidature à la présidence des États-Unis.

 

C'est vers cette époque que la polygamie fut introduite dans le Mormonisme ; la révélation qui l'autorisa est datée de juillet 1843, mais elle fut longtemps tenue secrète et réservée à un petit nombre d'initiés ; ce n'est qu'au bout d'une dizaine d'années que cette pratique fut avouée publiquement par les chefs mormons (3). Seulement, on avait eu beau taire la révélation, les résultats en avaient été connus malgré tout ; un corps d'opposition, formé dans le sein même de la secte, fit entendre ses protestations dans un journal intitulé The Expositor. Les partisans du prophète rasèrent l'atelier de ce journal ; les rédacteurs s'enfuirent et dénoncèrent aux autorités Joseph Smith et son frère Hiram comme perturbateurs de l'ordre public. Un mandat d'arrêt fut lancé contre eux, et, pour le faire exécuter, le gouvernement de l'Illinois dut faire appel aux milices ; Joseph Smith, voyant qu'il ne pouvait résister, jugea prudent de se rendre ; il fut enfermé avec son frère à la prison du comté, à Carthage. Le 27 juillet 1844, une foule en armes envahit la prison et fit feu sur les détenus ; Hiram Smith fut tué sur place, et Joseph, en voulant s'enfuir par la fenêtre, manqua son élan et alla se briser au pied des murs ; il était âgé de trente-neuf ans. Il est peu vraisemblable que des assaillants se soient assemblés spontanément devant la prison ; on ne sait par qui il s furent dirigés ou tout au moins influencés, mais il est très possible que quelqu'un ait eu intérêt à faire disparaître Joseph Smith au moment précis où il voyait se réaliser toutes ses ambitions.

 

D'ailleurs, si celui-ci fut incontestablement un imposteur, bien que quelques-uns aient essayé de le présenter comme un fanatique sincère, il n'est pas sûr qu'il ait lui-même imaginé toutes ses impostures ; il y a trop d'autres cas plus ou moins similaires, où les chefs apparents d'un mouvement ne furent souvent que les instruments d'inspirations cachés, qu'eux-mêmes ne connurent peut-être pas toujours ; et un homme tel que Rigdon, par exemple, pourrait fort bien avoir joué un rôle d'intermédiaire entre Smith et de semblables inspirateurs. L'ambition personnelle qui était dans le caractère de Smith pouvait, jointe à son absence de scrupules, le rendre apte à la réalisation de desseins plus ou moins ténébreux ; mais, au-delà de certaines limites, elle risquait de devenir dangereuse, et d'ordinaire, en pareil cas, l'instrument est brisé impitoyablement ; c'est précisément ce qui arriva pour Smith. Nous n'indiquons ces considération qu'à titre d'hypothèse, ne voulant établir aucun rapprochement ; mais cela suffit pour montrer qu'il est difficile de porter un jugement définitif sur les individus, et que la recherche de véritables responsabilités est beaucoup plus compliquée que ne l'imaginent ceux qui s'en tiennent aux apparences extérieures.

 

*

 

Après la mort du prophète, quatre prétendants, Rigdon, William Smith, Lyman Wight et Brighman Young, se disputèrent sa succession ; ce fut Brigham Young, ancien ouvrier charpentier et président du « Collège des Apôtre », qui l'emporta finalement et fut proclamé « voyant, révélateur et président des Saints des Derniers Jours ». La secte continuait à s'accroître ; mais on apprit bientôt que les habitants de neuf comtés s'étaient ligués dans l'intention d'exterminer les Mormons. Les chefs de ceux-ci décidèrent alors une émigration en masse de leur peuple dans une région éloignée et déserte de la Haute-Californie, qui appartenait aux Mexique ; cette nouvelle fut annoncée par une « épître catholique » datée du 20 janvier 1846. Les voisins des Mormons consentirent à les laisser tranquilles, moyennant la promesse de partir avant le commencement de l'été suivant ; les « Saints » profitèrent de ce délai pour achever le temps qu'ils construisaient sur le sommet de la colline de Nauvoo, et auquel une révélation avait attaché certaines bénédictions mystérieuses ; la consécration eut lieu en mai. Les habitants de l'Illinois, voyant là un manque de sincérité et la marque d'une volonté de retour de la part des Mormons, chassèrent brutalement de leurs demeures ceux qui s'y trouvaient encore et, le 17 septembre, prirent possession de la ville abandonnée. Les émigrants entreprirent un pénible voyage ; beaucoup restèrent en route, certains même moururent de froid et de privation. Au printemps, le président partit en avant avec un corps de pionniers ; le 21 juillet 1847, ils atteignirent la vallée du Grand Lac Salé et, frappés par les rapports de sa configuration géographique avec celle de la terre de Chanaan, résolurent d'y fonder un « jalon de Sion » (stake of Sion), en attendant le moment où ils pourraient reconquérir la vraie Sion, c'est-à-dire la cité du comté de Jakson que les prophéties de Smith leur assuraient devoir être leur héritage. Quand la colonie fut rassemblée, elle comptait quatre mille personnes ; elle s'augmenta rapidement et, six ans plus tard, le nombre de ses membres s'élevait déjà à trente mille. En 1848, le pays avait été cédé par le Mexique aux États-Unis ; les habitants demandèrent au Congrès à être constitués en État souverain, sous le nom d' « État de Deseret », tiré du Livre de Mormon ; mais le Congrès érigea seulement le pays en Territoire sous le nom d'Utah, le Territoire ne pouvant se transformer en État libre que quand la population atteindrait le chiffre de soixante mille hommes, ce qui engagea d'ailleurs les Mormons à intensifier leur propagande pour y parvenir au plus vite et pouvoir ainsi légaliser la polygamie et leurs autres institutions particulières ; en attendant, le président Brigham Young fut d'ailleurs nommé gouverneur d'Utah. A partir de ce moment, la prospérité matérielle des Mormons alla toujours en croissant, ainsi que leur nombre, malgré quelques épisodes malheureux, parmi lesquels il faut noter un schisme qui se produisit en 1851 : ceux qui n'avaient pas suivi l'émigration constituèrent une « Église Réorganisée » ayant son siège à Lamoni, dans l'Iowa, et qui se prétend seule légitime ; ils placèrent à leur tête le jeune Joseph Smith, le propre fils du prophète, qui était demeuré à Independence, dans le Missouri. D'après une statistique officielle datant de 1911, cette « Église Réorganisée » comptait alors cinquante mille membres, tandis la branche d'Utah en comptait trois cent cinquante mille.

 

*

Le succès du Mormonisme peut sembler étonnant ; il est probable qu'il est plutôt dû à l'organisation hiérarchique et théocratique de la secte, fort habilement conçu, il faut le reconnaître, plutôt qu'à la valeur de sa doctrine, quoique l'extravagance même de celle-ci soit susceptible d'exercer un attrait sur certains esprits ; en Amérique surtout, les choses les plus absurdes dans ce genre réussissent d'une façon incroyable. Cette doctrine n'est pas restée ce qu'elle était au début, et cela se comprend sans peine, puisque de nouvelles révélations pouvaient venir la modifier à chaque instant : c'est ainsi que la polygamie était appelée dans le Livre de Mormon « une abomination aux yeux du Seigneur », ce qui n'empêcha pas Joseph Smith d'avoir une autre révélation par laquelle elle devenait « la grande bénédiction de la dernière Alliance ». Les innovations proprement doctrinales paraissent avoir été dues surtout à Orson Pratt, sous la domination intellectuelle duquel Smith était tombé vers la fin de sa vie, et qui avait une connaissance plus ou moins vague des idées de Hegel et de quelques autres philosophes allemands, popularisés par des écrivains tels que Parker et Emerson (4).

 

Les conceptions religieuses des Mormons sont du plus grossier anthropomorphisme, comme le prouvent ces extraits d'un de leurs catéchismes :

« Question 28 . Qu'est-ce que Dieu ? ─ Un être intelligent et matériel, ayant un corps et des membres. »

« Question 38. Est-il aussi susceptible de passion ? ─ Oui, il mange, il boit, il hait, il aime. »

« Question 44. Peut-il habiter plusieurs lieux à la fois ? ─ Non »

 

Ce Dieu matériel habite la planète Colob ; c'est matériellement aussi qu'il est le Père des créatures et qu'il les a engendrés, et le prophète dit dans son dernier sermon : « Dieu n'a pas eu le pouvoir de créer l'esprit de l'homme. Cette idée amoindrirait l'homme à mes yeux ; mais je sais mieux que cela. » Ce qu'il savait ou prétendait savoir, c'est ceci : d'abord, le Dieu des Mormons est un Dieu qui « évolue » ; son origine fut la « fusion de deux particules de matière élémentaire », et, par un développement progressif, il atteignit la forme humaine : « Dieu, cela va sans dire, a commencé par être un homme, et, par une voie de continuelle progression, il est devenu ce qu'il est, et il peut continuer à progresser de la même manière éternellement et indéfiniment. L'homme, de même, peut croître en connaissance et en pouvoir aussi loin qu'il lui plaira. Si donc l'homme est doué d'une progression éternelle, il viendra certainement un temps où il en saura autant que Dieu en sait maintenant. » Joseph Smith dit encore : « Le plus faible enfant de Dieu qui existe maintenant sur la terre, possédera en son temps plus de domination, de sujets, de puissance et de gloire que n'en possède aujourd'hui Jésus-Christ ou son Père, tandis que le pouvoir et l'élévation de ceux-ci se seront accrus dans la même proportion. » Et Parly Pratt, frère d'Orson, développe ainsi cette idée : « Que fera l'homme lorsque ce monde-ci sera trop peuplé ? Il fera d'autres mondes et s'envolera comme un essaim d'abeilles. Et quand un fermier aura trop d'enfants pour sa part de terre, il leur dira : Mes fils, la matière est infinie ; créez-vous un monde et peuplez-le. » Les représentations de la vie future sont d'ailleurs aussi matérielles que possible, et comportent des détails aussi ridicules que les descriptions du Summerland des spirites anglo-saxons : « Supposez, dit le même Parly Pratt, que de la population de notre terre, une personne sur cent ait part à la résurrection bienheureuse ; quelle portion pourrait bien avoir chacun des Saints ? Nous répondons : chacun d'eux pourrait bien avoir cent cinquante acres de terre, ce qui serait pleinement suffisant pour ramasser la manne, bâtir de splendide habitations, et aussi pour cultiver de fleurs et toutes les choses qu'affectionnent l'agriculteur et le botaniste. » Un autre « Apôtre », Spencer, chancelier de l'Université de Deseret et auteur de L'Ordre Patriarcal, dit aussi : « La résidence future des Saints n'est point une chose figurée ; aussi bien qu'ici-bas, ils auront besoin de maisons pour eux et leurs familles. C'est littéralement que ceux qui ont été dépouillés de leurs biens, maisons, fonds de terre, femme ou enfant, en recevront cent fois davantage...Abraham et Sarah continueront à multiplier non seulement ici-bas, mais dans tous les mondes à venir...La résurrection vous rendra votre propre femme, que vous garderez pour l'éternité, et vous élèverez des enfants de votre propre chair. » Certains spirites, il est vrai, n'attendent même pas la résurrection pour nous parler de « mariage célestes » et d' « enfants astraux » !

 

Mais ce n'est pas tout encore : de l'idée d'un Dieu « en devenir », qui ne leur appartient pas exclusivement et dont on peut trouver plus d'un exemple dans la pensée moderne, les Mormons sont bientôt passés à celle d'une pluralité de dieux formant une hiérarchie indéfinie. En effet, il fut révélé à Smith « que notre Bible actuelle n'était plus qu'un texte tronqué et perverti, qu'il avait la mission de ramener à sa pureté originelle », et que le premier verset de la Genèse devait être interprété ainsi : « Dieu le chef engendra les autres dieux avec le ciel et la terre. » En outre, « chacun de ces dieux est le Dieu spécial des esprits de toute chair qui habite dans le monde qu'il a formé ». Enfin, chose plus extraordinaire encore, une révélation nous apprend que le Dieu de notre planète est Adam, qui n'est lui-même qu'une autre forme de l'archange Michel : Quant notre père Adam vint en Éden, il amena avec lui Ève, l'une de ses femmes. Il aida à l'organisation de ce monde. C'est lui qui est Miche, l'Ancien des Jours. Il est notre père et notre Dieu, le seul Dieu avec qui nous ayons à faire. Dans ces histoires fantastiques, il y a des choses qui nous rappellent certaines spéculations rabbiniques, tant que, d'un autre côté, nous ne pouvons nous empêcher de songer au « pluralisme » de William James ; les Mormons ne sont-ils pas parmi les premiers à avoir formulé la conception, chère aux pragmatistes, d'un Dieu limité, « l'Invisible Roi » de Wells ?

 

La cosmologie des Mormons, autant qu'on peut en juger d'après des formules assez vagues et confuses, est une sorte de monisme atomiste, dans lequel la conscience ou l'intelligence est regardée comme inhérente à la matière : la seule chose qui ait existé de toute éternité est « une quantité indéfinie de matière mouvante et intelligente, dont chaque particule qui existe maintenant a existé dans toutes les profondeurs de l'éternité à l'état de livre locomotion. Chaque individu du règne animal ou végétal contient un esprit vivant et intelligent. Les personne ne sont que des tabernacles où réside l'éternelle vérité de Dieu. Quand nous disons qu'il n'y a qu'un Dieu et qu'Il est éternel, nous ne désignons aucun être en particulier, mais cette suprême Vérité qui habite une grande variété de substances ». Cette conception d'un Dieu impersonnel, que nous voyons apparaître ici, paraît être en contradiction absolue avec la conception anthropomorphique et évolutionniste que nous avons indiquée précédemment ; mais sans doute faut-il faire une distinction et admettre que le dieu corporel qui réside dans la planète Colob n'est que le chef de cette hiérarchie d'êtres « particuliers » que les Mormons appellent aussi des dieux ; et encore devons-nous ajouter que le Mormonisme, dont les dirigeants passent par toute une série d' « initiations », a vraisemblablement un exotérisme et un ésotérisme. Mais continuons : « Chaque homme est un agrégat d'autant d'individus intelligents qu'il entre dans sa formation de particules de matière. » Ici, nous trouvons quelque chose qui rappelle à la fois le monadisme leibnizien, entendu d'ailleurs dans son sens le plus extérieur, et la théorie du « polypsychisme » que soutiennent certaines « néo-spiritualistes ». Engin, toujours dans le même ordre d'idées, le président Brigham Young, dans un de ses sermons, proclama que « la récompense des bons sera une progression éternelle, et la punition des méchants un retour de leur substances aux éléments primitifs de toutes choses ». Dans diverses écoles d’occultisme, on menace pareillement de « dissolution finale » ceux qui ne pourront parvenir à acquérir l'immortalité ; et il y a aussi quelques sectes protestantes, comme les Adventistes notamment, qui n'admettent pour l'homme qu'une « immortalité conditionnelle ».

 

Nous pensons en avoir assez dit pour montrer ce que valent les doctrines des Mormons, et aussi pour faire comprendre que, malgré leur singularité, leur apparition ne constitue pas un phénomène isolé : elles représentent en somme, dans beaucoup de beaucoup de leurs parties, des tendances qui ont trouvé de multiples expressions dans le monde contemporain, et dont le développement actuel nous apparaît même comme le symptôme assez inquiétant d'un déséquilibre mental qui risque de se généraliser si l'on n'y veille soigneusement ; les Américain ont fait à l'Europe, sous ce rapport, de bien bien fâcheux présents.

 

 

 

  1. Exode, XXVIII, 30. - Ces deux mots hébreux signifient « lumière » et « vérité ».

  2. Lettre à M. Howe, 17 février 1834

  3. La révélation dont il s'agit a été publiée dans l'organe officiel de la secte, The Millenary Star (l'Etoile Millénaire), en janvier 1853. - Les autres révélations que nous avons mentionnées précédemment ont toutes été recueillies dans les Doctrines et Alliances ; nous n'avons pas cru nécessaire d'indiquer ici, pour chacune d'elles, le numéro de la « section » où elle se trouve.

  4. Orson Pratt édita en 1853 un organe intitulé The Seer (Le Voyant), auquel nous empruntons une grande partie des citations qui suivent.

     

 

René Guénon

Mélanges

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27 février 2013 3 27 /02 /février /2013 12:51

 

 

La science moderne, qui est rationaliste quant au sujet et matérialiste quant à l'objet, peut nous situer physiquement, et d'une façon approximative, mais elle ne peut rien dire sur notre situation extra-spatiale dans l'Univers total et réel. Les astronomes savent à peu près où nous nous trouvons dans l'espace, à quel « endroit » relatif, dans quel bras périphérique de la Voie Lactée, et ils savent peut-être où celle-ci se situe parmi les autres poussières d'étoiles ; mais ils ignorent où nous sommes dans l' « espace » existentiel : à savoir dans un état de durcissement et au centre ou au sommet de celui-ci, et en même temps au bord d'une immense « rotation », laquelle n'est que le courant des formes, l'écoulement « samsârique » des phénomènes, le panta rhei d'Héraclite. La science profane, en voulant percer à fond le mystère des contenants – l'espace, le temps, la matière, l'énergie – oublie celui des contenus : elle veut expliquer les propriétés quintessentielles de notre corps et le fonctionnement intime de notre âme, mais elle ignore ce qu'est l'intelligence et l'existence ; et par conséquent, elle ne peut pas ne pas ignorer – vu ses principes – ce qu'est l'homme.

 

Quand nous regardons autour de nous, que voyons-nous ? Premièrement, de l'existence ; deuxièmement, des différences ; troisièmement, des mouvements, des modifications, des transformations ; quatrièmement, des disparitions. Tout ceci manifeste un état de la Substance universelle : c'est à la fois une cristallisation et une rotation, une pesanteur et une dispersion, une solidification et une segmentation. De même que l'eau est dans la glace, et le mouvement du moyeu dans la jante, de même Dieu est dans les phénomènes ; il est accessible en eux et à partir d'eux ; c'est tout le mystère du symbolisme et de l'immanence. Dieu est « l'Extérieur » et « l'Intérieur », le « Premier » et le « Dernier »1.

 

Dieu est la plus aveuglante des évidences. Toute chose a un centre ; donc l'ensemble des choses – le monde – possède également un centre. Nous sommes sur la périphérie de « quelque chose d'absolu », et ce « quelque chose » ne peut pas être moins puissant, moins conscient, moins intelligent que nous. Les hommes croient avoir de la « terre ferme » sous les pieds et posséder une puissance véritable ; ils se croient parfaitement « chez eux » sur terre et s'attribuent beaucoup d'importance, alors qu'ils ne savent ni d'où ils viennent ni où ils vont et qu'ils sont tirés à travers la vie comme par une corde invisible.

 

Toutes les choses sont limitées. Or qui dit limitation, dit effet, et qui dit effet, dit cause ; c'est ainsi que toutes les choses, par leur limitation autant que par leurs contenus, prouvent Dieu, Cause première et partant illimitée.

 

Ou encore : qu'est-ce qui prouve extrinsèquement l'Absolu ? Premièrement le relatif, puisqu'il n'a de sens que par l'absoluité qu'il restreint, et deuxièmement le « relativement absolu », c'est-à-dire le reflet de l'Absolu dans le relatif. La question des preuves intrinsèques ou directes de l'Absolu n'a pas à se poser, l'évidence étant l'Intellect même et par conséquent dans tout notre être, si bient que les preuves indirectes ne sauraient jouer qu'un rôle de supports ou de causes occasionnelles ; dans l'Intellect, le sujet et l'objet se confondent ou s'interpénètrent d'une certaine manière. La certitude existe pratiquement, sans quoi le moi n'existerait pas ; il n'y a donc aucune raison de la nier sur le plan de l'intellection pure et de l'universel2.

 

***

 

L'ego, c'est à la fois un système d'images et un cycle ; c'est quelque chose comme un musée, et une promenade unique et irréversible à travers ce musée. L'ego est un tissu mouvant fait d'images et de tendances ; celles-ci viennent de notre propre substance, et celles-là nous sont fournies par l'ambiance. Nous mettons nous-mêmes dans les choses, et nous plaçons les choses en nous-mêmes, alors que notre être véritable en est indépendant.

 

À côté de ce systèmes d'images et de tendances qu'est notre ego, il y a des myriades d'autres systèmes d'images et de tendances. Il y en a qui sont pires ou moins beaux que le nôtre et il y en a qui sont meilleurs ou plus beaux.

 

Nous sommes comme l'écume sans cesse renouvelée sur l'océan de l'Existence. Mais comme Dieu s'est mis dans cette écume, elle est destinée à devenir une mer d'étoiles, lors de la cristallisation finale des esprits. L'infime système d'images doit devenir, au delà des contingences terrestre, une étoile immortalisée dans le halo de la Divinité. Cette étoile peut se concevoir à divers degrés ; les Noms Divins en sont les archétypes ; au-delà des étoiles rayonne le Soleil du Soi, dans sa transcendance fulgurante et dans son infinie paix.

 

L'homme ne choisit pas ; il suit sa nature et sa vocation, et c'est Dieu qui choisit.

 

***

 

Un homme tombé dans un bourbier et sachant qu'il peut en sortir de telle ou telle manière et avec quelque effort, ne songera pas à se révolter contre les lois naturelles ni à maudire l'existence ; il trouve évident qu'il puisse y avoir de la boue et qu'il y ait de la pesanteur, et ne pense qu'à sortir du bourbier. Or, nous sommes dans le bourbier de l'existence terrestre et nous savons que nous pouvons lui échapper, quelles que puissent être nos épreuves : la Révélation nous l'assure et l'Intellect peut s'en rendre compte a posteriori. Il est donc absurde de nier Dieu et d'injurier le monde pour la seule raison que l'existence présente des fissures qu'elle ne peut pas ne pas présenter, sous peine de ne pas exister et de ne pas pouvoir « existencier ».

 

Nous nous trouvons comme sous une couche de glace que ni nos cinq sens ni notre raison ne permettent de percer, mais que l'Intellect – à la fois miroir du suprasensible et rayon surnaturel de lumière – traverse sans peine dès que la Révélation lui a permis de prendre conscience de sa propre nature ; la croyance religieuse également traverse cette carapace cosmique, d'une façon moins directe et plus affective sans doute, mais néanmoins intuitive dans bien des cas ; la divine Miséricorde, qui est comprise dans la Réalité universelle, et qui en prouve le caractère foncièrement « bénéfique »3, veut du reste que la Révélation intervienne là où est cette couche de glace ou cette écorce, si bien que nous ne sommes jamais totalement enfermés, si ce n'est dans notre refus de la Miséricorde. Prenant la glace qui nous emprisonne pour la Réalité, nous n'admettons pas ce qu'elle exclut et n'éprouvons aucun désir de délivrance ; nous voulons obliger la glace à être le bonheur. Dans l'ordre des lois physiques, nul ne songe à refuser la Miséricorde qui réside indirectement dans la nature des choses : nul homme qui est près de se noyer ne refuse la perche qui lui est tendue ; mais trop d'hommes refusent la Miséricorde dans l'ordre total, parce qu'elle dépasse le cadre étroit de leur expérience journalière et les bornes non moins étroites de leur entendement. L'homme ne veut en général se sauver qu'à condition de ne pas devoir se dépasser.

 

Le fait que nous sommes emprisonnés dans nos cinq sens comporte du reste également un aspect de Miséricorde, aussi paradoxal que cela puisse sembler après ce qui vient d'être dit. Si nos sens étaient multiples – et il n'y a là théoriquement aucune limite de principe – la réalité objective nous traverserait comme un ouragan ; elle nous écartèlerait et nous écraserait à la fois. Notre « espace vital » serait transparent, nous serions comme suspendus au-dessus d'un abîme ou comme précipités à travers un macrocosme incommensurable, aux entrailles visibles, si l'on peut dire, et rempli d'épouvante ; au lieu de vivre dans une parcelle maternelle et charitablement opaque et étanche de l'univers – car le monde est une matrice et la mort est une cruelle naissance –, nous nous trouverions sans cesse en face d'une totalité d'espaces ou d'abîmes – et en face de myriade de créatures et de phénomènes – dont aucun être individuel ne saurait supporter la perception. L'homme est fait pour l'Absolu ou l'Infini, non pour le contingent indéfini.

 

L'homme, avons-nous dit, est comme enseveli sous une couche de glace. Il s'y trouve de diverses manière, une fois sous cette glace cosmique qu'est la matière en sa consistance actuelle et post-édénique, et une autre fois sous la glace de l'ignorance.

 

La Bonté est dans la substance même de l'Univers, et elle perce, par conséquent, jusque dans notre matière pourtant « maudite » ; les fruits de la terre et la pluie du ciel qui nous permettent de vivre ne sont autre chose que des manifestations de la Bonté qui perce partout et qui réchauffe le monde, et que nous portons en nous-mêmes, au fond de nos cœurs refroidis. 

 

***

 

Le symbolisme du jet d'eau nous rappelle que toute chose est par définition une extériorisation projetée dans un vide en soi inexistant, mais néanmoins perceptible dans les phénomènes ; l'eau, dans cette image, est cette « substance de rêve » (Shakespeare) qui produit les mondes et les êtres. La distance des gouttes d'eau par rapport à leur source se traduit sur l'échelle macrocosmique, par un principe de coagulation et de durcissement, d'individualisation aussi sur un certain plan ; la pesanteur qui fait retomber les gouttes est alors l'attraction surnaturelle du Centre divin. Cette image du jet d'eau ne rend cependant pas compte des degrés de réalité ni surtout de l'absolue transcendance du Centre ou du Principe : elle rend compte de l'unité de « substance » ou de « non-irréalité »4, mais non de la séparation existentielle retranchant le relatif de l'Absolu ; le premier rapport va du Principe à la manifestation et le second de celle-ci à celui-là, c'est-à-dire qu'il y a unité « au point de vu » du Principe, et diversité ou séparativité au point de vue des êtres en tant qu'ils ne sont qu'eux-mêmes.

 

En un certain sens, les mondes sont comme les corps vivants et les êtres sont comme le sang ou comme l'air qui les traverse ; les contenants comme les contenus sont des projections « illusoires » hors du Principe – illusoires parce qu'en réalité rien ne saurait en sortir – mais les contenus sont dynamiques et les contenants statiques ; cette distinction n'apparaît pas dans le symbolisme du jet d'eau, mais elle apparaît dans celui de la respiration ou de la circulation sanguine.

 

Le sage regarde les choses sous les rapport de leur extériorisation nécessairement imparfaite et éphémère, mais il les regarde aussi sous celui de leurs contenus parfaits et éternels. Dans un contexte moral, donc strictement humain et volitif, cette extériorisation coïncide indirectement avec la notion de « péché »5, et c'est là un aspect que l'homme en tant que créature agissante et passionnelle ne doit jamais perdre de vue.

 

***

 

Il y a eu bien des spéculation sur la question de savoir comment le sage – le « gnostique »6 ou le jnâni – « voit » le monde phénoménal, et les occultistes de tout genre ne se sont pas privés d'émettre les théories les plus fantaisistes sur la « clairvoyance » et le « troisième œil » ; en réalité, la différence entre la vision ordinaire et celle dont jouit le sage ou le gnostique n'est de toute évidence pas d'ordre sensoriel. Le sage voit les choses dans leur contexte total, donc à la fois dans leur relativité et leur transparence métaphysique ; il ne les perçoit pas comme si elles étaient physiquement diaphanes ou dotées de sons mystiques ou d'un aura visible, bien qu'on puisse parfois décrire sa vision au moyen de telles images. Si nous voyons devant nous un paysage et que nous savons que c'est un mirage – même si l'oeil ne s'en aperçoit pas –, nous le regardons autrement que si c'était un paysage réel ; une étoile nous fait une autre impression qu'une luciole, même quand les circonstances optiques sont telles que la sensation est la même pour l’œil ; le soleil nous remplirait d'épouvante s'il ne se couchait plus7 ; c'est ainsi que la vision spirituelle des choses se distingue par la perception concrète des rapports universels et non par un caractère sensoriel particulier. Le « troisième œil », c'est la faculté de voir les phénomènes sub specie aeternitatis et partant dans une sorte de simultanéité ; il s'y ajoute souvent, par la force des choses, des intuitions sur les modalités pratiquement imperceptibles.

 

Le sage voit les causes dans les effets, et les effets dans les causes ; il voit Dieu en tout, et tout en Dieu. Une science qui perce les profondeurs de l' « infiniment grand » et de l' « infiniment petit » sur le plan physique, mais qui nie les autres plans qui pourtant révèlent la raison suffisante de la nature sensible et en fournissent la clef, est un plus grand mal que l'ignorance pure et simple ; c'est, en sommes, une « contre-science » dont les effets ultimes ne peuvent pas ne pas être mortels. En d'autres termes, la science moderne est à la fois un rationalisme totalitaire qui élimine et la Révélation et l'Intellect, et un matérialisme totalitaire qui ignore la relativité métaphysique – et partant l'impermanence – de la matière et du monde ; elle ignore que le suprasensible – qui est au-delà de l'espace et du temps – est le principe concret du monde et qu'il est aussi, par conséquent, à l'origine de cette coagulation contingente que nous appelons la « matière »8. La science dite « exacte »9 est, en fait, une « intelligence sans sagesse », comme inversement la philosophe post-scolastique est une « sagesse sans intelligence ».

 

Le principe d'individuation produit des visions spirituelles de plus en plus restreintes. Il y a d'abord, au delà de ce principe, la vision intrinsèque de la Divinité : c'est ne voir que Dieu. La prochaine étape, en ordre descendant, c'est voit toute chose en Lui ; et la suivante, c'est voir Dieu en toute chose ; en un certain sens ces deux façon de voir sont équivalentes, ou presque. Vient ensuite la « vision » tout indirecte de l'homme ordinaire : les chose « et » Dieu ; et enfin, l'ignorance qui ne voit que les choses et qui exclut Dieu, ce qui revient à dire qu'elle réduit pratiquement le Principe à la manifestation ou la Cause à l'effet. Mais en réalité, Dieu seul se voit ; voir Dieu, c'est voir par Lui.

 

Il faut connaître le contenant et non se disperser dans les contenus. Le contenant, c'est d'abord le miracle permanent de l'existence ; c'est ensuite celui de la conscience ou de l'intelligence, et ensuite celui de la joie qui, telle une puissance expansive et créatrice, remplit pour ainsi dire les « espaces » existentiel et intellectuel. Sera brûlé tout ce qui n'est pas capable d'immortalité ; les accidents périssent, seule la Réalité demeure.

 

Il y en tout homme une étoile incorruptible, une substance appelée à se cristalliser dans l'Immortalité, et éternellement préfigurée dans la lumineuse proximité du Soi. Cette étoile, l'homme ne la dégage que dans la vérité, dans l'oraison et dans la vertu.

 

 

1Noms divins koraniques : Ezh-Zhâhir et El-BâtinEl Awwal et El-Akhir.

2La philosophie moderne, c'est la liquéfaction des évidences, donc de l'intelligence au fond ; ce n'est plus une sophia à aucun degré, mais bien plutôt une « misosophie ».

3Bien que la nature divine soit au-delà des déterminations morales.

4C'est-à-dire que rien ne saurait se situer en dehors de la seule Réalité.

5« Tout ce qui devient, mérite de périr », dit Goethe dans Faust, en prêtant d'ailleurs abusivement cette fonction destructrice au diable, dont le rôle se borne en réalité à la perversion et à la subversion.

6Nous employons toujours ce mot au sens étymologique et sans tenir compte de tout ce qui, historiquement, peut s'appeler « gnosticisme ». C'est la gnose que nous en vue et non ses déviations pseudo-religieuses.

7Ce n'est pas pour rien que les Védantins appellent l'ignorance « prendre une corde pour un serpent ».

8Les interprétations récentes « affinent » peut-être la notion de la matière, mais ne dépassent aucunement son niveau.

9Elle n'est pas réellement « exacte » puisqu'elle nie les chose qu'elle ne peut prouver sur son terrain et avec ses méthodes, comme si l'impossibilité de preuves matérielles ou mathématiques était une preuve d'inexistence.

 

Frithjof Schuon

Regards sur les mondes anciens

Chap. 7

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13 janvier 2013 7 13 /01 /janvier /2013 11:16

Le culte moderne du travail se fonde, d'une part, sur le fait que le travail est nécessaire pour la majorité des hommes, et d'autre part sur la tendance humaine de faire d'une contrainte inévitable une vertu. Pourtant, la Bible présente le travail comme une sorte de punition : « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain » ; avant le péché originel et la chute, le premier couple humain ignorait le travail. Il y a eu de tout temps et partout des saints contemplatifs qui, sans être paresseux pour autant, ne travaillaient pas, et tous les mondes traditionnels nous offrent – ou nous offraient – le spectacle de mendiants à qui on donne l'aumône sans rien exiger d'eux, sauf éventuellement des prières ; aucun Hindou ne songerait à blâmer un Râmâkrishna ou un Maharshi pour le fait qu'ils n'exerçaient aucun métier. C'est l'impiété généralisée, la suppression du sacré dans la vie publique et les contraintes de l'industrialisme qui ont eu pour effet que l'on fasse du travail un « impératif catégorique » en marge duquel, croit-on, il n'y a que paresse coupable et corruption.

 

Quoi qu'il en soit, il y travail et travail : il y a – depuis toujours – la noble agriculture et l'artisanat au foyer ou dans les ateliers des anciennes corporations, et il y a – dès le XIXe siècle – l'esclavage industriel dans les usines ; esclavage d'autant plus abrutissant, sinon avilissant, que son objet est la machine et n'offre le plupart du temps aucune satisfaction proprement humaine à l'ouvrier. Pourtant, même ce travail – en général plus quantitatif – peut avoir subjectivement un caractère sacré ou sanctifié grâce à l'attitude spirituelle du travailleur, si celui-ci, sachant qu'il ne peut pas changer le monde et qu'il doit vivre – et faire vivre les siens – selon les possibilités qui lui sont accessibles, s'efforce de combiner son labeur avec la conscience de nos fins dernières et le « souvenir de Dieu » ; ora et labora.

 

 

Les grandes méthodes spirituelles, même celles qui insistent le plus expressément sur l'excellence d'une vie érémitique, n'ont jamais exclu la possibilité d'une voie poursuivie au milieu des occupations de la vie du monde ; l'exemple des tiers-ordres en fait foi. La question est celle de savoir comment il est possible de concilier une vie spirituelle intense avec les obligations de la vie extérieure, et même d'intégrer ces obligations à la vie intérieure ; car si le travail de tous les jours, que ce soit le métier de l'homme ou le ménage de la femme, ne constitue pas un obstacle à la voie spirituelle, cela implique qu'il doit jouer, dans cette voie, le rôle d'un élément positif, ou plus précisément celui d'un véhicule secondaire de la réalisation du Divin en nous.

 

Une telle intégration du travail dans la spiritualité dépend de trois conditions fondamentales que nous désignons respectivement par les termes de « nécessité », « sanctification » et « perfection ». La première de ces conditions implique que l'activité à spiritualiser corresponde à une nécessité et non à un caprice : on peut sanctifier, c'est-à-dire offrir à Dieu, toute activité normale nécessitée par les exigences de la vie même, mais non pas n'importe quelle occupation dépourvue de raison suffisante ou ayant un caractère répréhensible ; ce qui revient à dire que toute activité nécessaire possède un caractère qui la prédispose à véhiculer l'esprit ; toute activité nécessaire a en effet une certaine universalité qui la rend éminemment symbolique.

 

La seconde des trois conditions implique que l'activité ainsi définie soit effectivement offerte à Dieu, c'est-à-dire faite par amour de Dieu et sans révolte contre le destin ; c'est là le sens des prières par lesquelles on consacre, dans la plupart des formes traditionnelles sinon dans toutes, le travail, qui se trouve ainsi ritualisé, c'est-à-dire qui devient un « sacrement naturel », sorte d'ombre ou de contrepartie secondaire du « sacrement surnaturel » qu'est le rite à proprement parler.

 

La troisième condition enfin implique la perfection logique du travail, car il est évident qu'on ne saurait offrir à Dieu une chose imparfaite, ni Lui consacrer un objet vil ; à part cela, la perfection de l'acte s'impose comme celle de l'existence même, en ce sens que tout acte retrace nécessairement l'Acte divin en même temps qu'une modalité de celui-ci. Cette perfection de l'action comporte trois aspects, qui se réfèrent respectivement à l'activité comme telle, puis au moyen et enfin au but ; en d'autres termes, il faut que l'activité comme telle soit objectivement et subjectivement parfaite, ce qui implique qu'elle soit conforme ou proportionnée au but à atteindre ; il faut aussi que le moyen soit conforme et proportionné au but envisagé, ce qui implique que l'instrument de travail soit bien choisi, puis manié avec art, c'est-à-dire en parfaite conformité avec la nature du travail ; il faut enfin que le résultat du travail soit parfait, c'est-à-dire qu'il réponde exactement au besoin dont il est issu.

 

Si ces conditions, qui constituent ce qu'on pourrait appeler la « logique » interne et externe de l'activité, sont bien remplies, le travail non seulement ne sera plus un obstacle à la voie intérieure, mais il sera même une aide pour celle-ci. Inversement, un travail mal accompli sera toujours une entrave à la voie, car il ne correspond à aucune Possibilité divine ; Dieu est Perfection, et l'homme, pour s'approcher de Dieu, doit être parfait dans l'action aussi bien que dans la contemplation non-agissante.

 

 

F. Schuon, La Transfiguration de l'homme

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15 novembre 2012 4 15 /11 /novembre /2012 11:43

 

 

Dis : Il est le Seigneur, l'Unique Déité

Que tu dois implorer dans la prospérité

Ou bien dans le malheur ; où que ton vœu se porte,

Tu dois prier Lui seul et frapper à Sa porte.

C'est le Lui Le Généreux, c'est Lui Le Secoureur,

Et de Lui seul procède et larmes et bonheur.

Dis : jamais semence, ou quelque force féconde

N'a précédé son Être et ne L'a mis au monde ;

Jamais Il n'engendra et ne fut engendré,

L’Unique, à qui rien ne peut être comparé !

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15 novembre 2012 4 15 /11 /novembre /2012 11:41

Par le Temps ! Certes l'homme est en perdition

Sauf ceux qui ont admis la Révélation,

Qui vivent selon elle en actes et paroles

Et s'exhortent toujours, selon Nos paraboles,

A suivre et proclamer la seule vérité,

Et qui sont patients dans toute adversité.

 

 

 

 

 

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15 septembre 2012 6 15 /09 /septembre /2012 17:06

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîme

Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime,

Était là, morne, immense ; et rien n’y remuait.

Je me sentais perdu dans l’infini muet.

Au fond, à travers l’ombre, impénétrable voile,

On apercevait Dieu comme une sombre étoile.

Je m’écriai : — Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,

Pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît,

Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tu marches,

Bâtir un pont géant sur des millions d’arches.

Qui le pourra jamais ! Personne ! ô deuil ! effroi !

Pleure ! — Un fantôme blanc se dressa devant moi

Pendant que je jetais sur l’ombre un œil d’alarme,

Et ce fantôme avait la forme d’une larme ;

C’était un front de vierge avec des mains d’enfant ;

Il ressemblait au lys que la blancheur défend ;

Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.

Il me montra l’abîme où va toute poussière,

Si profond, que jamais un écho n’y répond ;

Et me dit : — Si tu veux je bâtirai le pont.

Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.

— Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : — La prière.

 

Les Contemplations

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12 septembre 2012 3 12 /09 /septembre /2012 12:11

Il aurait sans doute mieux valu pour l'auteur de cet article qu'il se taise, car les méprises, les incompréhensions, les erreurs grossières dont le texte est jalonné ne prouvent que trop combien il est ignorant au sujet de l'islam. Je ne vais pas les relever toutes, ce n'est pas mon rôle et ce serait trop long pour le lecteur et pour moi-même, je mentionne les principales :

 

1. Dans le dictionnaire français, l'"islamisme" est défini, à juste raison comme "la religion musulmane". Cela étant admis, il faut récuser la définition que l'auteur, et ses semblables, veulent donner du mot "islamiste" et qui apparaît en filigrane dans ce méchant texte. Ce qu'ils appellent "islamisme" n'est pas l'islam du tout, mais une forme de doctrine politique, totalement détaché de l'islam et trop souvent manipulée par des puissances occultes pour servir des intérêts qui sont loin d'être ceux de l'islam. Cet "islamisme" n'est pas l'islam, pour de nombreuses raisons, dont la principale est que cette doctrine politique admet la "démocratie", la "laïcité" et participe ouvertement à ce type de système. Je note, au passage, qu'il n'existe actuellement aucun pays islamique, car - entre autres raison qui pourrait être avancées - un musulman ne peut entrer librement dans un aucun des prétendus "pays islamiques", y vivre, travailler en toute liberté comme dans son propre pays. Or cela est l'une des condition pour qu'un pays puisse être dit "islamique".

 

2. La notion d'islam laïc est une absurdité, il suffirait d'avoir les connaissances élémentaires en matière religieuse pour le comprendre. La laïcité, défini ordinairement comme la "séparation de la politique d'avec la religion", n'est autre chose en réalité que l'athéisme intégriste. Elle place, en effet, Dieu en dehors de la sphère politique (a-thée) et régit le pays par des lois purement "humaines". Elle intègre bel et bien l'athéisme à l’État.

 

3. L'application de la "démence sénile" à l'islam est encore une aberration, d'abord parce que la démence ne peut s'appliquer qu'aux personnes et ensuite, même si l'on admet qu'il y a un langage métaphorique, elle demeure absurde encore parce que l'islam, étant la "religion d'Allah" et essentiellement immuable, ne peut "vieillir".

 

4. L'idée d'"islam intégriste" est encore une marque d'ignorance par rapport à la chose religieuse. Toute religion authentique est intégriste par définition. La religion, étant un mode de vie qui régit à la fois l'individu et la société, englobe nécessairement la politique. L'islam est donc "intégriste" par définition, elle intègre, naturellement, la politique à la religion comme c'était le cas dans toutes les religions à l'origine (Moïse était chef spirituel et guide temporel, Jésus était Roi et chef spirituel et Mohammad fut un chef spirituel et un guide temporel; les mêmes rapport peuvent être observés dans l'indouisme encore ou dans le bouddhisme originel.) Donc parler "d'islam intégriste" c'est faire aveu d'ignorance et se couvrir de ridicule.

 

5. La notion d'"islam fondamentaliste" est encore une absurdité : l'islam est "fondamentaliste" par définition parce que le statut de "musulman" est défini par l'attachement inconditionnel de l'individu aux "fondements" de l'islam, id est le Coran et la Sunnah. Un musulman ne peut pas ne pas être "fondamentaliste", dans la mesure où il ne peut demeurer musulman en se détachant des "fondements" de la religion.

 

6. La "charia" n'est pas une "norme" pour je ne sais quelle peuplade du désert (quelle ignorance navrante que de la définir de la sorte !), mais la voie extérieure de la religion. La charia, "la grande voie", englobe l'ensemble des prescriptions que le musulman doit observer "en tant que musulman", en d'autres termes, la charia est l'équivalent de la "religion" tout simplement. J'entends par "religion" l'aspect "extérieur" de la doctrine islamique par opposition à son aspect "intérieur" (le taçawwuf).

 

Enfin il faut rappeler que la "démocratie", la "laïcité" - les idoles sacrées de pensée dépravée de la Modernité - sont des idées d'inspiration satanique. Je ne développe pas ce point, lisez, entre autres, R. Guénon et vous en comprendrez la raison. Vous saurez aussi la réalité du "progrès" - qui est en réalité une corruption, une dégénérescence - dont l'article semble faire l'éloge.

 

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16 août 2012 4 16 /08 /août /2012 19:07

On a coutume, dans le monde occidental, de considérer l'islamisme comme une tradition essentiellement guerrière et, par suite, lorsqu'il y est question notamment du sabre ou de l'épée (es-sayf), de prendre ce mot uniquement dans son sens le plus littéral, sans même penser jamais à se demander s'il n'y a pas là en réalité quelque chose d'autre. Il n'est d'ailleurs pas contestable qu'un certain côté guerrier existe dans l'islamisme, et aussi que, loin de constituer un caractère particulier à celui-ci, il se retrouve tout aussi bien dans la plupart des autres traditions, y compris dans le christianisme. Sans même rappeler que le Christ lui-même a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée1 », ce qui peut en somme s'entendre figurativement, l'histoire de la Chrétienté au moyen âge, c'est-à-dire à l'époque où elle eut sa réalisation effective dans les institutions sociales, en fournit des preuves largement suffisantes ; et, d'autre part, la tradition hindoue elle-même, qui certes ne saurait passer pour spécialement guerrière, puisqu'on tend plutôt en général à lui reprocher de n'accorder que peu de place à l'action, contient pourtant aussi cet aspect, comme on peut s'en rendre compte en lisant la Bhagauadgîtâ. A moins d'être aveuglé par certains préjugés, il est facile de comprendre qu'il en soit ainsi, car dans le domaine social, la guerre, en tant qu'elle est dirigée contre ceux qui troublent l'ordre et qu'elle a pour but de les y ramener, constitue une fonction légitime, qui n'est au fond qu'un des aspects de la fonction de « justice » entendue dans son acception la plus générale. Cependant, ce n'est là que le côté le plus extérieur des choses, donc le moins essentiel : au point de vue traditionnel, ce qui donne à la guerre ainsi comprise toute sa valeur, c'est qu'elle symbolise la lutte que l'homme doit mener contre les ennemis qu'ils porte en lui-même, c'est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l'ordre et à l'unité. Dans les deux cas, du reste, et qu'il s'agisse de l'ordre extérieur et social ou de l'ordre intérieur et spirituel, la guerre doit toujours tendre également à établir l'équilibre et l'harmonie (et c'est pourquoi elle se rapporte proprement à la « justice »), et à unifier par là d'une certaine façon la multiplicité des éléments en opposition entre eux. Cela revient à dire que son aboutissement normal, et qui est en définitive son unique raison d'être, c'est la paix (es-salâm), laquelle ne peut être obtenue véritablement que par la soumission à la volonté divine (el-islâm), mettant chacun des éléments à sa place pour les faire tous concourir à la réalisation consciente d'un même plan ; et il est à peine besoin de faire remarquer combien, dans la langue arabe, ces deux termes, el-islâm et es-salâm, sont étroitement apparentés l'un à l'autre2.

 

Dans la tradition islamique, ces deux sens de la guerre, ainsi que le rapport qu'ils ont réellement entre eux, sont exprimés aussi nettement que possible par un hadîth du prophète, prononcé au retour d'une expédition contre les ennemis extérieurs : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte » (Rajâna min el jihâdil-açghar ila 'l-jihâdil-akbar). Si la guerre extérieure n'est ainsi que la « petite guerre sainte3 », tandis que la guerre intérieure est la « grande guerre sainte », c'est donc que la première n'a qu'une importance secondaire vis-à-vis de la seconde, dont elle est seulement une image sensible ; il va de soi que, dans ces conditions, tout ce qui sert à la guerre extérieure peut être pris comme symbole de ce qui concerne la guerre intérieure4, et que ce cas est notamment celui de l'épée.

 

Ceux qui méconnaissent cette signification, même s'ils ignorent le hadîth que nous venons de citer, pourraient tout au moins remarquer à cet égard que, pendant la prédication, le khâtib, dont la fonction n'a manifestement rien de guerrier au sens ordinaire de ce mot, tient en main une épée, et que celle-ci, en pareil cas, ne peut être autre chose qu'un symbole, sans compter que, en fait, cette épée est habituellement en bois, ce qui la rend évidemment impropre à tout usage dans les combats extérieurs, et accentue par conséquent encore davantage ce caractère symbolique.

 

L'épée de bois remonte d'ailleurs, dans le symbolisme traditionnel, à un passé fort lointain, car elle est, dans l'Inde, un des objets qui figuraient dans le sacrifice védique5 ; cette épée (sphya), le poteau sacrificiel, le char (ou plus précisément l'essieu qui en est l'élément essentiel) et la flèche sont dits être nés du vajra ou foudre d'Indra : « Quand Indra lança la foudre sur Vritra, celle-ci, ainsi lancée, devint quadruple...Les Brahmanes se servent de deux de ces quatre formes pendant le sacrifice, alors que les Kshatriyas se servent de deux autres dans la bataille6...Quand le sacrificateur brandit l'épée de bois, c'est la foudre qu'il lance contre l'ennemi7... » Le rapport de cette épée avec le uajra est à noter tout particulièrement en vue de ce qui va suivre ; et nous ajouterons à ce propos que l'épée est assez généralement assimilée à l'éclair ou regardée comme dérivée de celui-ci8 ; ce que représente d'une façon sensible la forme bien connue de l' « épée flamboyante », indépendamment des autres significations que celle-ci peut également avoir en même temps, car il doit être bien entendu que tout véritable symbole renferme toujours une pluralité de sens, qui, bien loin de s'exclure ou de se contredire, s'harmonisent au contraire et se complètement les uns les autres.

 

Pour en revenir à l'épée du khatîb, nous dirons qu'elle symbolise avant tout le pouvoir de la parole, ce qui devrait d'ailleurs paraître assez évident, d'autant plus que c'est là une signification attribuée très généralement à l'épée, et qui n'est pas étrangère non plus à la tradition chrétienne, ainsi que le montrent clairement ces textes apocalyptiques : « Il avait en sa main droite sept étoiles, et de sa bouche sortait une épée à deux tranchants et bien affilée ; son visage était aussi brillant que le soleil dans sa force9. » « Et il sortait de sa bouche10 une épée tranchante des deux côtés pour frapper les nations11... » L'épée sortant de la bouche ne peut évidemment avoir d'autre sens que celui-là, et cela d'autant plus que l'être qui est ainsi décrit dans ces deux passages n'est autre que le Verbe lui-même ou une de ses manifestations ; quant au double tranchant de l'épée, il représente un double pouvoir créateur et destructeur de la parole, et ceci nous ramène précisément au vajra. Celui-ci, en effet, symbolise aussi une force qui, bien qu'unique en son essence, se manifeste sous deux aspects contraires en apparence, mais complémentaires en réalité ; et ces deux aspects, de même qu'ils sont figurés par les deux tranchants de l'épée ou d'autres armes similaires12, le sont ici par les deux pointes opposées du vajra ; ce symbolisme est d’ailleurs valable pour tout l'ensemble des forces cosmiques, de sorte que l'application qui en est faite à la parole de constitue qu'un cas particulier, mais qui d'ailleurs, en raison de la conception traditionnelle du Verbe et de tout ce qu'elle implique, peut être pris lui-même pour symboliser dans leur ensemble toutes les autres applications possibles13.

 

L'épée n'est pas seulement assimilée symboliquement à la foudre, mais aussi, de même que la flèche, au rayon solaire ; c'est à quoi se réfère visiblement le fait que, dans le premier des deux passages apocalyptiques que nous avons cités tout à l'heure, celui de la bouche de qui sort l'épée a le visage « brillant comme le soleil ». Il est d'ailleurs facile d'établir, sous ce rapport, une comparaison entre Apollon tuant le serpent Python avec ses flèches et Indra tuant le dragon Vritra avec le vajra ; et ce rapprochement ne saurait laisser aucun doute sur l'équivalence de ces deux aspects du symbolisme des armes, qui ne sont en somme que deux modes différents d'expression d'une seule et même chose. D'autre part, il importe de noter que la plupart des armes symboliques, et notamment l'épée et la lance, sont aussi très fréquemment des symboles de l' « Axe du Monde » ; il s'agit alors d'un symbolisme « polaire », et non plus d'un symbolisme « solaire », mais, bien que ces deux points de vue ne doivent jamais être confondus, il y a cependant entre eux certains rapports qui permettent ce qu'on pourrait appeler des « transferts » de l'un à l'autre, l'axe lui-même s'identifiant parfois à un « rayon solaire14 ». Dans cette signification axiale, les deux pointes opposées du vajra se rapportent à la dualité des pôles, considérés comme les deux extrémités de l'axe, tandis que, dans le cas des armes à double tranchant, la dualité, étant marquée dans le sens même de l'axe, se réfère plus directement aux deux courants inverses de la force cosmique, représentés aussi par ailleurs par des symboles tels que les deux serpents du caducée ; mais, comme ces deux courants sont eux-même respectivement en relation avec les deux pôles et les deux hémisphères15, on peut voir par là que, en dépit de leur apparente différence, les deux figurations se rejoignent en réalité quant à leur signification essentielle16.

 

Le symbolisme « axial » nous ramène à l'idée de l'harmonisation conçue comme le but de la « guerre sainte » dans ses deux acceptions extérieure et intérieure, car l'axe est le lieu où toutes les oppositions se concilient et s'évanouissent, ou, en d'autre termes, le lieu de l'équilibre parfait, que la tradition extrême-orientale désigne comme l' « Invariable Milieu17 ». Ainsi, sous ce rapport, qui correspond en réalité au point de vue le plus profond, l'épée ne représente pas seulement le moyen comme on pourrait le croire si l'on s'en tenait à son sens le plus immédiatement apparent, mais aussi la fin même à atteindre, et elle synthétise en quelque sorte l'un et l'autre dans sa signification totale. Nous n'avons d'ailleurs fait que rassembler ici, sur ce sujet, quelques remarques qui pourraient donner lieu à bien d'autres développements ; mais nous pensons que, telles qu'elles sont, elles montreront suffisamment combien, qu'il s'agisse de l'islamisme ou de toute autre forme traditionnelle, ceux qui prétendent n'attribuer à l'épée qu'un sens « matériel » sont éloignés de la vérité.

 

Symboles de la Science sacrée

 

1Saint Matthieu, X, 34.

2Nous avons développé plus amplement ces considération dans Le Symbolisme de la Croix, ch. VIII.

3Il est d'ailleurs bien entendu qu'elle ne l'est que lorsqu'elle est déterminée par des motifs d'ordre traditionnel ; toute autre guerre est harb et non pas jihâd.

4Naturellement, ceci ne serait plus vrai pour l'outillage des guerres modernes, se serait-ce que du fait de son caractère « mécanique », qui est incompatible avec tout véritable symbolisme ; c'est pour une raison similaire que l'exercice des métiers mécaniques ne peut servir de base à un développement d'ordre spirituel.

5Voir A.K. Coomaraswamy, Le Symbolisme de l'épée, dans E.T., numéro de janvier 1938 ; nous empruntons à cet article la citation qui suit.

6La fonction des Brahmanes et celle des Kshatriyas peuvent être ici rapportées respectivement à la guerre intérieure et à la guerre extérieure, ou, suivant la terminologie islamique, à la « grande guerre sainte » et à la « petite guerre sainte ».

7Shatapatha Brâhmana, 1,2,4.

8Au Japon notamment, suivant la tradition shintoïste, « l'épée est dérivée d'un éclair-archétype, dont elle est la descendante ou l'hypostase » (A. K. Coomaraswamy, ibid.).

9Apocalypse, I, 16. On remarquera ici la réunion du symbolisme polaire (les sept étoiles de la Grande Ourse, ou le sapta-riksha de la tradition hindoue) et du symbolisme solaire, que nous allons retrouver aussi dans la signification traditionnelle de l'épée elle-même.

10Il s'agit de « celui qui était monté sur le cheval blanc », le Kalki-avatâra de la tradition hindoue.

11Ibid., XIX, 15.

12Nous rappellerons notamment ici le symbole égéen et crétois de la double hache ; nous avons déjà expliqué que la hache est tout spécialement un symbole de la foudre, donc un strict équivalent du vajra.

13Sur le double pouvoir du vajra et sur d'autres symboles équivalents (notamment le « pouvoir des clefs »), voir les considérations que nous avons exposées dans La Grande Triade, ch. VI.

14Sans pouvoir insister ici sur cette question, nous devons tout au moins rappeler, à titre d'exemple, le rapprochement des deux points de vue dans le symbolisme grec de l'Apollon hyperboréen.

15Sur ce point encore, nous renverrons à La Grande Triade, ch. V.

16Voir Les Armes symboliques.

17C'est ce que représente aussi l'épée placée verticalement suivant l'axe d'une balance, l'ensemble formant les attributs symboliques de la justice.

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6 août 2012 1 06 /08 /août /2012 16:02

Quelle est l'attitude des quatre fondateur d'école juridique sunnite, qui ont vécu au VIIIe et au IXe siècles, à l'égard du soufisme ? Leur jugement, pour autant qu'on puisse l'authentifier, est important aux yeux des musulmans pour qui ils représentent une caution morale et scientifique. Il n'est pas indifférent que les soufis tardifs, ainsi que les ulémas affiliés au tasawwuf invoquent leur autorité. Ils les considèrent comme des saints ou, à tout le moins, comme les modèles des « savants soufis », ceux qui ont su, avant d'autres, unir en eux l'extérieur et l'intérieur du message islamique.

 

Le premier imam, Abû Hanîfa (m. 767), voyait fréquemment le Prophète en rêve et avait recourt au « dévoilement » dans sa démarche juridique. Selon Hujwirî (XIe s.), il aurait été un parfait sûfî, qui portait un vêtement de laine et aimait la retraite1. Abû Hanîfa aurait été le maître à la fois exotérique et ésotérique de Dâ'ûd Tâ'î, et aurait fait partie d'une chaîne initiatique majeure où l'on retrouve, un siècle plus tard, les soufis de Bagdad2. Son contemporain, Ja'far Sâdiq (m. 765), sixième Imam du chiisme duodécimain, est à l'origine du rite juridique chiite ja'farite. Réputé pour sa science et sa sagesse, il exerçait une véritable maîtrise spirituelle sur plusieurs soufis « sunnites » et figure dans plusieurs chaînes initiatiques du soufisme primitif.

 

Du deuxième imam, Mâlik (m. 795), nous possédons un aphorisme précieux, très souvent cité dans la littérature soufie : « Celui qui s'adonne au soufisme sans connaître le droit musulman tombe dans l'hérésie ; celui qui étudie le droit musulman en négligeant le soufisme finit par corrompre son âme ; seul celui qui pratique les deux sciences parvient à la réalisation spirituelle. » Mâlik aurait eu une conception spiritualiste de la science religieuse ('ilm) car, selon lui, celle-ci ne saurait d'évaluer à la quantité de l'enseignement transmis : s'inspirant de plusieurs tradition prophétiques, il présentait la science religieuse comme une lumière que Dieu dépose dans le cœur du savant3.

 

Quant au troisième imam, Shâfi'î (m. 820), il se montra d'abord hostile aux soufis qu'il aurait traité de « gros mangeurs, ignares, intrus... 4». Mais ce jugement porte peut-être sur les faux ascètes que les maîtres vilipendaient. Peut-être aussi témoigne-t-il d'une rivalité naissante entre les « juristes » et les soufis. Puis, à la suite d'une rencontre avec un soufi, Shâfi'î discerna entre le bon grain et l'ivraie dans les premiers milieux du tasawwuf5. Dès lors, il changea radicalement de ton : « J'ai retiré de la compagnie des soufis deux choses : « le temps est comme l'épée ; si tu ne la casses pas, c'est elle qui te casse » et « si tu n'occupes pas ton âme charnelle par la vérité, c'est elle qui t'emploie à la futilité6 .» Il fait cet aveu : « J'aime trois choses en ce monde : l'absence de maniérisme, fréquenter les humains dans une atmosphère paisible, et suivre la voie des soufis.7 On nous le dépeint encore, en compagnie d'Ibn Hanbal, s'en remettant à l'intuition d'un spirituel pour résoudre des problèmes rationnellement insolubles. La postérité l'a considéré comme un saint et, plus particulièrement, comme un « savant mettant en pratique son savoir » (al-'alim al-'âmil). Pour beaucoup, Shâfi'î aurait occupé un rang élevé dans la hiérarchie ésotérique des saints et, selon Ibn Hajar Haytamî (XVe s.), il serait devenu le Pôle de cette hiérarchie peu avant sa mort8. De nos jours encore, de nombreux Égyptiens lui adressent, à son tombeaux au Caire, des demandes d'intercession par voie épistolaire.

 

Ahmad Ibn Hanbal (m. 855), fondateur du rite hanbalite, est aussi à l'origine d'un mouvement de piété strictement fidèle aux sources scripturaires. D'après de nombreuses sources, il fit l'éloge des soufis comme Ma'rûf Karhî et Abû Hamza, qu'il consultait sur des question difficiles. Il s'opposait à Hârith Muhâsibî (m. 857), le jugeant trop enclin à l'introspection psychologique et à l'usage du raisonnement dialectique, mais il écoutait en cachette le même Muhâsibî, puis le remerciait pour ses paroles. Il enjoignait autrui à « prendre la science par le haut », accordait un grand crédit aux visions spirituelles, aux miracles ainsi qu'à la hiérarchie ésotérique des saints (il a évoqué à plusieurs reprises les abdâl). On lui prête cette recommandation à son fils : « Cherche la compagnie des soufis, car ils nous dépassent quant à la science, le contrôle de soi et l'énergie spirituelle9. »

 

Ces quatre imams vivaient il y a plus de dix siècles, et la distorsion due au temps fait que leurs points du vue nous paraissent parfois contradictoire. Ibn Hanbal, par exemple, semble tantôt favorable aux séances collectives du dhikr, tantôt hostile. En tout état de cause, ces imams n'ont pas dénoncé le soufisme, alors qu'ils ont critiqué la théologie rationnelle (kalâm) par exemple. S'ils se sont montrés ouverts à l'égard de la mystique naissante, pourquoi n'ont-ils rien écrit sur la vie spirituelle ? Shâ'rânî («XVIe s.) répond que les musulmans des premiers siècles, par leur proximité de l'époque prophétique, n'avaient pas encire besoin de tels écrits. Le cheikh Ahmad 'Alawî (XXe s.) note de son côté que les imams ne pouvaient dévoiler le versant ésotérique de leur personnalité scientifique10.

 

Éric Geoffroy,

Initiation au soufisme

p.118-121

 

1Somme spirituelle, p.122.

2Cf. la Hâshiya d'Ibn 'Abidîn, Boulaq, 1905, t.I, p. 43.

3Ghazâli, Mîzân al-i'tidâl, Le Caire, s.d., p. 192.

4J. Udfuwî, al-Mûfî, Koweit, 1988, p. 49.

5Hujwirî, Somme spirituelle, p.192.

6Ces paroles sont fréquemment citées par des « savants soufis » tels que Nawawî et Suyûti.

7'Ajlûni, Kashf al-khafâ', Le Caire, 1932, t. I, p. 341.

8Al-Fatâwâ al-hadîthiyya (recueil de fatwas), Beyrouth, s.d., p. 324.

9A. al-Kurdî, Tanwîr al qulûb, le Caire, 1939, p. 405.

10Risâlat al-Nâsir Ma'rûf, qui constitue une défense en règle du soufisme, Mostaganem, 1990, p. 42).

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23 juillet 2012 1 23 /07 /juillet /2012 20:06

L'élève d'un soufi se rendit dans un pays lointain. Invité chez un homme riche, il fut stupéfait et troublé de découvrir parmi les hôtes, festoyant, son maître en personne vêtu comme le chef d'une quelconque secte. Dès qu'ils purent parler sans être entendus des autres, il lui dit :

 

« Maître, que t'est-il arrivé ? Cette chevelure emmêlée, ces grelots et ces récitations, cette robe grotesque...C'est pourtant toi qui nous as appris à fuir tout cela comme la peste !

 

- Chut ! fit le soufi. La question n'est pas : « Que m'est-il arrivé ? » mais « Qu'est-il arrivé à ces gens parmi lesquels je fais mon travail ? » Ne vois-tu pas que s'ils me prenaient pour autre chose qu'un imposteur, ils ne m'admettraient même pas en leur compagnie ? J'ai tout de suite su en les voyant qu'ils me laisseraient venir ici s'ils pouvaient rire de moi. Maintenant c'est à moi de tirer parti de la situation pour les aider à comprendre. »

 

Idries Shah

Chercheur de vérité

 

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