"Selon une expression hindoue, « la condition humaine est difficile à obtenir »; ce qui signifie que, pour l’être en « transmigration », les chances d’entrer dans un état « central », tel que l’état humain précisément, — ou de s’y maintenir, après la mort, s’il s’y trouve déjà, — sont incommensurablement moindres que celles de tomber dans un état « périphérique », tel que celui des animaux, des végétaux ou même des minéraux. Cette disproportion s’exprime le plus clairement possible dans le symbolisme géométrique auquel nous venons d’emprunter nos termes : même en remplaçant le point géométrique par un point visible, — donc par une circonférence aussi réduite que possible, c’est-à-dire jusqu’à la limite de la visibilité, — l’étendue de ce centre sera toujours infime comparée à celle de la circonférence. Que l’on se représente une pluie arrosant un terrain dont le centre serait marqué par un caillou : il y aura infiniment plus de chances, pour les gouttes d’eau, de tomber sur le terrain que sur la pierre; et cette image, convenablement transposée, permet d’entrevoir, non seulement pourquoi la condition humaine est « difficile à obtenir », mais aussi pourquoi cette condition — ou, dans tout autre monde, la condition analogue — représente Dieu « sur terre » : c’est en effet à partir de cette condition seule que l’être peut réaliser Dieu, et sortir par conséquent de la « transmigration » (le samsâra). La raison suffisante de l’état humain, sa « loi existentielle » (dharma), c’est d’être un « pont » entre la « terre » et le « Ciel », donc de « réaliser Dieu » à un degré quelconque (1), — ou, ce qui revient au même, de sortir du cosmos, tout au moins du cosmos formel (2); ceci explique d’ailleurs pourquoi toute morale sacrée insiste sur l’importance de la procréation dans le mariage et ne voit dans celui-ci pas d’autre Fin : la procréation, en effet, permet à des âmes errant dans des états périphériques et passifs — analogues, mais non identiques, aux espèces animales, végétales et minérales de notre monde terrestre — d’entrer dans un état central, actif, libre, — le nôtre, — et d’y obtenir salut ou délivrance; la femme — si elle peut garantir, comme c’est le cas au sein des civilisations traditionnelles, à ses enfants des moyens de salut — accomplit donc une œuvre infiniment charitable par sa fonction maternelle; la mère est ainsi une porte sacrée vers la délivrance. Il n’y a aucune contradiction dans le fait que la morale chrétienne veuille simultanément la procréation et la chasteté, et même cette dernière avant tout, car ces deux fonctions n’ont pareillement de sens qu’en vue de Dieu : la chasteté d’une manière directe, intérieure, « verticale », « mystique », et la procréation d’une manière indirecte, extérieure, « horizontale», « sociale »; en d’autres termes, l’une est « qualitative » et l’autre « quantitative », dans un certain sens du moins. La chasteté, loin de contredire la fonction de la procréation, correspond donc — non point en elle-même, mais en vertu du rôle effectif qu’elle tient dans telle voie spirituelle — à ce qui fait la raison suffisante même de l’état humain; sans la chasteté, dira-ton selon cette perspective, la vie n’a pas de sens; mais sans la procréation, il n’y a personne pour être chaste; il faut donc adopter un point de vue qui concilie ces deux exigences. L’homme qui procrée doit en effet réaliser la chasteté selon les modes appropriés; et, de même, mais en sens inverse, l’homme chaste doit procréer selon les modes qu’exige sa fonction : c’est-à-dire, l’homme marié doit être chaste, d’abord à l’égard des femmes autres que celle que lui permet la loi religieuse, ensuite, dans une certaine mesure aussi, à l’égard de la sienne, et enfin envers son âme dont la position, par rapport à l’esprit, est féminine; quant à l’homme ayant fait vœu de chasteté, il doit procréer à son tour, mais spirituellement, et il le fera, d’une part par la transmission des vérités et grâces spirituelles, et d’autre part par le rayonnement de sa sainteté. Ce que nous venons de dire implique que la chasteté selon la chair ne constitue point une exigence absolue, puisqu’elle est en elle-même une attitude strictement humaine; quant à la chasteté spirituelle, dont la chasteté charnelle n’est qu’un support parmi d’autres également possibles, elle s’impose d’une façon inconditionnelle, car sans elle il n’y a pas de sortie du monde illusoire des formes; mais cette chasteté spirituelle pourra prendre des noms divers suivant les voies : c’est ainsi qu’en Islam elle devient « pauvreté », en sorte que les fonctions de procréation et de « chasteté » peuvent se cumuler, ici, même sur le plan charnel."
(1) Les Hindous expriment cette vérité de la manière suivante : de même que c'est le dharma de l'eau de couler celui du feu de brûler, ou celui de l'oiseau de voler et de celui du poisson de nager, de même c'est le dharma de l'homme que de réaliser Brahma, et, par conséquent, de se libérer du samsâra. - Dans le même sens encore, la théologie chrétienne enseigne que l'homme a été créé pour connaître Dieu, L'aimer, Le servir et, par ce moyen, acquérir la Vie éternelle.
(2) Le cosmos formel constitue la « périphérie cosmique », le « centre cosmique » étant le Paradis au sens ordinaire du mot. Cette réserve est utile parce que le Paradis signifie souvent, dans les doctrines ésotériques, ce qu'on pourrait appeler, faute d'un meilleur terme, l' « État divin », donc la réalisation de Dieu. - Si nous parlons ici de « Paradis » au singulier, ce n'est pas, bien entendu, pour exclure la pluralité des Paradis, attestée par toutes les Révélations, mais parce que ce mot peut désigner en fait l'ensemble des mondes paradisiaques, ou encore, en Dieu Lui-même, l'ensemble de Ses « Noms ».
F. Schuon, L'Oeil du coeur