Mon cher ami,
J'ai bien reçu ta lettre et si j'ai tardé à te répondre, je te prie de ne pas prendre ce retard comme l'effet d'une quelconque négligence car il n'est dû qu'aux multiples obligations que nous imposent les circonstances. Cela dit, je suis heureux d'apprendre que tu as pu enfin donner une certaine stabilité à ta vie et que ta situation est, globalement, tout à fait satisfaisante.
Cependant, en dépit de ce confort intellectuel et physique, tu te plains longuement de la solitude qui t'entoure et oses, mon insolent ami ! me demander conseil pour résoudre cet apparent problème que tu considères comme la principale cause du muet chagrin qui te tourmente. Que te dirais-je, mon cher ? Tu me connais depuis longtemps et sais bien que je ne suis ni bon conseiller, ni philosophe, et encore moins un sage. Par conséquent, pour éviter les vains bavardages ou conseils peu judicieux, je devrais me taire à l'instant et te renvoyer à l'étude et à la réflexion pour te permettre d'y trouver remède à ton mal. Mais, hélas ! mes justes scrupules ne résistent guère aux droits de l'amitié... Je vais donc formuler quelques brèves remarques, non pas pour te sortir de la solitude, mais pour donner quelque aliment à ta pensée. Tu en feras ce que tu voudras, ce ne sont que les mots d'un ami.
Tu sais bien mon attachement au sens des mots (« eh voilà ! te dis-tu sans doute, encore ses histoires d'étymologie... »), ma première remarque va donc porter, tout naturellement, sur le mot «solitude ». Comme tu le sais, ce mot est issu du latin solitudo, lui-même dérivé de l'adjectif solus. Or ce dernier mot, avant de signifier « délaissé », « seul », veut dire « unique »... Vois-tu ce je veux dire ? Ceci : « solitude » ne veut pas dire autre chose qu' « unicité » et tout homme, étant unique, est nécessairement marqué par une solitude ontologique. C'est cette solitude, ou cette unicité principielle qui constitue la première impossibilité à toute communion totale, à toute communauté intégrale, à toute sympathie cordiale si bien que, même dans les relations amicales ou matrimoniales les plus intenses, il demeure toujours une certaine divergence heureuse entre les individus. La solitude, donc, n'est autre chose qu'un attribut nécessaire de toute créature qui est, par ailleurs, un clin d’œil – si j'ose dire – à la solitude du Créateur, ou à l'unicité divine. Pourquoi donc se plaindre d'une nécessité absolue laquelle, par ailleurs, constitue un trait d'union entre l'homme et Dieu ? Oserais-tu donc te lamenter de ce que tu as un point commun avec ton Créateur ? Si tu avais cette sotte audace, mon cher ami, tu mériterais que je vinsse à l'instant te tirer les oreilles !
« Mais, mon cher, je ne parle pas de ces choses-là voyons...tu me parles de la métaphysique pour m'embrouiller l'esprit... » t'entends-je dire. Je suis bien conscient que tu ne songeais point à cette solitude-ci, mais il faut bien rappeler – du moins est-ce une mienne tare – le sens des mots et les principes pour descendre ensuite dans les situations concrètes. Ton souci, je l'ai bien entendu, c'est l'isolement social et non cette solitude dont je me suis permis de te rappeler le sens. Tu manques de relations, de « contacts » comme l'on dit, d'amis. Est-ce un problème ? te demanderais-je. J'en attends, dans ta lettre prochaine, la réponse. Mais voici ce que je puis en dire.
J'entends presque, dans le mot « ami », « âme-mi » ou « moitié de l'âme » et le mot lui-même est étymologiquement lié au mot « amour ». Je fais cette brève remarque pour te rappeler que l'amitié et l'amour sont des sentiments extrêmement proches, à tel point qu'un philosophe disait que l'un est la folie de l'autre. Il avait tort, assurément, mais la frontière entre les deux sentiments est en effet très ténue. Cette proximité essentielle fait que l'un est presque aussi rare que l'autre en vérité et qu'il est, par ailleurs, aussi vain, pour ne pas dire stupide, de chercher l'un que l'autre. L'amour, s'il doit venir, vient de lui-même. Il en va de même pour ce qui est de l'amitié véritable. Cesse donc, mon cher, de chercher des amis et, si j'ose te donner encore un conseil, tâche d'avoir des vertus pour amies plutôt que des hommes. « Mon ami délire ! » penses-tu en riant... Non point. En voulant des amis, étant entendu que les véritables amis sont d'une rareté adamantine, tu connaîtras bien des déceptions et, à coup sûr, seras-tu dégoûté de l'amitié elle-même à force de rencontrer des sots, des hypocrites, des dérangés mentaux, des profiteurs et j'en passe. En revanche, si tu cherches à avoir des vertus pour amies, que tu incarneras toi-même au préalable, tu deviendras sans effort l'ami de ceux qui les incarnent et la providence se chargera, je t'en assure, de vous mettre en lien... N'est-ce pas « par hasard », comme l'on dit, que nous nous rencontrâmes voici des années ? Qui eût pensé que d'un simple échange de politesse et d'une vaine question politique une telle amitié pourrait naître ?
Quant à l'isolement, il y aurait bien des choses à dire. Mais je t'avoue que l'énergie me manque à présent. J'aurais peut-être l'occasion d'y revenir un jour, pour l'instant, garde à l'esprit ceci : l'isolement total n'existe pas. En tant qu'individus, ou en tant que créatures, nous sommes placés de fait dans un incommensurable réseau d'interactions à la fois physiques, psychiques et spirituelles ou intellectuelles. Ce qui veut dire que nous sommes, consciemment ou non, en relation permanente avec les deux mondes et tout ce qui les peuple... Je ne vais pas développer cela, tu risquerais encore de me reprocher de faire de la métaphysique. L'isolement, à cet égard ne peut être qu'apparent et volontaire. Je veux dire par là qu'on ne peut « s'isoler » qu'en s'enfermant soi-même dans un obscur cachot, et même dans ce cachot, l'isolement ne serait que physique...
L'autre chose que tu devrais garder à l'esprit est que tu as une famille... Quelle que soit la nature des relations que puisses avoir avec elle, n'oublie jamais qu'elle constitue le premier réseau autour de toi et qu'en cas de danger ou de problèmes, c'est ton premier bouclier et ta première ressource. Est-ce peut-être pour cela qu'une certaine diabolique engeance fait tout pour détruire la famille...
N'oublie pas, enfin, que malgré ton « isolement » ou ta « solitude », tu peux compter toujours sur l'amitié indéfectible de quelques-uns qui sont prêts, et je te parle sans exagération, à se sacrifier pour toi le cas échéant, qui ne reculeraient devant nul obstacle pour te venir en aide... Je suis de ce petit nombre que tu as honoré de ton amitié.
Que Dieu te protège, mon ami !